Partant d’un constat anthropologique, nous avons, par un retour sur l’Imaginaire et sur quelques p�riodes cl�s de l’Histoire, tent� de d�montrer que certaines grandes peurs collectives contemporaines sont les manifestations actualis�es d’une Grande Peur d�j� pr�sente dans les p�riodes de crise de civilisation et rep�r�es comme telles par les historiens.
(Voir mes articles pr�c�dents sur ce site et en archives)
Or, un rapide passage en revue de ces peurs collectives abondamment m�diatis�es d�voile qu’elles ne sont en rien significatives d’une r�alit� humaine, mais plut�t destin�es � assurer la p�rennit� de valeurs morales s�curitaires, reposant sur une esth�tique du Propre confondu au Beau et sur la nostalgie du paradis perdu.
Alors que surgissent dans le m�me temps des syst�mes de d�fense visant � jeter hors les limes l’Autre, le contaminateur, propagateur de violence, nous voyons se profiler la figure du bouc �missaire, dans une soci�t� technologique dont rien, nous dit-on, ne saurait freiner l’essor anarchique.
D�s lors, notre hypoth�se se pr�cise d’une force rampant dans les soubassements d’une culture sous l’emprise d’une volont� toute-puissante de contr�le.
L’activit� imaginaire, fonction cr�atrice inh�rente � la nature humaine, comme un geyser r�prim� sous une dalle de b�ton, se fraie alors un chemin, de toute sa force compress�e, � travers les failles et les fractures d’une soci�t� qui ne sait plus l’accueillir�; son impact s’inversant, l’�lan cr�ateur se mue en force de destruction.
Cette id�e d’une ambivalence fondamentale nous a conduite � poursuivre notre enqu�te dans ces temps recul�s qui virent na�tre la Grande-D�esse, bienfaisante et terrible, que l’on retrouve au fondement de nombreuses cultures des domaines europ�en, proche et moyen-oriental. Par une succession de diff�renciations, retra�ant les �tapes de l’�volution de la Conscience, la Grande D�esse a donn� naissance � un panth�on complexe, dont chaque divinit�, tout en gardant un lien d’identit� avec elle, se sp�cialise.
C’est ainsi que nous voyons appara�tre dans le panth�on olympien grec le groupe D�m�ter - H�cate - Art�mis, m�diatrices entre les vivants et les morts, dont les caract�ristiques s’unifient sous la triple figure d’H�cate, d�esse des carrefours/d�potoirs. C’est seulement en fin d’une lign�e de celles que nous avons appel�es les monstres-femelles qu’�merge sa pr�tresse, M�d�e, auxiliaire de la conqu�te du h�ros civilisateur. Par ses traits humains, alli�es � sa divinit�, qu’elle d�veloppe pendant les trois si�cles que dure l’�laboration du mythe auquel elle donne son nom, plus que les grandes d�esses aux ��Myst�res�� - nul humain ne soutient le regard des grands dieux, tant est puissante l’�nergie qu’il d�gagent, pas plus qu’on ne r�v�le leurs Myst�res - elle est apte � m�diatiser, par la peur qu’elle inspire, leur enseignement aupr�s des hommes mortels.
Complexe est la nature de la Colchidienne qui rassemble sous les m�mes traits puissance divine, identit� avec le monstre et humaine condition.
De fait, elle n’en demeure pas moins porteuse de cette ambivalence qui caract�rise toute sa lign�e, m�me si, sous l’effet du dualisme qui s’installe, elle sera, dans la m�moire des humains, d�s lors r�duite � un r�le de sorci�re barbare et infanticide�; son extraordinaire puissance civilisatrice va serpenter, intacte, dans l’imaginaire des cultures qui succ�deront � celle o� naquit le mythe d’origine.
C’est � l’occasion des grandes crises de civilisation, comme celle qu’a connue l’Europe entre la fin du Moyen �ge et la Renaissance que celle-ci se r�v�le le plus � notre regard.
En effet, les fantasmes mill�naristes, porteurs d’une crise de la Conscience collective, font resurgir la Grande Peur, focalis�e sur ce qui repr�sente l’inconnu, le nouveau, le diff�rent et l’instable. Dans leur impuissance � accueillir la nouveaut� sans trembler, les Hommes r�inventent inlassablement la figure du bouc �missaire, porteur de tous les miasmes et de tous les maux, plut�t que d’aller puiser � la source des forces cr�atrices enfouies dans l’imaginaire.
Et l’on assiste alors conjointement au retour des �pid�mies de peste et... de sorcellerie.
Sous l’emprise de la peur et sous l’effet d’un imaginaire d�brid� parce que devenu autonome et sauvage, la d�esse est projet�e dans l’Histoire, sous la forme, longuement �labor�e, de la Sorci�re. Nous avons montr� comment, sous l’impulsion d’un pouvoir chancelant qui laisse toute licence � la virulente Inquisition, la Sorci�re se constituait comme objet mythique, qui par son commerce avec le D�mon, d�voilait une similitude flagrante avec la Colchidienne.
Le monde moderne allait na�tre ensuite, sans rien changer � la puissance rampante de ces contaminations. Une fois de plus l’Histoire d�montrait qu’ins�curit� et d�sorientation sociale pouvaient favoriser la prolif�ration des fantasmes d’influence, de manipulation et d’infiltration par de myst�rieux agents de l’ombre. D�s lors comment ne pas poser l’�quation suivante�:
Peste + Sorcellerie = Inquisition
Sida + Inconnu (X) =�?
Ce sont ces productions mythiques, qui aliment�es par la passion, furent toujours � l’origine de terribles pers�cutions. L’id�e de pollution, du corps en particulier, produite par un occulte commerce avec les puissances du Mal, se perp�tuait, cependant que, dans le m�me temps et sous ces m�mes griefs faits aux sorci�res, Juifs et Gitans, pour ne citer qu’eux, subissaient le sort des antiques servantes du Diable.
Lorsque de telles peurs sont projet�es sur tout un groupe ethnique, il fait peu de doute que la permanence du fantasme provient de l’imaginaire, non de l’�v�nement lui-m�me.
�vidence�? Voire�!
Or, c’est dans la ��contamination�� que r�side essentiellement la fonction du mythe dont la permanence et l’impact sont assur�s par cet �change singulier qui scelle, du m�me coup, la coh�sion du groupe social dans lequel il fonctionne.
Pourtant, c’est par sa capacit� � accueillir l’Autre, porteur des germes du futur, qu’une culture demeure vivante et apte � affronter les puissantes mutations qui s’annoncent sous des formes que nous nommons crises.
Et dans toutes leurs versions que l’Histoire transmet, les mythes transcrivent m�taphoriquement cette r�alit� profonde de la psych� humaine, lors d’une mise en sc�ne r�it�r�e, toujours la m�me mais aussi toujours diff�rente, d’un affrontement entre le monstre et le h�ros, dont la victoire finale augure de temps nouveaux. Or, les p�dagogues le savent, le principe premier de toute transmission d’un savoir est la r�p�tition, a fortiori lorsqu’il s’agit d’une le�on aussi complexe. De cette complexit�, nous trouvons un signe suppl�mentaire dans la multiplicit� de formes que le r�cit mythique adopte en fonction des cultures.
N�anmoins, tout nous laisse supposer que les m�mes retranscrivent un principe fondateur unique, dont on per�oit le cheminement dans le d�veloppement psychologique de l’Homme, pour autant que l’on veuille accepter que l’humanit�, dans sa longue progression vers la Conscience a parcouru les m�mes �tapes que la psychologie a rep�r�e chez l’enfant.
C’est en cela, � notre sens, que r�side l’un des int�r�ts majeurs � se livrer � l’�tude de l’imaginaire.
S’il est une face cach�e aux choses dont mythes et religions nous apprennent qu’elle ne doive pas �tre r�v�l�e, le mythe assure le lien entre les diff�rents instances de la psych�, l’�change permanent et r�ciproque instaur�/restaur� entre ce qui est conscient et ce qui demeure inconscient.
L’int�gration progressive des contenus du mythe enrichit la Conscience et la propulse, bon gr� mal gr�, dans sa longue marche d’�volution. Ce en quoi ils peuvent �tre consid�r�s comme vecteurs de l’adaptation humaine, et par l� facteurs de progr�s. C’est de la facult� humaine � accepter ou non ces contenus que r�sulte la cr�ation harmonieuse d’un "nouveau contrat social" ou la violence d’une d�sorganisation g�n�ralis�e.
* C’est, entre autre, pour ces raisons que les mythes peuvent �tre consid�r�s comme des r�cits aux puissantes vertus p�dagogiques, au m�me titre que les contes pour enfants.
La production mythique rel�ve d’une fonction humaine fondamentale, et les soci�t�s modernes, n’�chappant pas � cette contingence, en perp�tuent la m�tamorphose.
* Facteur de transformation, le mythe signale l’�mergence de la nouveaut�, mais en cela, il �veille la peur, laquelle entra�ne elle-m�me des processus de d�fense (immunitaires).
* Fondateur, le mythe proc�de d’une finalit� ind�pendante de la volont� humaine. Rien ne saurait donc entraver la puissance de son pouvoir transformateur. C’est probablement l� que r�side aussi son pouvoir fascinant autant que terrifiant.
Alors qu’un deuxi�me mill�naire s’ach�ve, nous voyons resurgir la peur, et ses cort�ges lugubres de boucs �missaires, comme si cette �re d’histoire suppl�mentaire n’avaient servi de rien. Et, si le progr�s est l�, sur quoi s’est-il construit, sur quelles bases se fonde-t-il pour assurer sa propre p�rennit�? Dans son immense orgueil, l’Homme moderne, ivre de conqu�tes, se prenant pour le seul sujet de l’Histoire, ne para�t pas sensible aux le�ons du mythe. Ce dernier serait-il devenu un objet mort qu’on diss�que sur un billard � grands renforts de bistouri symbolique�?
La trag�die grecque, terreau fertile des mythes mart�le que la faute r�side dans l’hybris, orgueil et d�mesure de l’Homme � conna�tre et � manipuler le myst�re du destin et de la vie.
D�s lors, dans une soci�t� o� s’installe la d�mesure d’une volont� toute-puissante de contr�le, la force cr�atrice se fait menace�; sa force de jouvence perverse et dispers�e.
Est-ce pour ces m�mes raisons que les soci�t�s modernes industrielles, mues et aveugl�es par leur besoin de contr�le, sous le couvert de la Science, se heurtent au mur du plus grand d�sarroi, d�s que le vernis biens�ant vole en �clat�? Menaces terroristes, explosions sociales et guerri�res, pannes inqui�tantes des m�canismes de contr�le de la formidable �nergie nucl�aire, la liste est longue de ces sympt�mes. Sont-ils des �v�nements de fin de si�cle, inscrites dans un registre mill�nariste lourd de funestes projets, ou bien les manifestations d’une mutation qui s’op�re en profondeur�?
� refuser une telle hypoth�se, si insens�e soit-elle, ne court-on pas le risque d’accentuer l’effet de souffle de la bombe imaginaire�?
L’id�e s’impose alors qu’au stade le plus �lev� de son d�veloppement, du sommet de la plus haute tour de la tr�s haute id�e qu’il a de lui m�me, l’occidental contemporain montre tous les jours que derri�re le rempart de ses certitudes, il n’a pas encore franchi le stade de l’obscurantisme dont il se gausse. Pis que cela, si le f�tichiste idol�tre, ce fameux primitif, adore son dieu en toute connaissance de cause et noue avec lui des liens dont, peu ou prou, chacun tire profit, l’Homme moderne, lui dont la volont� de savoir se hisse au rang de mobile d’existence, agit � son insu.
"Entre un �quilibre finissant et un qui cherche � na�tre, il y a des p�riodes des transitions qu’il faut observer tr�s attentivement."
Vingt deux ans apr�s, cette petite phrase sauvegard�e au tr�fonds de la m�moire, p�tition de principe menac�e de n’�tre que vaine �vidence allant sans dire, resurgit inopin�ment. Qu’avons-nous fait d’autre, apr�s tout, que d’observer, par le petit bout de notre lorgnette m�d�enne, la p�riode de transition que traverse le vieux monde�? Soci�t� en crise, fracture sociale, immobilisme �maillent le discours m�diatique. La fracture immobile n’est-elle pas le point de non retour, le bout de l’horizon d’un monde qui s’�puise�?
Les soci�t�s modernes sont des bouillons de culture o� les �difices philosophiques et moraux ne peuvent plus s’appuyer sur des principes us�s, �lim�s, remis en cause de toute part.
Le Beau et le Laid, le Bien et le Mal, la Gauche et la Droite, ces oppositions auxquelles se raccroche d�sesp�r�ment une soci�t� � bout de ressources, ont-elles encore un sens aujourd’hui�? La roche dualiste s’effrite, le bivouac des vieilles certitudes bringuebale au gr� d’un vent venu d’on ne sait o�, et l’urgence est l� de lancer un filin , avant de r�apprendre � fabriquer un pont de singes, qui rallie l’autre bord.
Au sortir de la p�riode de mutation que nous vivons, quel principe fondateur d’une nouvelle coh�sion pourrait �merger�? Il est peut-�tre trop t�t encore pour le dire, et si la peur est au centre des pr�occupations collectives, la roche tendre des temps nouveaux devra subir bien des intemp�ries avant de se durcir pour offrir un sol stable aux pas humains.
"Quand l’humain, l’�il riv� sur ses visions d’un cosmos ant�rieur, scrute un horizon nouveau, il est saisi d’effroi devant ce qui lui para�t sans ordre ni forme, il lutte l� contre. C’est de cette lutte que surgit un ordre qui, seul, sans �tre ni nouveau ni pr�vu, compacte l’histoire pass�e et les semences futures."
Nous sommes rendus au point de rupture, de "fracture", entre l’Homme et son environnement�: le progr�s est all� "trop vite", et l’Homme tra�ne ses savates de m�lancolie, incapable d’affronter le d�sarroi des jeunes face � un monde adulte d�sempar� par l’ambiance catastrophiste qu’il laisse infiltrer dans les moindres recoins de son existence, qu’il voudrait si paisible, dans un endormissement infini de confort, de s�curit�, enserr�s entre quatre murmures propres et lisses, alors que dehors la vie grouille...
J’ai essay� de montrer que le mythe de M�d�e, inscrit dans l’histoire via la litt�rature mais aussi dans l’imaginaire collectif pendant vingt cinq si�cles, avait comme fonction principale de v�hiculer une peur propice � une mise en mouvement. Les grandes mutations de soci�t� se font dans la terreur, l’Histoire en t�moigne. Elles ram�nent � la surface des consciences les vieux monstres et engendrent des exc�s dont le rejet aussi irr�pressible qu’aveugle de tout �l�ment per�u comme dangereux pour un �quilibre, caduc mais qui cherche � se maintenir � tout prix. To neon, le nouveau, l’�tranger, le surprenant, l’effrayant�: la langue fran�aise ne poss�de pas de mot rassemblant une telle gamme de sens�! La peur est pass�e au rang de l’implicite et du sous-entendu.
Loin d’avoir �puis� le sujet - M�d�e est une piste parmi tant d’autres - la pr�sente recherche laisse vierges nombres de terres en friche, zones d’ombres du pass� � red�couvrir pour �clairer un avenir gros de promesses.
C’est tout au moins ce que j’ose esp�rer.