Si nous abordons l’Histoire du genre humain sous l’angle combiné de l’ethnologie et de l’histoire des idées religieuses, notre approche de l’Imaginaire paraît limpide, quoique complexe. C’est ce qu’a tenté Mircea Eliade en nous entraînant dans la lecture des symboles religieux. Le psychologue, quant à lui, même s’il fait souvent route à part tout en grappillant quelques idées par-ci, par-là, ne peut s’en tenir aux seules conclusions qui découleraient de sa pratique quotidienne. C’est qu’en effet, pour lui, l’image demeure suspecte, voire annonciatrice d’une pathologie malfaisante. Des préjugés anciens pèsent encore sur l’image dans les théories de la psychologie. Cependant, la combinaison des disciplines ajoute profondeur et pertinence. L’expérience mystique apparaît alors plus proche de nous et des personnages qui habitent nos rêves ; le symbole quitte l’espace précieux de quelques exégètes pour se rapprocher de notre quotidien...
Aborder le monde de l’image impose un chemin difficile parmi de nombreuses disciplines, non seulement des sciences humaines mais aussi de la physiologie et de l’histoire des sciences. Le jeu en vaut la chandelle car les lieux de l’imaginaire apportent bien plus à ceux qui l’explorent qu’à ceux qui l’ignorent.
De prime abord, si l’on s’en tient aux définitions courantes de l’Image, on aboutit très vite à un panorama de l’expression picturale ou filmique. On retient surtout l’image produit d’une technique et non comme processus psychologique. L’image filmique n’est pas sans intérêt et Catherine Barbé nous le montre dans l’analyse qu’elle fait du film culte Le Silence des Agneaux. Différente de la photographie, son impact est d’autant plus important qu’elle véhicule en même temps des symboles et touche donc à nos systèmes de représentation. Le film est aussi l’écriture d’une histoire qui prend un sens collectif car elle s’insère dans un contexte plus général et elle devient une figuration porteuse de sens. Sans ce médian qu’est le symbole, un film, une photo, voire toute expression picturale ne livrent qu’un sens partiel, en tout cas éphémère – les producteurs de films pourraient, d’ailleurs, s’intéresser de plus près à cet aspect hiérarchique, ce qui leur permettrait, entre autres, de créer une plus grande variété de scénarios. Tant que l’image opère dans le monde de l’art, on l’absout de toute suspicion, si, par contre, on opère un détour et qu’on l’associe à l’imaginaire ou à l’inconscient, on touche à la sphère psychique et l’on aboutit à l’impasse du réductionnisme rationaliste selon lequel cette image serait une sorte de résidu inutile, archaïque, suspect. Comme si un interdit avait été posé pour on ne sait quelle raison.
Dans une société où le recours à l’image sous des formes de plus en plus inattendues se fait pressant, il nous faut bien d’abord partir de ce qui existe, puis remonter aux sources pour suivre une généalogie de l’usage des images. Que dire de l’image confondue avec l’expression picturale ? La culture occidentale privilégie l’œil et la vision depuis des siècles. C’est donc une évidence jamais mise en doute, l’image résulte d’une perception visuelle. À aucun moment donc il ne sera question d’étendre la définition que l’on donne de l’image à celle de représentation. La notion de représentation est bien plus vaste mais le caractère religieux qui lui est souvent adjoint provoque des blocages idéologiques et freine les recherches. De même, est-il toujours question de la conscience comme « récepteur » de l’image. S’il y a une image, il faut quelqu’un pour la voir. Est-ce le sujet ? Et de quel sujet s’agit-il ? Parle-t-on de l’Ego ? A priori, les paramètres qui entrent en jeu relèveraient de l’incontestable, de l’évidence. Selon l’opinion en vigueur, il n’est pas envisageable que l’image résulte d’un processus qui existe en dehors de la conscience. D’après les cosmogonies dominantes, à l’heure actuelle, le Conscient serait source de toutes choses et aurait pour fonction de perpétuer et d’étendre cette domination.
Mais s’il s’agit de comprendre l’ordre des choses comme un processus où la Conscience perd partiellement le contrôle afin d’accueillir des productions surprenantes car innommées et défiant la raison et ses lois, l’appréhension grandit, la critique se fait plus vive.
Dans cet épisode mythique le rôle, d’une part de l’image et non d’un rêve, de l’écriture d’autre part, est intéressant à biens des égards, ce qui confère à l’interprétation une fonction de traduction.
Voici le récit biblique du Livre de Daniel :
« Le roi Balthazar donna un grand festin pour ses seigneurs, qui étaient au nombre de mille, et devant ces mille il but du vin. Ayant goûté le vin, Balthazar ordonna d’apporter les vases d’or et d’argent que son père Nabuchodonosor avait pris au sanctuaire de Jérusalem, pour y faire boire le roi, ses seigneurs, ses concubines et ses chanteuses. On apporta donc les vases d’or et d’argent pris au sanctuaire du Temple de Dieu à Jérusalem, et y burent le roi et ses seigneurs, ses concubines et ses chanteuses. Ils burent du vin et firent louange aux dieux d’or et d’argent, de bronze et de fer, de bois et de pierre. Soudain apparurent des doigts de main humaine qui se mirent à écrire, derrière le lampadaire, sur le plâtre du mur du palais royal, et le roi vit la paume de la main qui écrivait.
Le roi, fit venir Daniel qui lui dit : ‘‘L’écriture tracée, c’est : Mené, Mené, Teqel et Parsîn.
Voici l’interprétation de ces mots : Mené : Dieu a mesuré ton royaume et l’a livré ; Teqel : tu as été pesé dans la balance et ton poids se trouve en défaut ; Parsîn : ton royaume a été divisé et donné aux Mèdes et aux Perses.’’
Alors Balthazar ordonna de revêtir Daniel de pourpre, de lui mettre au cou une chaîne d’or et de proclamer qu’il gouvernerait en troisième dans le royaume. Cette nuit-là, le roi chaldéen Balthazar fut assassiné. »
Il faut nous défier d’interpréter l’interprétation et d’en réduire le contenu à notre position du moment, historique, métaphysique ou psychologique. Les commentaires que nous pouvons faire des rêves et récits de visions doivent être assujettis à une minutieuse étude du contexte historique dans lesquels ceux-ci prennent forme. Tout comme le paléo-anthropologue ne conclut quoi que ce soit sur la découverte d’un site sans soumettre les résultats des ses trouvailles à de nombreuses expertises, géologiques, historiques, ethniques, etc., l’historien ne peut rien conclure d’un récit de rêve s’il n’a pas une solide connaissance du contexte culturel, économique, historique, géographique voire linguistique dans lequel le récit s’enracine.
Et c’est à partir de ces premiers éléments d’investigation que l’on peut avancer une interprétation psychologique sensée et cette dernière n’aura rien d’un discours métaphysique.
Ainsi, pour leurs études sur les rêves Emma Jung et Marie Louise Von Franz se sont transformées en véritables linguistes et historiennes. [1]
C’est dire la formidable puissance emmagasinée par le rêve et dont le développement façonne une tranche d’histoire.
Fort justement Michel Jouvet affirme : « Gardien et programmateur périodique de la part héréditaire de notre personnalité, il est possible que chez l’homme, le rêve joue également un rôle prométhéen moins conservateur. En effet, grâce aux extraordinaires possibilités de liaisons qui s’effectuent dans le cerveau au moment où les circuits de base de notre personnalité sont programmés, pourrait alors s’installer un jeu combinatoire varié à l’infini – utilisant les événements acquis – et donnant naissance aux inventions des rêves, ou préparant de nouvelles structures de pensée qui permettront d’appréhender de nouveaux problèmes. » [2] On ne peut mieux faire apparaître le rôle psychopompe du rêve et c’est un physiologiste qui l’affirme.
Le rêve met trois acteurs en relation : le rêveur bien entendu, un interprète et un groupe ethnique. On voit apparaître ces mêmes acteurs dans les contes de fées, le rêveur étant le plus souvent le roi lui-même. Rêveurs et interprètes revêtent des caractéristiques spécifiques – rois, ascètes, prophètes, etc. – qui les rendent remarquables aux yeux du groupe.
On retrouvera ces éléments dans de nombreuses ethnies, tant en Afrique qu’en Inde, en Asie ou chez les Amérindiens. Ces rêves ne peuvent être confondus avec les rêves personnels que chacun de nous peut collecter au matin. Ce sont ce que C. G. Jung a appelé des « grands rêves ».
Cette fonction « prophétique » du rêve n’a pas disparu dans l’univers des technologies et du rationalisme technique... elle demeure active même si on la nomme parfois de façon plus pudique.
Si M. Jouvet parle de mémoire génétique, cela rejoint étrangement la notion d’inconscient collectif mise en évidence par C. G. Jung et celle-ci va bien au-delà du contenu des rêves personnels. Selon lui, le rêve serait aussi à l’origine de la capacité de la conscience à inventer de nouvelles formes du réel. Le rêve et les images qu’il met en scène permettraient donc à l’être humain de s’extraire du déterminisme génétique donc du poids de ce qui reste de non domestiqué dans la nature en l’Homme... Ce qui revient aussi à dire que la nature qui fut longtemps à l’extérieur de l’Homme s’est déplacée dans ses œuvres pour habiter l’Homme lui-même.
Face à un rêve, si nous pouvions nous contenter de n’être que traducteur, le travail sur le rêve se réduirait à une sorte d’artisanat, de ciselure sur les bords de l’âme. Mais bien souvent la tendance rationaliste l’emporte et nous finissons par réduire les contenus oniriques à une grille plus ou moins élaborée, il s’ensuit alors une défloration du sens profond du rêve. Dans l’idéal nous devrions renoncer à « comprendre » le sens d’un rêve, laissant ainsi ce dernier continuer son propre travail en observant plutôt les mouvements de la psyché qui lui font suite. Dans le quotidien, souvent, un carnet de bord qui consigne les différents événements de la journée et un carnet de rêve suffisent à nous éviter le long détour d’une psychothérapie, à la condition que nous remarquions, au cours de notre cheminement que, malgré les nombreuses répétitions dont notre vie est l’objet, certaines de nos valeurs ou attitudes changent et évoluent. Parfois même, le pseudo cheminement thérapeutique se résume en un long travail d’acquisition de réflexes d’écoute de ces messages que notre vie trop intellectuelle et matérialiste nous conduit à délaisser.
Il est aussi possible de lire un rêve au « plan de l’objet ». Dans ce cas, les acteurs sont des éléments de la vie objective du rêveur. Ce travail qui renvoie directement à la réalité physique objective peut signaler une situation dangereuse pour le moi ou un état de souffrance de la psyché. C’est ainsi que, dans les cas où la personne est dominée par un manipulateur, subissant régulièrement un harcèlement indigne, les rêves sonnent l’alerte pour induire une fuite.
Mais l’interprétation au plan du sujet est délicate à manier : outre qu’elle renforce souvent les projections faites sur des tiers, elle confère à la conscience une puissance et une tendance au contrôle qui peut poser problème. La lecture des rêves nous apprend à faire le deuil de cette volonté de contrôle qui n’est qu’un des aspects d’une toute puissance bien souvent néfaste à notre immersion dans le monde. La conscience ne domine pas les éléments, elle en est issue et comme une île volcanique surgie des flots elle grandit grâce aux matériaux en fusion qui lui parviennent de la profondeur. Elle en est construite, elle en dépend donc.
Pourtant si nous étudions attentivement la lecture que Daniel fait des rêves de Nabuchodonosor et de la vision de Balthazar, nous constatons qu’il se situe au plan de l’objet. Le roi est au centre de la scène et les éléments du rêve sont pris comme autant de représentations de ce qui se passe dans le royaume et auprès de ses sujets. Une telle interprétation est-elle due au fait que nous sommes en présence d’êtres exceptionnels, les rois de Babylone ? Partiellement, oui.
Vu sous cet angle le prophète Daniel se tient au « plan du sujet », puisque le roi n’est que la conscience d’un gigantesque corps constitué par le royaume et ses sujets. C’est ce qui explique la singularité constante de Daniel par rapport aux autres mages. N’a-t-il pas en effet « ramené » le rêve que Nabuchodonosor avait laissé « partir de lui » ? Daniel est là comme un élément de conscience avancée, quelques siècles en avant ; figure éclairante du monothéisme et des symboles d’unité...
Or la succession de ces symboles trouve un parallèle synchrone dans l’histoire. Les mythes et l’histoire se répondent sans cesse. La vie physique – historique – est indissociable de celle de l’imaginaire. Nous avons trop tendance à les dissocier et quand surgissent des événements qui ne trouvent leurs sources que dans les mythes – entendez par là les religions, le mysticisme mais aussi les rumeurs, l’art également, etc. – nous sommes impuissants à y faire face. Ceci nous confirme la difficulté qu’il y a à accueillir puis à traduire les grands rêves collectifs. Non pas tâche impossible mais nécessité de s’entourer de tous les éléments que la science nous fournit afin d’être dans un mouvement de lecture et non de compréhension.
Quant aux porteurs de la lumière éclairante des images, notre monde semble les ignorer et seuls quelques créatifs – artistes – auraient le privilège d’être au centre d’un dialogue entre les deux rives de la psyché.
[1] – Consulter la série d’ouvrages de l’une et l’autre sur l’interprétation des contes de fées et sur les légendes germano-celtiques, aux éditions La Fontaine de Pierre.
[2] – Histoire naturelle du rêve, fonctions du rêve, conférence de Michel Jouvet, in
[3] – Magazine Cyber Sciences, « Entrevue avec Michel Jouvet », décembre 1998, sur l’URL suivante : http://www.cybersciences.com/cyber.