Johanna et Lola sont octog�naires. Elles sont veuves, l’une depuis deux ans, l’autre depuis quatre ans et ce apr�s un bon demi-si�cle de vie commune avec le m�me conjoint — dans une fid�lit� sans doute irr�prochable mais assez vivante pour avoir connu �� et l� les affres et les d�lices des intermittences du c�ur... Elles disent parfois savoir qu’elles n’ont plus beaucoup de temps � vivre�: l’une est grignot�e par un cancer r�cidiviste, l’autre peaufine consciencieusement son intention de dispara�tre avant usure compl�te.
Lola a �t� fa�onn�e par la juxtaposition d’une tradition juive - plus morale que religieuse, plus familiale qu’ethnique — et d’un apprentissage intensif de la culture fran�aise�: en sus de l’�cole, la fr�quentation r�guli�re de la Com�die fran�aise et des Concerts Colonne �tait programm�e par un p�re qui avait rapatri� depuis sa Russie natale l’image d’une France phare de la civilisation et qui entendait bien faire de ses enfants les dignes h�ritiers des Lumi�res. Johanna a eu une enfance provinciale et cahoteuse (avec, de sept � neuf ans, une trou�e alg�rienne quasi heureuse en compagnie de ses deux soeurs), vite resserr�e par la maladie, puis confin�e dans l’ennui de deux pensionnats religieux�; elle s’est d�p�tr�e comme elle a pu d’une �ducation catholique confite en examens de conscience qui, � la lueur suiff�e du p�ch� originel, d�m�laient le v�niel et le mortel, programmaient les sacrifices expiatoires du lendemain. C’est donc sur fond d’agnosticisme d�tersif et convivial que Lola et Johanna tentent parfois de d�m�ler le juste et l’injuste dans le monde comme il va�; Lola apporte � la discussion son intransigeance d’ancienne militante communiste, Johanna son go�t intemp�rant des id�es claires et distinctes, ce qui les am�ne le plus souvent � un consensus fatigu� mais sans appel�: refus de tous les int�grismes, du colonialisme �conomique d’aujourd’hui comme du colonialisme politique d’hier, f�minisme sans voile ni couronne et caetera... Elles ont soutenu l’une et l’autre la candidature de S�gol�ne Royal � la pr�sidence de la R�publique, Lola avec enthousiasme, Johanna avec de multiples r�ticences.
Apr�s les Beaux Arts et des ann�es d’exercice — soit d’apprentissage continu — la peinture brasille toujours dans les journ�es de Lola�; elle a peint des paysages sensibles, des portraits denses, des maternit�s accomplies�; elle a con�u les cartons et dirig� l’ex�cution de tapisseries inspir�es�; et elle a, des ann�es durant, enseign� le dessin. Pour avoir d�couvert, vers 10 ans, � la lecture d’un conte d’Andersen, que les mots peuvent susciter les choses, Johanna se m�le d’�crire�; mais pour tenter de les discipliner selon la v�rit� et une saine �conomie de l’existence, elle a �tudi� et enseign� la philosophie.
La fatigue de Lola et l’arthrose de Johanna ne leur permettent plus d’arpenter galeries et mus�es des heures durant comme elles le faisaient depuis qu’elles se connaissent, soit depuis quelque vingt ans. Bien qu’elles aient v�cu longtemps et en m�me temps � Beyrouth -par la gr�ce de leurs maris arm�niens — c’est l’exil parisien d� � la guerre libanaise qui les a fait se rencontrer dans les ann�es 80�: le Liban des jours heureux et la peinture sont ainsi devenus les lieux communs de leur amiti�. Lola savait — pour le bonheur de Johanna — faire surgir d’un tableau le geste inaugural qui d�m�le les m�andres du pinceau. Johanna disait parfois, � partir d’une impression commune, d’une �vocation, le mot qui leur donnait une r�sonance d’�ternit�.
C’est sans doute le veuvage — � un �ge o� la mort du conjoint est v�cue comme une amputation�—, le vieillissement, la maladie qui ont donn� � leurs relations un tour plus familier. Elles viennent de s�journer ensemble � Saint-Malo pendant pr�s de deux semaines et elles ont pu faire l’exp�rience d’un abandon complice — o� le c�ur se d�fripe dans entretiens et silences-et aussi des frottements de la vie commune facilement urticants chez deux vieilles dames dont les mouvements incertains s’emp�trent vite dans la proximit� ou s’affolent de la distance. Chacune �tant, de quelque fa�on, le repoussoir de l’autre, elles ont appris, si elles ne le savaient d�j�, que la vieillesse, en tant qu’elle est existence trou�e de manques, ne se partage pas.
Si Lola se dit aujourd’hui lamin�e par la maladie, c’est pourtant merveille de la voir �� et l�, emport�e par un �lan incoercible, chanter et danser parmi des choristes de plein air, ou creuser patiemment, � coups de crayon m�ditatifs, un paysage que le regard du passant �miette en instants anecdotiques. C’est cette �nergie vitale, maintenant intermittente mais longtemps conqu�rante, qui a constamment pouss� Lola hors d’elle-m�me pour se faire une vie curieuse de tout mais balis�e par des fid�lit�s essentielles�: fid�lit� � ceux qu’elle aimait, bien s�r, et aussi � une certaine exigence de libert� et de justice. Energie qui s’est — assez �quitablement, semble-t-il — distribu�e en cr�ation de formes et de couleurs et en occupations domestiques et professionnelles o� le z�le imp�rieux se temp�rait de g�n�rosit� pour permettre la m�re aimante, le professeur attentif, l’amie entra�nante. D�sormais, ce bel �quilibre s’effrite de plus en plus souvent, de plus en plus longtemps en silences prostr�s ou en fatigue tatillonne et tracassi�re comme si, Petit Poucet d�sax�, Lola devait multiplier sans rel�che de minuscules points d’attache dans un monde qui se d�robe. Johanna, elle, faite de libert� int�rieure lentement conquise sur l’emprise des gens et des choses plus que d’affirmation de soi v�h�mente — et afflig�e d’une surdit� qui brouille la communication�—, n’a rien de flamboyant�; bont�, paresse ou veulerie, elle a tendance � accepter l’initiative de l’autre, � proposer le partage qui la d�favorise -si bien qu’elle verserait facilement, selon Lola, dans la sollicitude liberticide et donc parfaitement insupportable. Johanna ne se perd pas en protestations. Elle sait qu’� l’impatience grincheuse succ�dera sans transition un silence mortifi� — ou mieux un beau moment d’entrain juv�nile.
Rapatri�es dans leurs logis respectifs, elles peuvent rire des tiraillements de leur cohabitation, ce qui donne � leurs rencontres et � leurs conversations t�l�phoniques une l�g�ret� toute nouvelle. De quoi parlent-elles�? Faits et gestes familiaux sont, �videmment, mati�re � conversation (surtout pour Lola pourvue d’enfants et de petits-enfants), mais sans attendrissements baveux sur les m�rites des uns, ou m�disances aigrelettes sur les d�faillances des autres�; pour Lola, la petite-fille adolescente tendrement aim�e est, dans le paysage familial, ce qu’est la baigneuse ourl�e d’�cume entre sable et derni�re vague�: quelqu’un que l’on regarde pour s’�merveiller de ses �clats de vie et y d�m�ler le trait qui la dessine�; pour Johanna la belle-s�ur quasi nonag�naire, rong�e de maux, satur�e de soins p�nibles et pourtant hargneusement agripp�e � l’existence est plus pitoyable que m�prisable�: elle t�moigne de notre d�solante impr�paration devant la mort...
Elles s’entretiennent volontiers du temps�: du temps qu’il fait ou qu’il devrait faire, bien s�r et de ses incidences sur la coloration des choses et de l’humeur du jour mais surtout du temps tel qu’elles le vivent, soit cette dur�e �trange, vaguement scandaleuse, qui sourd du pass� sans le retenir, s’effrite en instants qui peinent � faire un pr�sent palpable et se voit, jour, apr�s jour, interdite d’avenir...
—�Ce qu’on peut devenir, tout de m�me, grommelle Lola pour s’�tre rencontr�e au cours d’une promenade dans un miroir public qui l’attendait peut-�tre mais qu’elle n’attendait pas.
—�Il faut apprivoiser son image, dit Johanna. Adoncques, oser d’abord s’examiner, en gros et en d�tail, comme Villon le fait faire � celle qui a �t� La belle heaumi�re... Laquelle, devant les d�g�ts, conseille � toutes les filles de joie de sa connaissance de ne pas perdre une miette de plaisir tant qu’il en est temps.
—�Nous n’avons pas �t�, nous ne sommes pas et nous ne serons jamais des filles de joie, dit Lola. Et c’est heureux�: malgr� leur appellation, les filles de joie ne sont pas les parangons de la joie de vivre � ce qu’on dit.
—�Villon a �t� un homme et un chenapan. Nous reste le po�te, toujours bon � entendre. Ecoute un peu�:
Ainsi le bon temps regretons
Entre nous povres vieilles sotes
Assises bas, � crouppetons,
Tout en ung tas comme pelotes
A petit feu de chenevotes
Tost allum�es, tost estaintes�;
Et jadis fusmes si mignotes�!
Ainsi en prent � mains et maintes.
Lola convient que le Et jadis f�mes si mignotes est d�licieux et m�rite d’�tre retenu comme refrain capable, et de faire passer des d�tails calamiteux tels que oreilles moussues ou mamelles retraites, et de permettre aux laiderons de nagu�re d’affirmer la beaut� enti�re de leurs 20 ans — et surtout d’y croire. En somme, en nivelant les corps d’aujourd’hui dans une m�me d�cr�pitude — et le souvenir de ce qu’ils ont �t� dans une m�me gloire�—, la vieillesse est �galisatrice, sinon justici�re. Lola et Johanna en prennent acte.
Elles ont donc du pass� derri�re elles, oui. De nombreuses ann�es selon le calendrier, maintenant �lagu�es, raccourcies, r�tr�cies, retaill�es en souvenirs discontinus qui ne savent plus tr�s bien comment adh�rer encore � une vie �paissie, r�ifi�e par l’omnipr�sence d’un corps poussif, r�tif, mesquin qui tend � p�renniser les douleurs anciennes et � d�r�aliser l’�vocation des jours heureux. Et pourtant Lola et Johanna savent bien que leur pass�, n’est devenu ce destin qui les �tonne que parce qu’elles l’ont nourri au jour le jour de leurs d�sirs, de leurs choix, de leurs esquives, si bien qu’il leur appartient m�me si elles ne lui appartiennent plus tout � fait. Elles arrivent au bout de leur histoire, une histoire qui ne leur donnera pas la clef de leur existence car, � vivre encore, f�t-ce � petit feu, et � interpr�ter en toute bonne ou mauvaise foi les pleins et les vides de leur pass�, elles la font encore et elles la feront jusqu’au bout cette histoire, bon gr� mal gr�. Le pr�sent peut bien se tasser en r�p�titions et se bloquer en regard sur le pass�, tout ce qu’il charrie, — menues activit�s quotidiennes embrouill�es et �tir�es par une attention sautillante, et arr�ts sur images — participe toujours et encore d’une cr�ation continu�e, si bien que l’on est � soi-m�me d�vote providence et hasard malchanceux.
Constat que Johanna dit avoir inscrit depuis quelques ann�es d�j� dans son savoir-vivre de vieille dame tandis que Lola s’en avise par �clairs pour revenir bien vite � la certitude d’une vie foisonnante mais ourl�e d’un m�me fil par le geste et la geste du peintre — si bien qu’elle songe � rassembler dans un catalogue ou, plus modestement, dans un DVD, textes et photos qui rendraient compte de la continuit� de sa d�marche de peintre, — donc de sa personnalit� profonde — � travers t�tonnements et bifurcations. Dans la vie de Johanna, l’�criture est moins l’expression d’une identit� que la qu�te, voire la fabrication d’une unit�: le bon usage d’un mot est fait de la jonction d’une image qui sensualise le propos et d’un sens qui l’intellectualise. Les mots ne sont pas les choses et c’est tant mieux�; ils peuvent ainsi tenter de les arracher � la perception fatigu�e qui les �parpille ou les tasse dans l’insignifiance. La fleur peut bien �tre l’absente de tout bouquet (Mallarm�)�: le mot-id�e rassemble, dans un seul souffle iris�, exub�rance printani�re, r�ve de jardinier, bouquet de mari�e et concept de botaniste...
Peinture, �criture�: Lola et Johanna se congratulent volontiers d’avoir dans leur vie, m�me � tout petit d�bit d�sormais, cette source qui coupe de nectar olympien l’eau du robinet. Le parti pris des choses (Francis Ponge) n’est pas but�: pour qui s’applique � le reconna�tre, il fait courir parfois un p�tillement stellaire sur l’opacit� du monde et de notre appartenance au monde. Il est alors urgent d’apposer sur la toile la spirale incertaine et vibrante qui enveloppe l’ascension de l’acrobate autour de la corde�; il est urgent, oui, de tendre la page blanche au premier silence venu.
—�Noubar me manque, dit Lola. Pourtant, c’�tait un homme secret. Il restait solidaire de ses origines mais il se d�marquait de son milieu par ses prises de position toujours d�gag�es des imp�ratifs ethniques, religieux, claniques qui pourrissaient la vie politique au Liban. Il �tait f�ru d’histoire et savait extraire hommes et �v�nements de ses lectures pour en parler avec la pr�cision du scientifique (il �tait ing�nieur hydraulicien) et la verve du conteur oriental. Mais il ne parlait jamais de lui et il n’a jamais eu � mon �gard d’autre mot d’explication ou d’excuse qu’un bouquet de fleurs ou des kilos de colliers et de bracelets somptueux et barbares ramen�s de quelque souk oriental... Apr�s plus d’un demi-si�cle de vie commune, je me dis que cet homme, je ne l’ai pas connu, non, je ne l’ai pas connu.
—�Vah�, je l’ai connu assez pour le voir -au moins par �clairs- comme sa m�re ne l’a jamais vu, dit Johanna�: une quintessence de m�t�que, soit d’homme sans appartenance et sans qualification, qui fait de chaque pas une conqu�te de territoire et de chaque mot une page d’histoire en puissance. Lui aussi savait conter mais pour amplifier le r�cit en �pop�e. Il se racontait pour se faire, se d�faire, se refaire... Et il a su changer en effet. Mais il lui aurait fallu bien plus d’une vie pour se donner une coh�sion et une coh�rence � peu pr�s lisibles. Il aspirait le temps comme sa pipe, � bouff�es impatientes�: c’�tait le projet du lendemain qui faisait l’existence d’aujourd’hui. C’est ainsi qu’il a support� et d�pass� la maladie. Il est mort assez vite, je pense, pour ne pas avoir eu le sentiment d’�tre vaincu...
Lola et Johanna finissent par conclure que, avec (et gr�ce � ou malgr�?...) un Noubar elliptique et un Vah� en expansion, elles ont eu, somme toute, une vie conjugale assez riche d’accords et d’�carts pour permettre � l’une d’exporter et d’accomplir au Liban son irr�sistible vocation d’artiste, � l’autre de se disloquer — et ainsi se refonder — en traversant les improvisations de Vah�. En ouvrant malles et cartons � son retour � Paris, Lola a constat� que Noubar, amoureux et admirateur �galement mutiques, s’�tait appliqu� � sauver de la d�b�cle libanaise des carnets d’esquisses, voire des feuilles isol�es qu’elle avait mis au rebut. Peu avant de mourir, Vah� (amput� d’un poumon depuis dix ans) a dit � Johanna�: ��Tu m’as tout appris, m�me � respirer��. Lola et Johanna savent qu’elles ont �t� aim�es.
Lola et Noubar, tout comme Johanna et Vah� se sont choisis mais, bien qu’ils appartiennent � une g�n�ration pour laquelle le mariage �tait encore un engagement � vie, la solidit� de leurs couples n’allait pas de soi�: � la disparit� des individualit�s s’ajoutait ici celle des origines, — historiques et mythiques�—, des r�cits et des traditions v�hicul�es par les familles. A Noubar venu lui demander la main de sa fille, le p�re de Lola avait r�pondu�: ��Ma fille est jolie et intelligente, oui. Mais il y a s�rement dans votre pays des filles jolies et intelligentes. Alors, servez-vous chez vous et laissez-moi ma fille��. Il avait pourtant c�d� et Lola et Noubar s’�taient mari�s en France avant de partir au Liban. Noubar avait demand� � Lola -d�tach�e qu’elle �tait, comme lui, de toute croyance religieuse�—, de mettre ses origines entre parenth�ses�: il valait mieux ne pas risquer d’effaroucher une famille indissolublement arm�nienne et chr�tienne et, le Liban jouxtant Isra�l, ne pas pr�ter � des suspicions d�sagr�ables, voire dangereuses... Lola avait acquiesc� sans peine, habitu�e qu’elle �tait � une sorte de r�tention d’identit�: son p�re v�n�rait la France sublim�e des biblioth�ques, des mus�es, des th��tres et des salles de concert mais il se d�fiait de la l�g�ret� de m�urs des Fran�ais de chair et d’os, si bien qu’il limitait les all�es et venues et surveillait les fr�quentations de ses trois filles�; Lola et les siens avaient �chapp� aux pers�cutions antis�mites pendant la guerre en quittant Paris et en vivant sous une fausse identit�... Avec passeport fran�ais et mari arm�nien, Lola pouvait entrer en toute confiance dans ce Liban de 1950, encore assez fier et heureux d’une ind�pendance toute fra�che pour ajuster avec optimisme d�mocratie et confessionnalisme, si bien que tout arrivant reconnu de bonne facture �tait dit -et se sentait- le bienvenu. La question de son identit�, Lola n’avait qu’� la renvoyer � plus tard quand, secret lanc� par-dessus les moulins, il lui serait permis de la poser � voix haute. Elle ne savait pas que ce serait au moment o� ses deux enfants n�s et �lev�s au Liban -et rescap�s de la tourmente libanaise- s’�tonneraient de ce que leur h�ritage historique plombe si lourdement leur droit � l’existence�: arm�nocide, jud�ocide, guerre fratricide du Liban... Parents et enfants semblent ici avoir retenu l’essentiel d’un tel empilement de trag�dies�: il faut savoir d’o� l’on vient, non pour s’enfouir dans un sillon potager mais pour rep�rer ses ancrages, estimer handicaps et possibles�; l’identit� ne se r�duit pas � un r�seau d’appartenances pr�fabriqu�es, elle est aussi et surtout une intention d’�tre qui inscrit au jour le jour son entrelacs de hasards et de choix dans l’espace-temps d’une vie... Les Africains qui meurent de vouloir �chapper � la mis�re de leur condition premi�re en t�moignent tragiquement — et jusqu’� l’absurde. Plus heureux, les petits-enfants de Lola et de Noubar peuvent enrichir leur naissance fran�aise d’histoire(s) juive(s), arm�nienne(s), arabe(s) et mobiliser les diasporas familiales -europ�enne, am�ricaine, australienne — pour l’�largir. Les migrations humaines, toutes trag�dies confondues et fondues en un m�me terreau, finissent par �tre, bon gr� mal gr�, la modulation culturelle de la mobilit� biologique.
Vah� et Johanna se sont rencontr�s et mari�s au Liban. Ils n’ont pas eu d’enfants et si Vah� avait au Liban, entre Irak-Syrie et Am�rique du nord et du sud, une mouvance d’oncles, de tantes et de cousins, ses parents et deux de ses fr�res vivaient en France. C’est dire que leur compagnonnage s’est d’embl�e centr� sur leur couple et qu’ils ont fait l’apprentissage de la vie commune dans un pays qu’ils d�couvraient ensemble. Mais le Liban de ce temps-l� �tait bien pr�s d’�tre f�d�rateur. Lola, qui avait exp�riment� en France, d�s l’�cole primaire, l’antis�mitisme larv� — avec ces pouss�es agressives dont les enfants sont coutumiers — de petites compagnes porteuses de croix, dit encore aujourd’hui son �merveillement devant sa premi�re classe libanaise o� Samirs et Le�las d�clinaient paisiblement les �tourdissantes variations de l’islam et du christianisme. Johanna, elle, un rien ahurie, s’�brouait hors du contexte franco-fran�ais�: enseignement en fran�ais donc -sur public composite�; mari arm�nien et pas toujours fier de l’�tre�; voisins de palier qui palestinien, qui italien�; au-dessus de sa t�te bambins irakiens joueurs de billes sur carrelage sonore�; sous ses pieds jeune couple libano-fran�ais encore tout pr�s de ses noces — c�l�br�es modestement en France — et qui n’en finissait pas, le soir venu, de recevoir les f�licitations de la parent�le tripolitaine... Cet assemblage, quelque peu clinquant, pouvait passer pour une pr�figuration de l’universalisme humaniste appris � la facult� des Lettres de Lyon. Il fallait entrer dans le d�cor. Il revenait � la litt�rature et � la philosophie — d’orient et d’occident — d’insuffler une intention �thique dans cette mosa�que produite sans doute par les cahots et les pauses de l’histoire plus que par une g�n�rosit� d�lib�r�e. Spinoza en poupe, Johanna entrait dans un monde ouvert � une dialectique de r�conciliation�; et l’Ard�choise, n�e � Saint-F�licien, ex-pensionnaire des Ursulines d’Annonay, se laissait abraser, jour apr�s jour, par un Vah� profus et vibrionnant qui faisait du franchissement des fronti�res — particuli�rement sourcilleux dans ce proche-orient taill� et retaill� au gr� des vainqueurs des deux derni�res guerres mondiales — un exercice vital.
—�Ton Ard�che, tu t’y r�f�res bien souvent, dit Lola. Tu y restes sans doute plus attach�e que tu veux bien le dire.
—�Je n’ai rien � renier, dit Johanna, pas m�me mon �ducation religieuse. Si j’ai eu � me d�crasser de multiples bondieuseries, je garde de quelques visages � cornette un souvenir tendre et lumineux pour avoir imprim� en moi le souci constant d’un autrui �gal � moi-m�me. M�re Marie des Anges a m�rit� d’�tre d�sign�e comme juste parmi les justes pour avoir cach� des juifs en campagne ard�choise pendant la guerre. C’est � elle et � quelques autres que je dois un anti-racisme visc�ral.
—�Je n’ai rien � renier moi non plus, dit Lola. Mais c’est peut-�tre parce que je ne viens de nulle part. Ma m�re avait gard�, chevill�e au corps, la Russie qu’elle n’a jamais revue. Jusqu’� sa mort, son samovar m’a abreuv�e de th� � la russe. Mon p�re qui aimait la France avait peut-�tre raison d’avoir peur des Fran�ais�: certains �taient tout pr�ts � nous envoyer � la mort. Isra�l pr�tend exister contre les Palestiniens. Le Liban ne m’a pas demand� de comptes � moi, l’�trang�re, et il peine maintenant � reconna�tre les siens, tous les siens. Je peux vivre n’importe o� mais aucun lieu ne me r�clame. Je porte encore quelques-uns -les moins lourds- des colliers que Noubar m’a rapport�s d’Alep, de Bagdad, d’Assouan�: ils me rattachent � un monde que nous avons aim� ensemble. Mes petits-enfants me rassurent�: l’un apprend le russe, l’autre l’arabe. Ils reconstruisent les ponts en somme.
Ainsi se souviennent et r�vent Lola et Johanna. Noubar et Vah� ont cess� avant elles d’arpenter � pas d�j� r�duits un espace fran�ais travers� �� et l� par les fl�ches du discours politique autour du g�nocide arm�nien. Ce g�nocide, ils en ont �t�, eux, les h�ritiers directs et les lamentations des femmes en noir se chargeaient d’en rajuster la charge. Il fallait bien pourtant s’en d�lester de temps � autre�: temp�rament et m�moire saisissaient alors l’occasion des d�sagr�ments de la vie quotidienne pour dire son fait au pass� autant et plus encore qu’au pr�sent. En explosant tout � coup d’indignation � propos d’une injustice banale, Noubar criait l’humiliation et l’�puisement du p�re pourchass� et ruin� avant d’�chouer au Liban o� il avait d� revivre pour faire vivre les siens. Les col�res de Vah� suivies de silences accabl�s, pouvaient amplifier jusqu’au d�lire de menues contrari�t�s�: c’est sans doute qu’elles charriaient, bien au-del� d’un instant de d�pit, le d�sespoir des Ma�rik �croul�es sur leurs enfants massacr�s. Le corps souffre et jouit au pr�sent mais il est, au gr� des sensations du moment, la caisse de r�sonance d’exp�riences qui d�bordent le ici et le maintenant. Ce que savent fort bien Lola et Johanna pour avoir �t� t�moins de beaucoup plus que d’elles-m�mes.
—�A �couter au Liban les r�cits du malheur arm�nien, dit Lola, j’ai eu parfois le sentiment de poursuivre, en la ramifiant, la migration des miens. C’est un pogrom qui a chass� mon p�re de sa ville d’Odessa. A peu pr�s � la m�me �poque, et pas si loin de l�, le p�re de Noubar commen�ait sa longue marche pour fuir la violence turque.
—�Les miens n’ont pas �t� chass�s des terres qu’ils ne poss�daient pas et cultivaient pour d’autres, dit Johanna. Mais mon p�re a �t� extirp� de sa ferme natale par l’illusion d’une vocation religieuse qui l’a tenu enferm� dans un s�minaire italien pendant des ann�es. Il ne s’en est jamais remis. Il me revenait peut-�tre, fille que je suis d’un j�suite manqu�, d’achever de d�blayer le terrain. Ce que j’ai fait, au grand dam de mon p�re d’ailleurs, devenu assez mauvais sujet mais rest� pieux comme un bon petit enfant de ch�ur.
—�Ca me fait penser au bapt�me de mes deux enfants, dit Lola. Il avait bien fallu y consentir pour ne pas perdre la face devant la famille de Noubar. Nous avons d� ruser pour enlever tout �clat � la c�r�monie et donner aux deux baptis�s le m�me parrain, soit un ami qui ne soit suspect d’aucun pros�lytisme. Mais je me r�jouis que mes enfants aient appris l’arm�nien. Eux non plus n’ont rien � renier. Ma fille et son fils viennent de participer � Erivan � un rassemblement de la diaspora familiale venue du Liban, d’Italie, de France, d’Angleterre...
Ainsi disent Lola et Johanna. Elles continuent � exister, non seulement � travers l’�tamine de leur m�moire, le raccourci d’un projet mais aussi par ceux-l� dont elles savent le nom et dont la pr�sence vigile — tout pr�s, plus loin, ailleurs — les irrigue de ce qu’ils font, de ce qu’ils sont, de ce qu’ils veulent �tre. Dans un quotidien souvent plomb� de pesanteur c�nesth�sique, le d�sir se d�tacherait-il ainsi des borborygmes du moi pour se mettre � l’�coute de quelques autres, des autres, et, de proche en proche, � l’�coute du monde�? Ultime exercice d’appropriation de la condition humaine, en tout cas, avant r�sorption dans le n�ant ou l’�ternit�.
Amor fati .