Johanna et Lola sont octogénaires. Elles sont veuves, l’une depuis deux ans, l’autre depuis quatre ans et ce après un bon demi-siècle de vie commune avec le même conjoint — dans une fidélité sans doute irréprochable mais assez vivante pour avoir connu çà et là les affres et les délices des intermittences du cœur... Elles disent parfois savoir qu’elles n’ont plus beaucoup de temps à vivre : l’une est grignotée par un cancer récidiviste, l’autre peaufine consciencieusement son intention de disparaître avant usure complète.
Lola a été façonnée par la juxtaposition d’une tradition juive - plus morale que religieuse, plus familiale qu’ethnique — et d’un apprentissage intensif de la culture française : en sus de l’école, la fréquentation régulière de la Comédie française et des Concerts Colonne était programmée par un père qui avait rapatrié depuis sa Russie natale l’image d’une France phare de la civilisation et qui entendait bien faire de ses enfants les dignes héritiers des Lumières. Johanna a eu une enfance provinciale et cahoteuse (avec, de sept à neuf ans, une trouée algérienne quasi heureuse en compagnie de ses deux soeurs), vite resserrée par la maladie, puis confinée dans l’ennui de deux pensionnats religieux ; elle s’est dépêtrée comme elle a pu d’une éducation catholique confite en examens de conscience qui, à la lueur suiffée du péché originel, démêlaient le véniel et le mortel, programmaient les sacrifices expiatoires du lendemain. C’est donc sur fond d’agnosticisme détersif et convivial que Lola et Johanna tentent parfois de démêler le juste et l’injuste dans le monde comme il va ; Lola apporte à la discussion son intransigeance d’ancienne militante communiste, Johanna son goût intempérant des idées claires et distinctes, ce qui les amène le plus souvent à un consensus fatigué mais sans appel : refus de tous les intégrismes, du colonialisme économique d’aujourd’hui comme du colonialisme politique d’hier, féminisme sans voile ni couronne et caetera... Elles ont soutenu l’une et l’autre la candidature de Ségolène Royal à la présidence de la République, Lola avec enthousiasme, Johanna avec de multiples réticences.
Après les Beaux Arts et des années d’exercice — soit d’apprentissage continu — la peinture brasille toujours dans les journées de Lola ; elle a peint des paysages sensibles, des portraits denses, des maternités accomplies ; elle a conçu les cartons et dirigé l’exécution de tapisseries inspirées ; et elle a, des années durant, enseigné le dessin. Pour avoir découvert, vers 10 ans, à la lecture d’un conte d’Andersen, que les mots peuvent susciter les choses, Johanna se mêle d’écrire ; mais pour tenter de les discipliner selon la vérité et une saine économie de l’existence, elle a étudié et enseigné la philosophie.
La fatigue de Lola et l’arthrose de Johanna ne leur permettent plus d’arpenter galeries et musées des heures durant comme elles le faisaient depuis qu’elles se connaissent, soit depuis quelque vingt ans. Bien qu’elles aient vécu longtemps et en même temps à Beyrouth -par la grâce de leurs maris arméniens — c’est l’exil parisien dû à la guerre libanaise qui les a fait se rencontrer dans les années 80 : le Liban des jours heureux et la peinture sont ainsi devenus les lieux communs de leur amitié. Lola savait — pour le bonheur de Johanna — faire surgir d’un tableau le geste inaugural qui démêle les méandres du pinceau. Johanna disait parfois, à partir d’une impression commune, d’une évocation, le mot qui leur donnait une résonance d’éternité.
C’est sans doute le veuvage — à un âge où la mort du conjoint est vécue comme une amputation —, le vieillissement, la maladie qui ont donné à leurs relations un tour plus familier. Elles viennent de séjourner ensemble à Saint-Malo pendant près de deux semaines et elles ont pu faire l’expérience d’un abandon complice — où le cœur se défripe dans entretiens et silences-et aussi des frottements de la vie commune facilement urticants chez deux vieilles dames dont les mouvements incertains s’empêtrent vite dans la proximité ou s’affolent de la distance. Chacune étant, de quelque façon, le repoussoir de l’autre, elles ont appris, si elles ne le savaient déjà, que la vieillesse, en tant qu’elle est existence trouée de manques, ne se partage pas.
Si Lola se dit aujourd’hui laminée par la maladie, c’est pourtant merveille de la voir çà et là, emportée par un élan incoercible, chanter et danser parmi des choristes de plein air, ou creuser patiemment, à coups de crayon méditatifs, un paysage que le regard du passant émiette en instants anecdotiques. C’est cette énergie vitale, maintenant intermittente mais longtemps conquérante, qui a constamment poussé Lola hors d’elle-même pour se faire une vie curieuse de tout mais balisée par des fidélités essentielles : fidélité à ceux qu’elle aimait, bien sûr, et aussi à une certaine exigence de liberté et de justice. Energie qui s’est — assez équitablement, semble-t-il — distribuée en création de formes et de couleurs et en occupations domestiques et professionnelles où le zèle impérieux se tempérait de générosité pour permettre la mère aimante, le professeur attentif, l’amie entraînante. Désormais, ce bel équilibre s’effrite de plus en plus souvent, de plus en plus longtemps en silences prostrés ou en fatigue tatillonne et tracassière comme si, Petit Poucet désaxé, Lola devait multiplier sans relâche de minuscules points d’attache dans un monde qui se dérobe. Johanna, elle, faite de liberté intérieure lentement conquise sur l’emprise des gens et des choses plus que d’affirmation de soi véhémente — et affligée d’une surdité qui brouille la communication —, n’a rien de flamboyant ; bonté, paresse ou veulerie, elle a tendance à accepter l’initiative de l’autre, à proposer le partage qui la défavorise -si bien qu’elle verserait facilement, selon Lola, dans la sollicitude liberticide et donc parfaitement insupportable. Johanna ne se perd pas en protestations. Elle sait qu’à l’impatience grincheuse succèdera sans transition un silence mortifié — ou mieux un beau moment d’entrain juvénile.
Rapatriées dans leurs logis respectifs, elles peuvent rire des tiraillements de leur cohabitation, ce qui donne à leurs rencontres et à leurs conversations téléphoniques une légèreté toute nouvelle. De quoi parlent-elles ? Faits et gestes familiaux sont, évidemment, matière à conversation (surtout pour Lola pourvue d’enfants et de petits-enfants), mais sans attendrissements baveux sur les mérites des uns, ou médisances aigrelettes sur les défaillances des autres ; pour Lola, la petite-fille adolescente tendrement aimée est, dans le paysage familial, ce qu’est la baigneuse ourlée d’écume entre sable et dernière vague : quelqu’un que l’on regarde pour s’émerveiller de ses éclats de vie et y démêler le trait qui la dessine ; pour Johanna la belle-sœur quasi nonagénaire, rongée de maux, saturée de soins pénibles et pourtant hargneusement agrippée à l’existence est plus pitoyable que méprisable : elle témoigne de notre désolante impréparation devant la mort...
Elles s’entretiennent volontiers du temps : du temps qu’il fait ou qu’il devrait faire, bien sûr et de ses incidences sur la coloration des choses et de l’humeur du jour mais surtout du temps tel qu’elles le vivent, soit cette durée étrange, vaguement scandaleuse, qui sourd du passé sans le retenir, s’effrite en instants qui peinent à faire un présent palpable et se voit, jour, après jour, interdite d’avenir...
— Ce qu’on peut devenir, tout de même, grommelle Lola pour s’être rencontrée au cours d’une promenade dans un miroir public qui l’attendait peut-être mais qu’elle n’attendait pas.
— Il faut apprivoiser son image, dit Johanna. Adoncques, oser d’abord s’examiner, en gros et en détail, comme Villon le fait faire à celle qui a été La belle heaumière... Laquelle, devant les dégâts, conseille à toutes les filles de joie de sa connaissance de ne pas perdre une miette de plaisir tant qu’il en est temps.
— Nous n’avons pas été, nous ne sommes pas et nous ne serons jamais des filles de joie, dit Lola. Et c’est heureux : malgré leur appellation, les filles de joie ne sont pas les parangons de la joie de vivre à ce qu’on dit.
— Villon a été un homme et un chenapan. Nous reste le poète, toujours bon à entendre. Ecoute un peu :
Ainsi le bon temps regretons
Entre nous povres vieilles sotes
Assises bas, à crouppetons,
Tout en ung tas comme pelotes
A petit feu de chenevotes
Tost allumées, tost estaintes ;
Et jadis fusmes si mignotes !
Ainsi en prent à mains et maintes.
Lola convient que le Et jadis fûmes si mignotes est délicieux et mérite d’être retenu comme refrain capable, et de faire passer des détails calamiteux tels que oreilles moussues ou mamelles retraites, et de permettre aux laiderons de naguère d’affirmer la beauté entière de leurs 20 ans — et surtout d’y croire. En somme, en nivelant les corps d’aujourd’hui dans une même décrépitude — et le souvenir de ce qu’ils ont été dans une même gloire —, la vieillesse est égalisatrice, sinon justicière. Lola et Johanna en prennent acte.
Elles ont donc du passé derrière elles, oui. De nombreuses années selon le calendrier, maintenant élaguées, raccourcies, rétrécies, retaillées en souvenirs discontinus qui ne savent plus très bien comment adhérer encore à une vie épaissie, réifiée par l’omniprésence d’un corps poussif, rétif, mesquin qui tend à pérenniser les douleurs anciennes et à déréaliser l’évocation des jours heureux. Et pourtant Lola et Johanna savent bien que leur passé, n’est devenu ce destin qui les étonne que parce qu’elles l’ont nourri au jour le jour de leurs désirs, de leurs choix, de leurs esquives, si bien qu’il leur appartient même si elles ne lui appartiennent plus tout à fait. Elles arrivent au bout de leur histoire, une histoire qui ne leur donnera pas la clef de leur existence car, à vivre encore, fût-ce à petit feu, et à interpréter en toute bonne ou mauvaise foi les pleins et les vides de leur passé, elles la font encore et elles la feront jusqu’au bout cette histoire, bon gré mal gré. Le présent peut bien se tasser en répétitions et se bloquer en regard sur le passé, tout ce qu’il charrie, — menues activités quotidiennes embrouillées et étirées par une attention sautillante, et arrêts sur images — participe toujours et encore d’une création continuée, si bien que l’on est à soi-même dévote providence et hasard malchanceux.
Constat que Johanna dit avoir inscrit depuis quelques années déjà dans son savoir-vivre de vieille dame tandis que Lola s’en avise par éclairs pour revenir bien vite à la certitude d’une vie foisonnante mais ourlée d’un même fil par le geste et la geste du peintre — si bien qu’elle songe à rassembler dans un catalogue ou, plus modestement, dans un DVD, textes et photos qui rendraient compte de la continuité de sa démarche de peintre, — donc de sa personnalité profonde — à travers tâtonnements et bifurcations. Dans la vie de Johanna, l’écriture est moins l’expression d’une identité que la quête, voire la fabrication d’une unité : le bon usage d’un mot est fait de la jonction d’une image qui sensualise le propos et d’un sens qui l’intellectualise. Les mots ne sont pas les choses et c’est tant mieux ; ils peuvent ainsi tenter de les arracher à la perception fatiguée qui les éparpille ou les tasse dans l’insignifiance. La fleur peut bien être l’absente de tout bouquet (Mallarmé) : le mot-idée rassemble, dans un seul souffle irisé, exubérance printanière, rêve de jardinier, bouquet de mariée et concept de botaniste...
Peinture, écriture : Lola et Johanna se congratulent volontiers d’avoir dans leur vie, même à tout petit débit désormais, cette source qui coupe de nectar olympien l’eau du robinet. Le parti pris des choses (Francis Ponge) n’est pas buté : pour qui s’applique à le reconnaître, il fait courir parfois un pétillement stellaire sur l’opacité du monde et de notre appartenance au monde. Il est alors urgent d’apposer sur la toile la spirale incertaine et vibrante qui enveloppe l’ascension de l’acrobate autour de la corde ; il est urgent, oui, de tendre la page blanche au premier silence venu.
— Noubar me manque, dit Lola. Pourtant, c’était un homme secret. Il restait solidaire de ses origines mais il se démarquait de son milieu par ses prises de position toujours dégagées des impératifs ethniques, religieux, claniques qui pourrissaient la vie politique au Liban. Il était féru d’histoire et savait extraire hommes et événements de ses lectures pour en parler avec la précision du scientifique (il était ingénieur hydraulicien) et la verve du conteur oriental. Mais il ne parlait jamais de lui et il n’a jamais eu à mon égard d’autre mot d’explication ou d’excuse qu’un bouquet de fleurs ou des kilos de colliers et de bracelets somptueux et barbares ramenés de quelque souk oriental... Après plus d’un demi-siècle de vie commune, je me dis que cet homme, je ne l’ai pas connu, non, je ne l’ai pas connu.
— Vahé, je l’ai connu assez pour le voir -au moins par éclairs- comme sa mère ne l’a jamais vu, dit Johanna : une quintessence de métèque, soit d’homme sans appartenance et sans qualification, qui fait de chaque pas une conquête de territoire et de chaque mot une page d’histoire en puissance. Lui aussi savait conter mais pour amplifier le récit en épopée. Il se racontait pour se faire, se défaire, se refaire... Et il a su changer en effet. Mais il lui aurait fallu bien plus d’une vie pour se donner une cohésion et une cohérence à peu près lisibles. Il aspirait le temps comme sa pipe, à bouffées impatientes : c’était le projet du lendemain qui faisait l’existence d’aujourd’hui. C’est ainsi qu’il a supporté et dépassé la maladie. Il est mort assez vite, je pense, pour ne pas avoir eu le sentiment d’être vaincu...
Lola et Johanna finissent par conclure que, avec (et grâce à ou malgré ?...) un Noubar elliptique et un Vahé en expansion, elles ont eu, somme toute, une vie conjugale assez riche d’accords et d’écarts pour permettre à l’une d’exporter et d’accomplir au Liban son irrésistible vocation d’artiste, à l’autre de se disloquer — et ainsi se refonder — en traversant les improvisations de Vahé. En ouvrant malles et cartons à son retour à Paris, Lola a constaté que Noubar, amoureux et admirateur également mutiques, s’était appliqué à sauver de la débâcle libanaise des carnets d’esquisses, voire des feuilles isolées qu’elle avait mis au rebut. Peu avant de mourir, Vahé (amputé d’un poumon depuis dix ans) a dit à Johanna : « Tu m’as tout appris, même à respirer ». Lola et Johanna savent qu’elles ont été aimées.
Lola et Noubar, tout comme Johanna et Vahé se sont choisis mais, bien qu’ils appartiennent à une génération pour laquelle le mariage était encore un engagement à vie, la solidité de leurs couples n’allait pas de soi : à la disparité des individualités s’ajoutait ici celle des origines, — historiques et mythiques —, des récits et des traditions véhiculées par les familles. A Noubar venu lui demander la main de sa fille, le père de Lola avait répondu : « Ma fille est jolie et intelligente, oui. Mais il y a sûrement dans votre pays des filles jolies et intelligentes. Alors, servez-vous chez vous et laissez-moi ma fille ». Il avait pourtant cédé et Lola et Noubar s’étaient mariés en France avant de partir au Liban. Noubar avait demandé à Lola -détachée qu’elle était, comme lui, de toute croyance religieuse —, de mettre ses origines entre parenthèses : il valait mieux ne pas risquer d’effaroucher une famille indissolublement arménienne et chrétienne et, le Liban jouxtant Israël, ne pas prêter à des suspicions désagréables, voire dangereuses... Lola avait acquiescé sans peine, habituée qu’elle était à une sorte de rétention d’identité : son père vénérait la France sublimée des bibliothèques, des musées, des théâtres et des salles de concert mais il se défiait de la légèreté de mœurs des Français de chair et d’os, si bien qu’il limitait les allées et venues et surveillait les fréquentations de ses trois filles ; Lola et les siens avaient échappé aux persécutions antisémites pendant la guerre en quittant Paris et en vivant sous une fausse identité... Avec passeport français et mari arménien, Lola pouvait entrer en toute confiance dans ce Liban de 1950, encore assez fier et heureux d’une indépendance toute fraîche pour ajuster avec optimisme démocratie et confessionnalisme, si bien que tout arrivant reconnu de bonne facture était dit -et se sentait- le bienvenu. La question de son identité, Lola n’avait qu’à la renvoyer à plus tard quand, secret lancé par-dessus les moulins, il lui serait permis de la poser à voix haute. Elle ne savait pas que ce serait au moment où ses deux enfants nés et élevés au Liban -et rescapés de la tourmente libanaise- s’étonneraient de ce que leur héritage historique plombe si lourdement leur droit à l’existence : arménocide, judéocide, guerre fratricide du Liban... Parents et enfants semblent ici avoir retenu l’essentiel d’un tel empilement de tragédies : il faut savoir d’où l’on vient, non pour s’enfouir dans un sillon potager mais pour repérer ses ancrages, estimer handicaps et possibles ; l’identité ne se réduit pas à un réseau d’appartenances préfabriquées, elle est aussi et surtout une intention d’être qui inscrit au jour le jour son entrelacs de hasards et de choix dans l’espace-temps d’une vie... Les Africains qui meurent de vouloir échapper à la misère de leur condition première en témoignent tragiquement — et jusqu’à l’absurde. Plus heureux, les petits-enfants de Lola et de Noubar peuvent enrichir leur naissance française d’histoire(s) juive(s), arménienne(s), arabe(s) et mobiliser les diasporas familiales -européenne, américaine, australienne — pour l’élargir. Les migrations humaines, toutes tragédies confondues et fondues en un même terreau, finissent par être, bon gré mal gré, la modulation culturelle de la mobilité biologique.
Vahé et Johanna se sont rencontrés et mariés au Liban. Ils n’ont pas eu d’enfants et si Vahé avait au Liban, entre Irak-Syrie et Amérique du nord et du sud, une mouvance d’oncles, de tantes et de cousins, ses parents et deux de ses frères vivaient en France. C’est dire que leur compagnonnage s’est d’emblée centré sur leur couple et qu’ils ont fait l’apprentissage de la vie commune dans un pays qu’ils découvraient ensemble. Mais le Liban de ce temps-là était bien près d’être fédérateur. Lola, qui avait expérimenté en France, dès l’école primaire, l’antisémitisme larvé — avec ces poussées agressives dont les enfants sont coutumiers — de petites compagnes porteuses de croix, dit encore aujourd’hui son émerveillement devant sa première classe libanaise où Samirs et Leïlas déclinaient paisiblement les étourdissantes variations de l’islam et du christianisme. Johanna, elle, un rien ahurie, s’ébrouait hors du contexte franco-français : enseignement en français donc -sur public composite ; mari arménien et pas toujours fier de l’être ; voisins de palier qui palestinien, qui italien ; au-dessus de sa tête bambins irakiens joueurs de billes sur carrelage sonore ; sous ses pieds jeune couple libano-français encore tout près de ses noces — célébrées modestement en France — et qui n’en finissait pas, le soir venu, de recevoir les félicitations de la parentèle tripolitaine... Cet assemblage, quelque peu clinquant, pouvait passer pour une préfiguration de l’universalisme humaniste appris à la faculté des Lettres de Lyon. Il fallait entrer dans le décor. Il revenait à la littérature et à la philosophie — d’orient et d’occident — d’insuffler une intention éthique dans cette mosaïque produite sans doute par les cahots et les pauses de l’histoire plus que par une générosité délibérée. Spinoza en poupe, Johanna entrait dans un monde ouvert à une dialectique de réconciliation ; et l’Ardéchoise, née à Saint-Félicien, ex-pensionnaire des Ursulines d’Annonay, se laissait abraser, jour après jour, par un Vahé profus et vibrionnant qui faisait du franchissement des frontières — particulièrement sourcilleux dans ce proche-orient taillé et retaillé au gré des vainqueurs des deux dernières guerres mondiales — un exercice vital.
— Ton Ardèche, tu t’y réfères bien souvent, dit Lola. Tu y restes sans doute plus attachée que tu veux bien le dire.
— Je n’ai rien à renier, dit Johanna, pas même mon éducation religieuse. Si j’ai eu à me décrasser de multiples bondieuseries, je garde de quelques visages à cornette un souvenir tendre et lumineux pour avoir imprimé en moi le souci constant d’un autrui égal à moi-même. Mère Marie des Anges a mérité d’être désignée comme juste parmi les justes pour avoir caché des juifs en campagne ardéchoise pendant la guerre. C’est à elle et à quelques autres que je dois un anti-racisme viscéral.
— Je n’ai rien à renier moi non plus, dit Lola. Mais c’est peut-être parce que je ne viens de nulle part. Ma mère avait gardé, chevillée au corps, la Russie qu’elle n’a jamais revue. Jusqu’à sa mort, son samovar m’a abreuvée de thé à la russe. Mon père qui aimait la France avait peut-être raison d’avoir peur des Français : certains étaient tout prêts à nous envoyer à la mort. Israël prétend exister contre les Palestiniens. Le Liban ne m’a pas demandé de comptes à moi, l’étrangère, et il peine maintenant à reconnaître les siens, tous les siens. Je peux vivre n’importe où mais aucun lieu ne me réclame. Je porte encore quelques-uns -les moins lourds- des colliers que Noubar m’a rapportés d’Alep, de Bagdad, d’Assouan : ils me rattachent à un monde que nous avons aimé ensemble. Mes petits-enfants me rassurent : l’un apprend le russe, l’autre l’arabe. Ils reconstruisent les ponts en somme.
Ainsi se souviennent et rêvent Lola et Johanna. Noubar et Vahé ont cessé avant elles d’arpenter à pas déjà réduits un espace français traversé çà et là par les flèches du discours politique autour du génocide arménien. Ce génocide, ils en ont été, eux, les héritiers directs et les lamentations des femmes en noir se chargeaient d’en rajuster la charge. Il fallait bien pourtant s’en délester de temps à autre : tempérament et mémoire saisissaient alors l’occasion des désagréments de la vie quotidienne pour dire son fait au passé autant et plus encore qu’au présent. En explosant tout à coup d’indignation à propos d’une injustice banale, Noubar criait l’humiliation et l’épuisement du père pourchassé et ruiné avant d’échouer au Liban où il avait dû revivre pour faire vivre les siens. Les colères de Vahé suivies de silences accablés, pouvaient amplifier jusqu’au délire de menues contrariétés : c’est sans doute qu’elles charriaient, bien au-delà d’un instant de dépit, le désespoir des Maïrik écroulées sur leurs enfants massacrés. Le corps souffre et jouit au présent mais il est, au gré des sensations du moment, la caisse de résonance d’expériences qui débordent le ici et le maintenant. Ce que savent fort bien Lola et Johanna pour avoir été témoins de beaucoup plus que d’elles-mêmes.
— A écouter au Liban les récits du malheur arménien, dit Lola, j’ai eu parfois le sentiment de poursuivre, en la ramifiant, la migration des miens. C’est un pogrom qui a chassé mon père de sa ville d’Odessa. A peu près à la même époque, et pas si loin de là, le père de Noubar commençait sa longue marche pour fuir la violence turque.
— Les miens n’ont pas été chassés des terres qu’ils ne possédaient pas et cultivaient pour d’autres, dit Johanna. Mais mon père a été extirpé de sa ferme natale par l’illusion d’une vocation religieuse qui l’a tenu enfermé dans un séminaire italien pendant des années. Il ne s’en est jamais remis. Il me revenait peut-être, fille que je suis d’un jésuite manqué, d’achever de déblayer le terrain. Ce que j’ai fait, au grand dam de mon père d’ailleurs, devenu assez mauvais sujet mais resté pieux comme un bon petit enfant de chœur.
— Ca me fait penser au baptême de mes deux enfants, dit Lola. Il avait bien fallu y consentir pour ne pas perdre la face devant la famille de Noubar. Nous avons dû ruser pour enlever tout éclat à la cérémonie et donner aux deux baptisés le même parrain, soit un ami qui ne soit suspect d’aucun prosélytisme. Mais je me réjouis que mes enfants aient appris l’arménien. Eux non plus n’ont rien à renier. Ma fille et son fils viennent de participer à Erivan à un rassemblement de la diaspora familiale venue du Liban, d’Italie, de France, d’Angleterre...
Ainsi disent Lola et Johanna. Elles continuent à exister, non seulement à travers l’étamine de leur mémoire, le raccourci d’un projet mais aussi par ceux-là dont elles savent le nom et dont la présence vigile — tout près, plus loin, ailleurs — les irrigue de ce qu’ils font, de ce qu’ils sont, de ce qu’ils veulent être. Dans un quotidien souvent plombé de pesanteur cénesthésique, le désir se détacherait-il ainsi des borborygmes du moi pour se mettre à l’écoute de quelques autres, des autres, et, de proche en proche, à l’écoute du monde ? Ultime exercice d’appropriation de la condition humaine, en tout cas, avant résorption dans le néant ou l’éternité.
Amor fati .