CommuniquéSur dix de vos amis, trois ont subi des violences dans l’enfance. Parfois durant plusieurs années. Ils n’en parlent jamais ? Cela vous étonne ? Pas nous ! Vous avez déjà entendu parler de la pédocriminalité, la presse en fait ses Unes mais, connaissez-vous cette violence sourde que l’enfant subi, souvent de l’un de ses parents ? |
Ne pas laisser de traces, ne pas faire de bruit, me fondre dans la nuit, ne pas respirer, ne pas bouger, ne pas exister...
Inexistence.
Inexister est tout un art impossible. Quoi ? Faire d’un être une statue est impossible. Même les statues vivent. Tout est vie.
Le crime.
Le crime c’est lui. Le lui doucereux qui vient à pas feutrés prendre un peu d’innocence pour s’en délecter. L’ogre mange les petits enfants, ce n’est pas un conte. Il n’y a qu’à le voir pour le comprendre.
D’ailleurs... l’ogre est un démon.
Il vient dans la nuit ou les coins d’ombre. Quand rien ne bouge, quand tout est feutré et tendre, quand je me pense en sécurité.
Il vient !
Il approche, je l’entends, je sens son odeur fade. Ça pue le sexe à plein nez. Je n’ose pas bouger. Si j’inexiste... il partira peut être... sûrement... faut pas rêver.
Je ne rêve plus moi ! Papa me baise : il n’est plus mon héros.
Il prends son temps mais je sens déjà son souffle crasseux sur mon dos. Il ahane comme un animal. La peur monte en moi... tant qu’il n’est pas parvenu au but il reste un espoir si mince soit-il pour qu’il s’en aille, pour qu’il tourne les talons. Je n’ai jamais autant appelé un dieu quelconque qu’en ces instants là...
Mon Dieu faites qu’il y ait un bruit !
Le moindre bruit et il tournera les talons. Les démons sont des bêtes peureuses et crasseuses, leur sueur ne les lave pas de leur crime et de leur félonie, le bruit leur fait peur. Il faut croire qu’il n’y a ni dieu ni père pour moi... pas de bruit non plus...
Allongé. Il prend son temps. Plus la peine de se presser le citron ! Je suis tendue à craquer dans cette attente-horreur. Il va me toucher. Je ne sais pas où encore. Mais il va me toucher c’est sûr. Un, deux, trois... le temps de soulever le drap et voilà sa main sur mes fesses. Je suis allongée sur le côté, je dors toujours ainsi parce que c’est plus difficile pour lui de me toucher. Il est obligé de se battre avec le drap le plus doucement possible pour faire semblant de ne pas me réveiller pendant que je fais semblant de dormir.
Frotter avec la main contre la fesse tendre, la soulever doucement et puis ça y est voilà ! Le doigt est entré et le pénis contre ma cuisse.
Inexistence.
Il grogne.
Inexistence.
Ce n’est pas suffisant. Ma poitrine naissante il veut aussi. Il n’a pas assez de mains. Il se frotte partout. Utilise sa bouche. Je voudrais devenir le drap du lit mais je ne peux pas. Je ne bouge pas, je ne respire pas, je garde les yeux fermés. Juste un frisson parce que j’ai froid. Juste une fois je voudrais qu’il finisse vite, qu’il y ait un bruit quelconque, qu’il ait peur. Que ce soit lui qui ait froid.
Qu’il crève !
Comme j’ai crevé de peur chaque fois qu’il approchait, me touchait.
Comme j’ai crevé d’exister puis d’inexister. Comme j’ai crevé d’en crever. Comme j’ai crevé de ne pas crier. Comme j’ai crevé de trouille parce que ça pouvait être pire encore. La peur qui me prend par les pieds, s’insinue dans mes jambes et monte tout doucement, prenant son temps pour les paralyser. Le travail fait elle prends mon ventre, s’en empare et le pénètre profondément, elle reste là, se délecte longuement de mes tripes qui gargouillent, ricanant le cri que je n’ai jamais su pousser. Lorsque l’étau de tripailles est fait de lave dure elle vise à transformer en glace tout le haut de mon corps, rends mes doigts gourds et je sens le froid qui abrutit mes gestes. Bientôt je ne peux plus bouger les avant-bras, puis les bras, mes épaules sont mortes et la peur meurtrière arrive jusqu’à ma gorge qu’elle étreint, enserre, étouffe. Que meure ce cri qui pourrait me sauver ! Seuls mes yeux derrières mes paupières closes restent animés, ils voient.
On a beau fermer les yeux...
Pendant ce temps là morceau après morceau l’ogre affamé se rassasie de mon corps, il a exploré les uns après les autres tous les orifices, il a tiré, suçoté tout ce qui de près ou de loin fait de moi une petite fille. Et son pénis qui roule, qui flagelle et me dégoûte. Tout en lui me dégoûte. Sa façon basse de me parler, de se frotter contre moi, de me poursuivre partout, ses yeux, ses mains, son odeur, sa manie de faire des boulettes avec sa mie de pain et son regard vide. Par dessus tout je hais de l’avoir à deux centimètres de mon nez à souffler avec des gouttes de salive qui tombent sur moi et sa langue qu’il passe sur ses lèvres dans un mouvement très rapide.
Ce mouvement me rappelle les serpents.
Son pénis me rappelle les serpents.
Et ce qui serpente en moi maintenant c’est ce dégoût qui vient me réveiller de la paralysie imprimée par la peur. C’est ce dégoût insupportable qui vient accentuer le froid de glace et qui va mordre la douleur d’un rejet que je ne peux plus exprimer. Tendue à craquer. Serrée. Va t-il sortir ce cri ? Je me concentre sous mes paupières fermées. Si seulement je pouvais crier avec mes yeux. Si seulement j’avais le pouvoir d’enlever ces doigts qui farfouillent dans mon ventre, de les jeter loin de moi. Il est si lourd. Je n’arrive pas à respirer. J’ai peur d’ouvrir la bouche, il me souffle des mots grossiers et il frotte ses lèvres molles contre les miennes.
Mes yeux sont fous.
Mes yeux fermés pleurent. Des larmes coulent dans les coins. Sans bruit. Il se démène pour faire entrer son pénis.
Un bruit enfin ! Trois coups frappés contre un mur. Sa femme l’appelle. L’ogre s’en va.
La vie reprend son cours...
La porte est fermée. Je suis toujours tendue à craquer, il me faudra un long moment encore pour parvenir à bouger. C’est d’abord un tremblement saccadé qui me secoue le corps. La tension persiste, je suis aux aguets, j’ai peur que la porte s’ouvre de nouveau, j’entends un lit qui grince, des pantoufles que l’on jette et des questions jetées au hasard par une voix ensommeillée... qu’est ce que tu fais debout à cette heure ? Tu t’es réveillé ? Ça t’arrive souvent, tu as du mal à dormir en ce moment ? Je devine instinctivement que ces questions là le tiendront à distance pour cette nuit. Je relâche ma vigilance. Dans un moment si la porte ne s’ouvre pas je pourrai me tourner de nouveau et dormir. J’ouvre mes yeux. Je peux peut être risquer un reniflement, j’ai le nez plein. Je voudrais bien pleurer mais si je pleure mon nez va couler plus encore et je devrai sortir de mon lit pour me moucher.
Ne pas faire de bruit.
Ne pas crier. Tenir sans crier encore un peu.
Ne pas faire de bruit
Sombrer dans l’Inexistence.
Seuls mes yeux restent vivants. Si mes yeux pouvaient crier ! Si mes yeux pouvaient parler.
Ils diraient : " l’ogre est là, il existe ! "
Ils diraient des mots d’enfant.
Février 2005
Vous y trouverez la suite du témoignage de Yaesh...
La version imprimée, éditions de la Fondation Fleur de Lys, Montreal, 300 p., 15 x 21 cm paraîtra courant décembre.
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