Un article de
Essayiste, Directeur de collection aux �ditions Encrage, collaborateur de diverses institutions et entre prises de recherche (dont L’Encyclop�die du conte de l’Institut de Folklore de l’Universit� de Gottingen), Michel Meurger a publi� en France, en Angleterre, au Canada, aux �tats-Unis et en R�publique F�d�rale. Il est l’auteur de ��Lake monster traditians, a cross- cultural analysis�� (London Forteah Tomes 19S8). Il a �galement produit des tr�s nombreux articles sur la place de la science dans la litt�rature de science-fiction. Il vient de publier�: ��Histoire naturelle des dragons. Un animal probl�matique sous l’�il de la science��, dont nous rendrons compte. Le pr�sent article est extrait de L’autre face l’autre monde, �d. Lierre et Coudrier, juin 1991.
L’on doit � un philosophe grec du ive si�cle avant notre �re, Evh�m�re, une importante doctrine sur la gen�se des dieux. Selon sa proposition, les personnages divins ne seraient au d�part que des hommes sup�rieurs, sacralis�s par l’admiration ou la crainte du commun des mortels. Evh�m�re illustrait sa th�se en publiant une biographie sur chacun des dieux avec leur lieu de naissance et de mort, ainsi que l’emplacement de leur tombeau. Le point saillant de l’Evh�m�risme est son r�ductionnisme. En effet, Evh�m�re tend � ramener le sacr� au profane en offrant une explication psychologique pour le processus de divinisation. Il n’est donc gu�re surprenant que cet aspect ait retenu l’attention des critiques des religions �tablies. L’on voit ainsi l’Evh�m�risme appara�tre dans l’ancienne Rome comme machine de guerre contre le paganisme. Les P�res de l’�glise surent ainsi le mobiliser contre le polyth�isme. Les th�ologiens de l’�poque m�di�vale le reprirent � leur tour. Les philosophes ne n�glig�rent point l’arme que leur fournissait le philosophe antique. Voltaire est l’auteur de Dialogues d’Evh�m�re. Pour lui, le vieux Grec d�fend le point de vue des�:
��Gens de bon sens qui n’ont
Voulu reconna�tre de v�rit�s
Que celles qu’ils sentaient par
L’exp�rience ou qui leur �taient
D�montr�es par les math�matiques[1]��
Sous la plume de l’h�te de Ferney, Evh�m�re appara�t comme un ap�tre du sens commun et de la m�thode exp�rimentale.
Il serait facile de suivre la fortune moderne de cette interpr�tation purement rationaliste de l’Evh�m�risme. L’astronome Carl Sagan, par exemple, envisage s�rieusement que le dieu sum�rien Oann�s repr�sent� comme un homme-poisson, pourrait bien �tre un cosmonaute enferm� dans sa combinaison spatiale. Nous avons ici � faire au plus na�f Evh�m�risme. De m�me, Von Daniken, l’avocat des cosmonautes de l’Antiquit� qu’il ��d�couvre�� dans tous les documents de l’histoire sacr�e, n’est pas, comme le croient ses adversaires rationalistes, le repr�sentant du plus noir ��irrationalisme��, mais bien au contraire, de l’Evh�m�risme-rationaliste le plus syst�matique. D�j� au si�cle des lumi�res, dans son Histoire du Monde Primitif, Delisle de Sales affirmait que�: �� Le fameux amphibie Oann�s, qui fut le l�gislateur de la Chald�e, �tait probablement un �tranger qui avait abord� en descendant l’Euphrate, dans la plaine o� on b�tit dans la suite Babylone. Le premier homme qu’un sauvage voit venir � lui dans un canot, doit lui para�tre un poisson, puisqu il en habite l’�l�ment��[2].
���tranger en canot�� ou ��cosmonaute��, dans les deux cas, nous avons affaire au m�me type de raisonnement. Sagan et Delisle de Sales refusent, d�s l’abord, de consid�rer Oann�s dans son contexte socioculturel. Le surnaturel devient un naturel exotique. Le Dieu-des-eaux se change en voyageur venu d’au-del� des mers ou du syst�me solaire. M�mes pr�suppos�s chez Sagan et Delisle d’une pens�e sauvage incapable d’interpr�ter correctement le per�u. La sacralisation d’Oann�s est donc � la fois pour l’�crivain du XVIIIe si�cle et l’astronome du xxe si�cle, le produit d’un malentendu. Incapables de distinguer l’homme de son canot ou de sa combinaison spatiale, les Chald�ens ont cru voir en lui un �tre supra-normal. L’Evh�m�risme implique une sup�riorit� de l’interpr�tation moderne sur l’interpr�tation antique. Autrefois, les Primitifs se trompaient en prenant un voyageur pour un �tre divin.
Aujourd’hui, Delisle de Sales ou Carl Sagan r�tablissent la v�rit�. La d�marche �vh�m�riste consiste ici � reconstituer une s�quence temporelle en sugg�rant que l’interpr�t� ne correspondait pas au per�u. Ni Delisle de Sales, ni Sagan n’ont conscience qu’ils substituent, r�trospectivement, leur propre d�finition de la rationalit� � celle des Chald�ens. Or, cette d�finition est le r�sultat d’un long processus cognitif, par lequel le concept de lois objectives a fini par r�glementer imp�rativement le v�cu. Il ne saurait donc �tre question de partir ��coloniser�� l’histoire des croyances � l’aide de solutions interpr�tatives pr�sentes. Tout le processus de l’historien des mentalit�s consiste justement � l’inverse, � restituer au v�cu pass� ses propres d�finitions contextualis�es. L’Evh�m�risme, cette d�contextualisation forcen�e, n’est donc pas une m�thode scientifique. Mais il comporte un autre versant. L’Evh�m�risme r�duit le surnaturel au naturel. Toutefois, il implique, comme nous l’avons vu, un r�el originel. M�me d�form� par la crainte et la. superstition, Oann�s a bien exist�; La m�thode �vh�m�riste consiste donc en un �change et non en une d�sint�gration.
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En insistant sur cette r�alit� originelle, l’on peut ainsi renforcer la tradition � l’aide de l’outillage de la raison. C’est pourquoi, � c�t� d’un �vh�m�riste rationaliste, l’on trouve un �vh�m�riste fid�iste. De ce dernier, les �rudits j�suites s’�taient fait une sp�cialit�. Que l’on pense � Athanasius Kircher, consacrant de copieuses monographies � l’Arche de No� et � la Tour de Babel, tentant d’en prouver l’historicit� par la d�marche conjecturale. Pour Kircher, l’Evh�m�risme sert � affirmer que la Bible a dit vrai. Le vaisseau de No� a r�ellement exist� et le savant j�suite nous montre comment une construction rationnelle a pu permettre � un couple de chaque esp�ce animale d’y trouver place. Kircher fournit de m�me, des cartes du monde ant� et post-diluvien. Il se demande �galement si la Tour de Babel aurait pu atteindre la lune[3].
Tout ce remue-m�nage sp�culatif a pour principal motif le raffermissement de la foi. En un �ge o� les libertins contestent la lecture de l’Ecriture, Kircher leur oppose un Evh�m�risme consistant, non � substituer la nature � la surnature, mais � fortifier le Divin par l’�rudition sp�culative. L’arch�ologie, en exhumant les restes de l’Arche ou de la Tour de Babel, confirmerait le Verbe. Kircher accumule donc les arch�ologies scripturales. Cet Evh�m�risme-l� est �minemment s�lectif, choisissant pr�f�rentiellement de renforcer les sujets bibliques. Ainsi les dragons. Notre J�suite cherche donc des relations contemporaines qui semblent en confirmer l’existence[4].
L’application de l’Evh�m�risme � l’histoire naturelle a eu pour cons�quence un makntien de la croyance aux monstres, sous r�serve d’une profonde reconversion. Un bon exemple en est fourni par l’�uvre de l’�v�que de Bergen, Erik Ludvigsen Pontoppidan (1698-1764).
Ce pr�lat danois consacre en effet un chapitre de son grand ouvrage Det f�rste fors�g paa Norges naturlige historie (histoire naturelle de Norv�ge 1751-1753) � l’�tude des monstres marins du Septentrion. Il �tudie respectivement le havmand (homme marin), le soe-orm (serpent de mer) et le kraken[5]. Dans les trois cas, le savant pr�lat trouve de bonnes raisons pour croire en leur existence. Celles-ci sont essentiellement bas�es sur l’unanimit� et la concordance des t�moignages. Ces informations ont �t� fournies par deux groupes sociaux�: les p�cheurs et les marins norv�giens. J’ai d�j� �tudi� ailleurs certains points du dossier de Pontoppidan[6]. C’est sa m�thode qui va m’occuper ici. Dans sa pr�face, l’�v�que de Bergen nous �claire sur ses proc�d�s d’information. Il a tir� profit de visites pastorales qui lui prenaient deux � trois mois, pour se documenter.
Faisant de n�cessit� vertu, dit-il, ��j’ai pass� une partie de mon temps de voyage � converser avec les guides et cochers d�sign�s aux diff�rentes �tapes pour me fournir le service de voitures. J’ai ensuite examin� leurs r�ponses � mes diverses questions avec les ministres des paroisses ou autres gens bons connaisseurs du pays, et tout ce qui est confirm� par plusieurs t�moignages, ou non contredit, ou dout�, je l’int�gre parmi mes observations vari�es��[7]. En ce qui concerne le probl�me sp�cifique des monstres marins, Pontoppidan, avec cette m�thode, semble se plier au pr�cepte Baconien, expos� dans le Novum Organum (1620), de faire une ��compilation�� des monstres et des prodiges, collection assembl�e cependant dans un esprit de ��s�lection rigoureuse��[8].
Les anecdotes des guides et des cochers sont donc soumises � l’analyse critique des pasteurs locaux et, si elles r�ussissent � passer ce cap, sont enregistr�es comme mat�riaux d’histoire naturelle. En d�pit de ces garanties, pareille m�thode, sur un terrain aussi id�ologique que celui des monstres, s’av�re tout � fait mystifiante. Tout d’abord, le choix d’informateurs parmi les cochers �tait sans doute commode. Il n’en �tait pas moins probl�matique.<Les paysans norv�giens �taient contraints de par la loi de transporter les repr�sentants du pouvoir, servitude dont ils s’acquittaient avec une profonde ranc�ur. Halvdan Koht remarque qu’il ��n’y a pour ainsi dire aucun sujet qui ait provoqu� de la part des paysans plus de plaintes que ces servitudes qui leur �taient impos�es pour ces transports��.
Et l’historien cite une l�gende � ce propos, celle de l’�v�que qui, pour prix de sa brutalit� envers les chevaux, se fait gifler par le palefrenier[9]. Ajoutons � cela que la p�riode pendant laquelle Pontoppidan accomplissait ses visites pastorales, les ann�es 1750, �tait un temps difficile, o� la vie ch�re g�n�rait des conflits sociaux qui culmin�rent en 1765, dans la r�bellion des ��Strilar��, p�cheurs et paysans, pr�cis�ment dans la r�gion de Bergen[10]. Les gens du peuple, charg�s du voiturage, pouvaient peut-�tre, � travers des histoires d’horrifiques monstres marins, tenter d’impressionner et d’effrayer ce pr�lat si avide de savoir. Rien ne permet de supposer qu’ils �taient de simples r�servoirs d’informations. En tout cas, Pontoppidan �tait le repr�sentant d’une vision du monde qui s’opposait � la leur, sur le point pr�cis des monstres.
Pour les p�cheurs et les marins, remarque l’auteur de L’Histoire naturelIe de Norv�ge, les poissons �tranges qu’ils ram�nent parfois dans leurs filets sont des T���roldfisk��, c’est-�-dire des ��poissons de mauvaise augure�� qu’ils rejettent � la mer. ��Car les p�cheurs sont persuad�s que s’ils les conservent � bord, leur p�che sera infructueuse ou ils seront frapp�s de quelque autre malchance��. ��Cette superstition est tr�s d�savantageuse � l’�tude de la Nature�� en conclut le pr�lat naturaliste[11].
Il s’agit ici de la valeur de pr�sage accord�e aux monstres, croyance tomb�e en discr�dit aupr�s des classes dominantes[12]. Dans le processus de s�paration entre la culture instruite et la culture populaire, la premi�re avait tendu de plus en plus � ne conserver de la notion de monstre que la d�finition naturaliste, laissant � la seconde l’interpr�tation surnaturelle stigmatis�e sous le terme g�n�rique de ��superstition��[13]. L’Evh�m�risme appuy� sur la m�thode baconienne de s�gr�gation des donn�es consistait donc � �liminer la gangue superstitieuse entourant le noyau factuel, afin de r�v�ler l’observation naturelle.
Mais que se passait-il dans le cas de cr�atures purement fabuleuses�? Dans son d�sir d’�liminer les enjolivements imaginaires qu’il pr�supposait, le savant avait tendance � �vacuer les �l�ments les plus explicitement surnaturels, pour ne conserver que les donn�es les plus plausibles. Dans le cas de l’homme-marin, cela donne le r�sultat suivant chez Pontoppidan�: l’�v�que de Bergen rejette les r�cits de tritons annon�ant les d�sastres, mais admet tout de m�me, l’existence d’humano�des � queue de poisson. L’op�ration de triage, contrairement aux espoirs du pr�lat-naturaliste, n’a pas banni le mythe. Elle l’a simplement modifi�. Au prix de la perte de sa d�finition surnaturelle populaire. L’homme-marin norv�gien acquiert un nouveau statut, celui de conjecture scientifique l�gitime. Un esprit de la nature des p�cheurs du Septentrion se change en esp�ce intelligente marine. Le folklore devient anthropologie. Ce processus de naturalisation du mythe �tait un ph�nom�ne g�n�ral. � l’�poque des enqu�tes de Pontoppidan sur l’homme-marin et le serpent de mer, en 1752, l’Acad�mie royale des Sciences de Su�de recevait et examinait un ��pouce d’esprit des eaux�� en provenance du lac Helga, dans le Smaland[14]. Un compatriote de Pontoppidan, l’illustre anatomiste Thomas Bartholin, n’avait-il pas publi� en 1654, ses conclusions sur sa dissection d’une ��sir�ne��[15] �?
En voulant se d�marquer de la croyance, l’empirisme, lorsqu’il �tait uni � l’Evh�m�risme, en renfor�ait les virtualit�s naturalistes, lui offrait un nouveau domaine d expansion, celui des dissertations savantes. L’on assista ainsi � la naissance de tout un systema naturae conjecturel dont le plus illustre repr�sentant, apr�s l’homme-marin, est le serpent de mer. V�ritable ��cr�ation�� de Pontoppidan, �tablie. comme je l’ai montr�[16], � partir de la rationalisation d’un cycle de r�cits populaires sur des ophidiens g�ants � t�te �quine, la repr�sentation moderne et instruite du Grand Serpent de l’Oc�an a eu la vie dure. Les vulgarisations du xixe si�cle firent subir un traitement in�gal aux trois monstres marins de Pontoppidan. L’homme-marin et le Kraken furent interpr�t�s comme des fabrications imaginaires � partir d’animaux r�els�: les phoques et les c�phalopodes colossaux.
Le Serpent de Mer, lui, fut tant�t ni�, tant�t admis. Nous avons l�, en fait, les deux tendances de l’Evh�m�risme. Plus r�ductionniste dans le cas du Kraken et de l’homme-marin, plus radical, dans le cas du Serpent de Mer. L’un des motifs de soutien de Pontoppidan � la r�alit� du Serpent, �tait qu’il fournissait un mod�le naturel au l�viathan de la Bible[17]. Par contre, sa d�couverte pouvait signifier pour les rationalistes, la victoire du naturel sur les superstitions. C’est l’interpr�tation qu’en donne le premier biographe du Serpent de Mer, le zoologiste hollandais Antoon Cornelis Oudemans. Dans la pr�face de son ouvrage imposant de 592 pages, consacr� au ��Great Sea-Serpent�� (1892), Oudemans compare sa qu�te pour la reconnaissance savante du monstre � celle de Chaldni, l’homme qui r�ussit � faire admettre les m�t�orites � une institution scientifique divis�e. Selon le savant hollandais, si les loups-de-mer ne rapportent plus d’histoires de sir�nes et de Krakens, c’est qu’instruits, ils savent maintenant que les premi�res n’�taient que des dugongs et les seconds des calmars g�ants. Cependant, Oudemans reprend les anecdotes de Pontoppidan sur le Serpent de Mer en les critiquant et les �mondant[18].
L’affirmation selon laquelle ]es marins de la fin du xixe si�cle ne croyaient plus au Kraken et aux sir�nes, est purement gratuite. Les gens de mer continu�rent � croire � un peuple d’humano�des marins, distincts des phoques et des dugongs, bien avant dans notre si�cle. Quant au Kraken, un s�jour sur la c�te ouest de Norv�ge en 1985 a pu me convaincre que sa repr�sentation, ind�pendante de celle du calmar ou de la pieuvre, figurait encore dans les r�cits de p�cheurs avant la Grande Guerre. N�anmoins, la soci�t� dominante imposant sa propre conception de ces cr�atures, les gens de mer �taient certainement devenus plus r�ticents pour en parler. Oudemans confond une croyance avec son affirmation publique.
Plus libres sur la croyance controvers�e du Serpent de Mer, les marins pouvaient trouver l� un exutoire � leurs convictions relatives aux monstres marins. Avec Oudemans, le processus de naturalisation des anecdotes de Pontoppidan s’est encore accru. Il trouvera un point culminant dans l’ouvrage du Dr Bernard Heuvelmans, hardiment intitul�: Le Grand Serpent de Mer�: le- probl�me zoologique et sa solution (1965). Comme son pr�d�cesseur, cet auteur croit � la r�alit� du monstre qu’il pr�tend d�tecter � travers les documents anciens.
Heuvelmans reprend lui aussi le dossier de l’�v�que de Bergen. Son livre est encore plus copieux que celui d’Oudemans (751 pages) et encore plus �rudit. Toutefois, il ne repr�sente aucun progr�s en ce qui concerne la m�thode d’approche des textes anciens. Heuvelmans consid�re que l’homme du xviiie si�cle poss�dait les m�mes crit�res de jugement que celui du XXe si�cle. Il se r�jouit donc de voir un t�moin du Serpent de Mer � la t�te de cheval faire enregistrer l�galement, en 1751, une pr�tendue observation[19]. Il ignore le fait que les cours de justice avaient alors � statuer sur la factualit� des t�moignages de s�ductions par Satan ou par les Femmes Sauvages[20].
A l’�poque de Pontoppidan, la culture paysanne jouissait d’un grand prestige, m�me aupr�s des puissants. Pontoppidan lui-m�me et l’�v�que Gunnerus, en 1768, avaient c�l�br� les merveilles r�alis�es par les artisans, les sculpteurs sur bois et sur pierre[21]. Ces artistes rustiques reproduisaient souvent les monstres traditionnels et, parmi eux, le serpent � t�te de cheval, le lindorm et la femme marine. Que des gens, influenc�s par ces images, pr�tendent les avoir observ�s, quoi de plus compr�hensible�![22]. C’est la croyance collective qui garantissait l’unanimit� et la concordance entre les t�moignages qui avaient tant impressionn� l’�v�que de Bergen. En 1804, l’�crivain allemand Ernst Moritz Arndt, fit un voyage en Su�de.
Sur la route du J�mtland, l’un de ses cochers le r�gala d’histoires d’ours f�roces et de Lapons sauvages. Il �tait surtout in�puisable, raconte Arndt, en ce qui a trait aux Esprits des Eaux et des Bois qu’il pr�tendait avoir rencontr�s. Un jour de printemps, alors qu’il se trouvait dans la for�t, une jeune fille aux longues nattes blondes vint s’asseoir pr�s de son feu. Il remarqua qu’elle avait des griffes aux doigts, comprit qu’il s’agissait d’une Skogsra, d’un esprit des bois. Il lui demanda alors si elle voulait partager son repas. Elle acquies�a d’un signe de t�te. Il lui tendit de la nourriture au bout de sa hache, car il ne voulait pas se trouver � port�e de ses griffes.
A ce moment elle disparut en riant comme une chandelle que l’on renverse[23].
Qu’aurait pu faire Pontoppidan d’un tel r�cit �? En retranchant le final, la disparition surnaturelle, il aurait pu le r�interpr�ter comme une rencontre avec la repr�sentante d’un peuple primitif cach� dans les profondes for�ts septentrionales. Pour Heuvelmans, ce serait peut-�tre, d�ment �mond�, un exemple de contact avec une n�anderthalienne survivante. La science ne gagne rien � de telles conversions. Les pseudo-n�anderthaliens reliques sont tout aussi �lusifs que la surnaturelle Skogsra. Et la croyance en l’esprit des bois persiste encore aujourd’hui au Jamtland, comme on me l’a affirm�, lors d’un s�jour.
Les anecdotes d’observations de monstres marins que contient L’Histoire Naturelle de Norv�ge ne sauraient �tre consid�r�es comme des ethnotextes. Elles sont certes parties de r�cits de p�cheurs et des marins de la c�te ouest, mais l’imprim� n’en fournit qu’une r�vision, au terme de complexes processus d’adaptation � la culture dominante. La narration de rencontres avec l’homme-marin et le serpent de mer a �t� rationalis�e par les pasteurs locaux, puis par l’�v�que lui-m�me. L’�crit transmet donc non pas la version populaire mais au contraire une traduction �vh�m�riste. Ajoutons que cette version fait elle-m�me l’objet de d�coupage durant tout le XIXe si�cle. La variante que nous en offre aujourd’hui un d�pisteur d’animaux myst�rieux comme Heuvelmans, est donc extr�mement �loign�e de celle des informateurs norv�giens. L’auteur du Grand Serperit de Mer applique consciemment la m�thode �vh�m�riste. Dans un article de la revue Plan�te o� il exposait ses th�ories, il affirme franchement qu’ ��Evh�m�re avait raison��[24]. L’on ne saurait �tre plus clair. Pourtant, le serpent de mer et ses pareils n’ont nullement �t� factualis�s. Pontoppidan, Oudemans et Heuvelmans ont simplement substitu� une description savante � la d�finition populaire. Au nom du r�el evh�m�riste, c’est pourtant toujours la foi qui guide le croyant aux monstres.
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Notes
[1] - Dialogues d’Evh�m�re, in�: �uvres compl�tes de Voltaire, tome 36. Ghota C., G. Ettinger, 1786, p. 495. Sur la m�thode d’Evh�m�re, voir Ruthven Todd�: Tracks in the Snow�: Studies in English. Sciences and Art, London, Grew Walls Press, 1946, p. 30-31.
[2] - Delisle de Sales�: Histoire du monde primitif. Paris, 1779, 4e �dition refondue, tome 5, p. 292. Pour l’hypoth�se de Sagan, cf. I.S. Shklovski et C. Sagan�: Intelligent Life in Universe. San Francisco, Holden Bay, 1966.
[3] - Cf. Jocelyn Godwin�: Athanasius Kircher (1979). Trad. �d. Jean-Jacques Pauvert, 1980, p. 25-39.
[4] - Cf. A. Kircher�: Mundus Subferraneus-Amsterdam. J. Jansson, 1965, II, p. 91-97.
[5] - J’utilise la traduction anglaise�: Erik Pontoppidan�: The Natural History of Norway. London, A. Linde, 1755, chap. 8, II�: ��Concerning certain sea-monsters or strange and uncommon sea-animals��, p. 183-218.
[6] - Cf. mon ouvrage�; Lake Monster Traditions. A cross cultural analysis. London, Fortean Tomes, 1988, p. 12-31 (Homme-marin et serpent de mer). Sur la s�lection id�ologique. et la refonte des informations par Pontoppidan, dans le cas du serpent de mer, l’on pourra consulter mon article�: A cultural archaelogy of the Norse sea-serpent. In�: Fortean Times. London, n” 51, niver 1988-1989, p. 63-68. L’on trouvera enfin quelques �l�ments sur le Kraken de Pontoppidan dans mon article d’Etudes Lovecraftiennes, n’ 9 (d�c. 1990).
[7] - Pontoppidan �: op. cit. pr�face, p. XVIII.
[8] - Francis Bacon�: Novum Organum, in�: The Works. Ed. Basil Montagu, London Pickering, 1831, vol. 4, p. 138.
[9] - Haldvan Koht�: Norslc Bondereising. Trad. Les Luttes des paysans en Norv�ge. Paris, Payot, 1929, p. 217-218.
[10] - Koht�: op. cit., chap. 20.
[11] - Pontoppidan�: op. cit. II. 185.
[12] - Sur cette question des pr�sages du XVIe si�cle, voir Jean C�sar�: La nature et les prodiges. L’insolite au XVIe si�cle en France. Gen�ve, Droz, 1977.
[13] - Cf. Peter Burke�: Popular Culture in early modern Europe. London, Temple Smith, 1978. Burke envisage la s�paration entre les deux cultures au plan europ�en. Il note qu’elle s’effectuera avec des rythmes tr�s diff�rents selon les pays. Au XVIIIe si�cle, les Norv�giens instruits parlaient danois, langue de la cour du royaume dano-norv�gien, install� � Copenhague, p. 272.
[14] - Cf. M.�Meurger�: Lake Monster Traditions, p. 17.
[15] - Ibid, p. 202-204.
[16] - Cf. A cultural archaeoIogy of the Norse Sea-Serpent, p. 64-65.
[17] - Pontoppidan�: Nat. Hist., II, p. 206. Cf. Lake Monster Traditions, p. 17.
[18] - A. C. Oudemans�: The great Sea-Serpent. A historical and Critical Treatise. Leiden, E.J. Brill, 1982, pr�face, p. 9-10, 11, 112-115.
[19] - B. Heuvelmans�: Le Grand Serpent de Mer, Le probl�me Zoologique et sa solution. Paris, Plon, 1965, p. 68-77.
[20] - Cf. Lake Monster Traditions, p. 17.
[21] - Voir le chapitre de Halvdan Koth�: op. cit., sur la culture paysanne norv�gienne au XVIIIe si�cle, p. 183.
[22] - Lake Monster Traditions, p. 19-21, sur les mod�les artistiques des observations de ��sir�nes�� nordiques.
[23] - Ernst Moritz Arndt�: Reise durch Schweden im Jahre 1804. Nouvelle �dition Erdmann s.d., p. 195-197.
[24] - V.-B.Heuvelmans�: A la recherche du serpent de mer, in�: Plan�te, n’ 3, f�vrier-mars 1962, p. 94-103 (p. 96), voir d�bat entre Heuvelmans et moi, in Fortean Times, n” 54. Printemps 1990. Interpreting Myth, p. 46-50.
Karen Larsen a insist� sur le pi�tisme de l’�v�que Pontoppidan et voit en lui la cl� de son int�r�t pour l’�ducation populaire (K. Larsen�: A History of Norway�! Princeton. Princeton University Press, 1950, p. 338).
Peut-�tre peut-on �galement attribuer � l’effet de ce pi�tisme, le d�sir de l’�v�que de Bergen de venir � bout des ��superstitions�� de ses paroissiens et, pour le cas qui nous int�resse, de leur croyance en des monstres marins originaires d’une culture populaire �trang�re � la fois � la culture religieuse et � la culture scientifique dont il �tait le repr�sentant. Pontoppidan aurait ainsi mis au service de la Mission int�rieure, en Norv�ge m�me, l’esprit pi�tiste qui poussait les Danois de son temps, comme Thomas Von Westen et Hans Egede, � aller convertir les Esquimaux du Groenland.