��L’homme n’est ni ange, ni b�te�� dit Pascal. Et Freud d’encha�ner le propos, quelque deux si�cles plus tard, � une analyse exp�rimentale, laquelle montre en effet que ��qui veut faire l’ange fait la b�te���: l’antique et difficilement d�gradable opposition du corps et de l’�me, en m�prisant le corps, plombe l’�me de refoulements d�l�t�res...
Si nous nous regardons c�t� b�te, nous voyons bien qu’alimentation et sexualit� restent, dans la civilisation sophistiqu�e qui est la n�tre, les signes les plus �vidents de notre animalit�. Mais il semblerait que l’humanisation de la manducation ait suivi un chemin plus facile, plus lin�aire que celui de la sexualit�. � partir de la conqu�te du feu, l’homme a r�ussi assez vite � domestiquer, � socialiser, � spiritualiser l’alimentation�: la d�voration animale, gloutonne et solitaire s’est sublim�e en compagnonnage avec rituels de partage o� s’allient et s’exaltent r�ciproquement art culinaire, �l�gance du d�cor, raffinement des mani�res, prestige du langage convivial... Si philosophies et religions ont eu � vitup�rer gourmandise et vanit�s de table, voire � prescrire des temps purgatifs de je�ne et d’abstinence, l’alimentation, avec la trame serr�e et complexe des activit�s humaines qu’elle implique, finit par faire oublier son humble origine. L’app�tit qui rassemble autour d’une m�me table — f�t-elle de cantine ou de fast food — t�moigne, grosso modo, de la bonne sant� de l’homo sapiens sapiens. M�me si la farce tragique du cin�aste Marco Ferreri, La grande bouffe, rappelle ironiquement que la mort est au bout de l’indigestion et que le d�lire orgiaque, d�grad� en ripaille mortelle, n’est plus que le paradigme du d�sespoir.
La situation morale et sociale de la sexualit� reste plus ambigu�. Le sexe, tel que nous le pratiquons, s’il est encore au service d’une procr�ation toute biologique, implique une exaltation intime et une relation au partenaire qui appellent la pudeur. Au cours de l’�volution, l’acquisition de la station debout, en r�duisant la visibilit� du sexe au profit de celle du visage, a favoris� le passage du chevauchement de la copulation animale � l’�treinte humaine qui permet le face � face amoureux. D’apr�s Jean Bottero, minutieux analyste de l’�pop�e m�sopotamienne de Gilgamesh, cette �treinte face � face — apprise d’une prostitu�e — est, pour le h�ros, le premier moment de l’amour humain. Depuis, la soci�t� s’est appliqu�e � encadrer la procr�ation par le biais d’institutions comme le mariage et la jouissance sexuelle par des codes moraux qui �dictent les r�gles du bon usage et se d�versent en rh�torique amoureuse — plus ou moins docile — dans l’art et dans la litt�rature. Depuis des si�cles, les battements de c�ur rim�s, jou�s, dans�s, peints, sculpt�s, sont somm�s d’enchanter les �mois du sexe. Parlez-moi d’amour...
On comprend d�s lors que la sexualit�, bien plus que l’alimentation, ait souvent et longtemps �t� verrouill�e d’interdits — dont on nous dit haut et fort que nous en sommes d�sormais lib�r�s. La femme n’a que faire d’�tre sacralis�e en vierge-m�re et affirme son droit au plaisir. L’homosexuel(le) n’est plus d�sign�(e) comme d�linquant(e) � punir, le(a) transsexuel(le) comme malade � soigner. Mais refuser l’ang�lisme castrateur ne suffit pas. Trop souvent, la lib�ration sexuelle se r�duit � une permissivit� molle qui s’affiche en propos niaisement complaisants, en revendications braillardes, en exhibition marchande, en libertinage cahoteux et chaotique. On oublie que la suppression des contraintes n’est qu’un moment de la lib�ration, le premier et le plus exaltant sans doute car il d�lie le d�sir meurtri et lui ouvre le champ des possibles. Mais encore faut-il assumer le d�sir en comportements coh�rents et en attitudes qui valorisent l’existence individuelle et permettent une coh�sion sociale. �tre libre, oui. Mais de quoi�? et pour quoi�?
Il faut, bien �videmment, commencer par affirmer la dignit� du corps sexu� et sa n�cessaire int�gration dans la totalit� d’une existence humaine. Ce postulat signifie d’abord le refus de banaliser le sexe en m�canique omnipr�sente du plaisir. La lib�ration sexuelle cr�e des situations neuves qui, pour rester humaines, appellent invention et g�n�rosit�.
Il ne s’agit pas de refabriquer un discours moralisateur, non, mais de modeler une attitude �thique qui ouvre le sentiment de soi comme la relation � autrui � une nouvelle appropriation du corps. Il y a l� un long et lent travail d’ajustement et de conqu�te pour lequel nous ne disposons — et c’est tant mieux — d’aucun mod�le d�finitif. L’image du corps, telle que nos sensations nous la donnent et que le miroir la socialise n’est certes pas retaillable � volont� mais reste assez souple pour se pr�ter � bien des aventures de la libert� Il revient � la litt�rature, certes, mais surtout au cin�ma, fournisseur privil�gi� de repr�sentations, de stimuler notre imaginaire en nous donnant � voir les tenants et les aboutissants d’un �rotisme d�gag� des tabous traditionnels.
Voil� longtemps d�j� que le cin�ma expose � tout propos — et parfois hors de propos — nudit�s et �bats amoureux et il n’est pas rare que dans un m�me film amours h�t�rosexuelles et amours homosexuelles voisinent sans fracas. Un Pasolini r�ussit m�me (Th�or�me 1968) � faire vibrer dans le d�sir homosexuel la spiritualit� du Cantique des Cantiques ou de l’Extase de sainte Th�r�se sculpt�e par le Bernin. En 1978, La Cage aux folles d’Edouard Molinaro, comme plus r�cemment le film tha�landais Satreelex, the iron ladies, pr�sente le monde homosexuel avec une ga�t� d�brid�e et bienveillante, bien faite pour le faire entrer dans les ingr�dients du kal�idoscope social. Nonobstant quelques r�sistances, — int�gristes religieux par ci, cr�nes fascisants par l�—, la normalisation des amours nagu�re interdits, va bon train dans les esprits. Et c’est tant mieux.
Il arrive m�me de plus en plus souvent que des cin�astes de talent r�ussissent � inscrire homosexualit� ou transsexualit� au r�pertoire des grandes aventures du c�ur humain (ce qui se faisait d�j� du temps d’Hom�re�: les amours d’Achille et de Patrocle y ont droit de cit�). Le m�lodrame de Pedro Almodovar fourmille de travestis au c�ur tendre, qui pourraient bien �tre un avatar des h�ro�nes romantiques du xixe si�cle. Le film r�cent d’Ang Lee Le secret de Brakeback mountain fait de deux cow-boys, Jack et Ennis, amants d’une saison, un couple quasi mythique marqu� du sceau d’un amour impossible. On se souvient, — entre hommes comme entre homme et femme — que, pour �tre �ternelles, les grandes amours se doivent d’�tre inaccomplies.
Le film de Duncan Tucker Transamerica n’a sans doute ni l’aura m�taphysique du Th�or�me de Pasolini, ni l’ampleur po�tique du drame d’Ang Lee. Mais il a le m�rite de placer d’embl�e la transsexualit� dans l’urgence et les tiraillements d’une situation qui, au d�part, fait quasi figure de destin, pour aller peu � peu vers un accomplissement d’existence. Qu’on en juge. Stanley est tout pr�s d’achever sa transformation en Bree, soit d’accorder enfin son corps et sa psych�: un traitement hormonal prolong� fait pousser ses seins et an�mie ses poils, des exercices dirig�s aiguisent sa voix, elle sait se dandiner avec gr�ce sur talons aiguilles... Il n’y a plus qu’� escamoter les signes les plus �vidents de sa virilit�. Mais voil� qu’il-elle apprend l’existence d’un fils d�j� orphelin de m�re et qui, dealer par ci, prostitu� par l� et sur le point de sortir de prison, r�clame d’urgence l’aide de son g�niteur. La psychoth�rapeute qui dirige les �tapes de sa m�tamorphose exige que le Stanley finissant affronte la situation avant de lui d�livrer l’autorisation de se faire op�rer...
On a reproch� au cin�aste le proc�d� facile du road-movie qui fournit � l’action les agitations �parses du voyage et � la psychologie le resserrement des attitudes et du langage dans le huis clos d’un v�hicule. Mais un proc�d� vaut ce que l’on en fait et l’auteur sait fort bien ajuster les remous int�rieurs de Stanley-Bree aux tribulations ext�rieures d’une transsexuelle aux prises avec un Toby adolescent tranquillement — et parfois fort gentiment — amoral et avec une famille d�bordante d’incompr�hension sans malice. Toby d�couvre que la dame de charit� qui le trimballe a un sexe d’homme et qu’elle veuille s’en d�barrasser ne le choque pas outre mesure�; de protectrice qu’elle �tait, la voil� fragile et c’est � lui de la prot�ger � l’occasion. Il apprendra au bout du voyage qu’il vient de ce sexe-l�; qu’� cela ne tienne�: une m�re attentive peut avantageusement se substituer � un p�re d�faillant. Quant � Bree, le voyage conforte sa f�minit� h�sitante�: son charme op�re sur un Indien au grand c�ur et elle apprend les rudiments d’un comportement maternel. L’op�ration � subir n’est plus qu’une formalit�. P�re, m�re, fils�: ce sont des r�les et les r�les, �a s’apprend � t�tons, dans le vif, dans le cru de l’existence�; �a s’oublie aussi et �a s’�change. Il est picaresque le compagnonnage de Bree et de Toby et il nous invite � prendre � l’�gard des d�terminismes, des d�terminants et des d�termin�s la distance salubre de l’humour.
Ils expriment cela presque sans mots mais de tout leur corps Bree, Toby et les autres. Bree surtout. On ne louera jamais assez et la ma�trise technique du flou masculin-f�minin et l’infinie d�licatesse des variations �motionnelles dans le jeu de l’actrice Felicity Huffman. C’est elle qui donne � l’aventure que Stanley-Bree vit bon gr� mal gr� la touche, l�g�re et ind�l�bile, d’un choix qui, de visc�ral qu’il �tait, devient responsable. C’est elle qui articule la difficile conqu�te d’une identit� sexu�e � une pr�sence au monde dubitative, ouverte, donc pleinement humaine.
Le sexe�? Une fa�on comme une autre de parler d’amour. Comme p�re et m�re. Comme p�re ou m�re
CQFD. En toute rationalit� solidement lest�e d’animalit�.