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La phratrie et les niveaux de fraternité chez les Lyéla du Burkina Faso

Frčres de clan, frčres paternels, frčres maternels

lundi 4 avril 2011, par Bamony (Pierre)

D’après la définition de l’”Encyclopédie Universalis”, la phratrie est un “terme qui désigne à l’origine des groupes de parenté (phrater : frère) rassemblant plusieurs familles (au sens large) dans le culte d’un ancêtre commun”, on trouve chez les Lyéla du Burkina faso un mot qui a un sens voisin, en l’occurrence, le Dwi. . Celui-ci désigne, d’abord, le clan ; ensuite, la famille étendue. À ces acceptions, il faut inclure les alliances de différents clans, grâce aux échanges matrimoniaux, et les liens de parenté qui en résultent par la naissance des enfants. Selon le glossaire L’Elé-Français du Père François-Joseph Nicolas, le terme dwi (pluriel dwa) désigne d’abord, "race, clan, famille" (au sens très large). Une telle conception du dwi conduit à une notion de fraternité qui s’étend sur plusieurs niveaux de sens qu’il importera de préciser.
 
Pierre Bamony, Doctorat d’Anthropologie Sociale et d’Ethnologie (Université Blaise Pascal - Clermont II - 2001), Doctorat de Philosophie (Paris IV Sorbonne), Diplômé de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales de Paris d’Anthropologie (D. E. A. d’Anthropologie), est professeur de Philosophie et chercheur indépendant en anthropologie et socio-anthropologie dont les investigations ont donné lieu à un certain nombre de publications ; des articles scientifiques dans diverses revues spécialisées et dans Anthropos, en particulier.
 
1- Le système de phratrie
Le mot dwi, qui permet de comprendre le système de parenté chez les Lyéla, est difficile à saisir, voire à définir, comme c’est le cas chez beaucoup de peuples en Afrique de l’ouest. Il signifie clan, au sens que nous avons donné à ce terme, ou encore famille étendue. Il faut inclure, dans cette notion de la famille, les alliances de différents clans, par le moyen de l’échange des femmes, et les liens de parenté qui en résultent par la naissance des enfants. Selon le glossaire L’Elé-Français du Père François-Joseph Nicolas, le terme dwi (pluriel dwa) désigne d’abord, "race, clan, famille" (au sens très large). Ensuite, il s’étend aux espèces, variétés, sortes ou genres végétaux ; ou encore, semences, graines, et par euphémisme sperme en tant qu’il est potentiellement porteur de progéniture. Enfin, il s’applique à la descendance, au sens général et lâche de ce terme.
Yomboué Vincent Négalo compare le dwi au l’ò ou cucurbitacée. Comme cette plante, le dwi prend racine en un endroit précis et s’étend sur un grand espace géographique. L’image de la cucurbitacée utilisée comme symbole du dwi est adéquate dans la mesure où celle-ci s’étend sur la terre grâce aux multiples ramifications de sa tige rampante. Le dwi est la racine ou l’unité matricielle du clan. Il est l’ensemble ou la composante fraternelle des membres de toutes les familles qui appartiennent à un même noyau clanique, en admettant que ce dernier ait des liens ou des alliances avec d’autres qui entrent, ipso facto, dans cette composition générale.
 Cette image de la cucurbitacée, enracinée en un lieu géographique précis, traduit le sentiment généralement partagé par les Lyéla au sujet de leur émigration toujours temporaire. À l’inverse des Moosé dont Michel Izard a montré l’expansion continue dans d’espace, les Lyéla ne peuvent quitter définitivement leur territoire. L’aîné d’une famille, en particulier, quelle que soit l’importance de la famille qu’il pourrait fonder à l’étranger, par exemple, en Côte d’Ivoire ou au Ghana, retournera chez lui nécessairement quand il n’est plus en mesure de travailler ou quand il sentira la proximité de la succession de la chefferie du kwala (kwala-kébal). Dans les années 1980, en raison de la pauvreté du sol à Réo, nous avions posé la question à l’un des aînés et maître de cour d’une des familles Bamouni de Goumédyr, en l’occurrence, Bamouni Bezona, afin de savoir pourquoi, il n’émigrait pas sur des terres plus clémentes du Burkina Faso. Il nous avait fait la réponse suivante : « Nous ne pouvons pas aller nous installer sur d’autres terres et abandonner ainsi nos ancêtres et les autels de nos divinités. C’est ici qu’ils ont enraciné notre kwala qui a permis l’expansion de notre dwi. Nous sommes nés pour perpétuer la tradition et nous mourrons ici. On émigre quand on est adolescent ou jeune. Ce n’est plus l’affaire des adultes qui doivent construire et consolider, sous le regard des ancêtres, leurs familles. Les jeunes nous quittent, mais ils reviennent nous voir, toujours à notre place, veillant avec soin sur les autels de nos ancêtres. »
 On peut dire de quelqu’un qu’il est du même dwi qu’ego lorsque sa mère vient du même clan que la sienne ; ou encore, lorsqu’il parle la même langue maternelle que lui. À ce titre, un Lyel à l’étranger est pour un autre Lyel du même dwi : il s’agit alors d’une fraternité plus abstraite. Enfin, et de façon plus essentielle ou plus concrète, ego est du même dwi que quelque autre personne lorsqu’elle fait partie du même clan que lui. Par exemple, un Bépio Badolo et un Boubié Badolo sont du même dwi. Le mot dwi implique aussi deux nuances fraternelles : d’abord, le nabia qui désigne les « enfants utérins », « frères ». Les nabia, ce sont donc les enfants issus d’une même mère ; mais, par extension, ce terme désigne l’ensemble des individus dont les mères viennent d’un même kwala ou d’un même clan. Par exemple, si la mère d’ego vient du kwala des Bationo et si celle de son voisin en vient aussi, ils sont non pas des amis, mais des nabia. Ils jouissent, dès lors, des mêmes privilèges et des mêmes devoirs par rapport aux oncles maternels. Leurs liens sont profonds et ils ne peuvent avoir des échanges matrimoniaux. Ensuite, dabia  : ce terme s’emploie pour désigner les enfants issus d’un même père et de mère différente. Par extension, il désigne tous les individus qui appartiennent à un même kwala. Par exemple, tous les Négalo de Batondo, parce qu’ils portent le même patronyme du même clan, sont des dabia. Il s’agit ici d’une fraternité plus générale qui semble être sans frontières réelles. On dit aussi qu’ils sont issus d’un même dieu, au sens d’ancêtre, père fondateur, ou yi-redu « un seul dieu ».
 Cette parentalité, en apparence sommaire, cache des complexités quand on y regarde de plus près. Le kwala se fonde sur une unité exogamique ou lignage. En raison de la filiation patrilinéaire et de la résidence patri-virilocale, tout individu appartient au lignage de son père. La parentèle agnatique implique un réseau de relations qui dépasse les bornes de la configuration simple indiquée ci-dessus. On se heurte, néanmoins, quand on veut comprendre cette parentèle, à un écueil : la souplesse ou l’extension des termes qui servent à classifier les membres d’une famille.
 Ainsi, le da (daba au pluriel) désigne, d’abord, le père géniteur ou le mari de la mère d’ego. On l’emploie aussi pour le frère plus ou moins âgé du père, l’oncle paternel ; et, enfin, pour le fils du demi-frère du père. Eu égard à toute cette génération, ego est appelé bi, fils ou enfants. Tous ont droit égal sur le bi qui est soumis à leur égale vigilance éducative. En cas de faute, le bi peut être corrigé indifféremment par l’un ou l’autre. À ce niveau, la responsabilité commune est d’autant plus grande qu’il s’agit du bi-k’é (bi-k’èr)[i], le fils aîné de la famille, en l’occurrence du kélé-kébal (maître d’une enceinte familiale) appelé à succéder à son père après la mort de ses oncles paternels.
 Du mot da, on a composé trois termes voisins : il s’agit, d’abord, du da nak’e ou grand-père paternel ou maternel ; ensuite du daba-so, lieu d’origine des membres d’une cour habitant à l’étranger ou même dans un autre quartier du même village. En d’autres termes, il s’agit de la concession d’enracinement du kwala ou du clan. Enfin, da est une formule de politesse qui sert à désigner tout homme en âge d’être le père de celui qui l’emploie ou à qui l’on parle. Par exemple : "da besõ sono" « chez Monsieur Besõ ».
 On retrouve la même souplesse et complexité du côté de la mère. Ainsi, na (pluriel : naba) s’emploie, stricto sensu, pour désigner la mère génitrice. Il sert aussi pour la ou les co-épouses du père, les épouses du frère utérin ou demi-frère du père. Si le nâ nak’é a un sens précis, la grand-mère paternelle ou maternelle, le mot na peut avoir un sens plus large : il s’emploie alors comme formule de politesse pour appeler ou pour saluer toute femme âgée. De même, le terme nékè(nekana) est précis dans son emploi. Sont ainsi appelées, d’une part, les soeurs utérines ou demi-soeurs du père ou de la mère ; et, d’autre part, les filles des demi-frères du père.
 Quant à la place de la femme dans le dispositif familial, le terme servant à la désigner est extrêmement lâche. En effet, ke (kana au pluriel), c’est la femme en tant que genre ; c’est aussi l’épouse. Ensuite, Ke se réfère à l’épouse des frères aînés ou puînés tout autant que celle des demi-frères ou puînés du mari. Enfin, l’épouse des cousins germains paternels dont les pères sont des frères utérins, est aussi appelée ké. En revanche, l’épouse des cousins paternels dont les pères sont demi-frères, est appelée na ou mère. À l’opposé du terme , le mot b’al (ou b’ala) désigne trois types de relations différentes : il s’agit, d’abord, du mari ou époux d’une femme au sens précis ; ensuite, il s’applique aussi au frère ou demi-frère du mari ; voire au cousin germain du mari. Enfin, pour toute femme d’un clan, b’al sert à qualifier la relation qu’elle entretient avec tout individu de la génération du mari.
Comme le remariage de femme se fait par libre choix de celle-ci, en cas de décès de son propre mari, elle peut devenir l’épouse de ses frères tant dans la cour elle-même que dans l’ensemble du kwala. Dès lors, il s’instaure entre les femmes et les "maris" sous ce rapport un modus vivendi fondé sur la plaisanterie par jeu. Celle-ci est essentiellement verbale, jamais gestuelle. L’attouchement, de quelque nature que ce soit, est absolument prohibé, de même qu’il n’est pas permis à un frère d’une même cour ou du même clan de se retrouver seul dans la maison d’une femme de la génération des frères. Une telle prohibition ne s’applique pas à la génération des mères ou des tantes. Ainsi, dans la plaisanterie par jeu verbal, on n’a rien à craindre tant que celui-ci permet la juste distance dans la relation entre "maris" et "femmes" sous cet angle. Ce mode d’être ou de se comporter banalise la relation. Mais, tout homme, au-delà du jeu verbal, craint la femme de ses frères au sens restreint et général du terme, de ses cousins dans la mesure où l’intimité relationnelle avec elle peut conduire à sa propre perte. Toute relation de ce type doit être toujours transparente, publique, perçue au jour et sous le témoignage de tout le monde.
 Le mot n’ébal (n’ébala) désigne le lien entre les femmes de la cour et les hommes de la génération du père du mari. C’est, d’abord, le beau-père, ensuite le frère plus ou moins âgé du père du mari.
 Le terme bik’é (bi-k’èse), sert à désigner la relation entre les femmes et la génération du père et de la mère du mari. Mais, il comporte trois sens : c’est, d’abord, la bru ou belle-fille. Ensuite, bik’é désigne la femme du petit-fils et, enfin, celle du neveu paternel et maternel. Pour désigner son frère issu de la même mère, une fille emploie le terme nebwo (nebwa). Certes, il ne désigne pas seulement le frère utérin ou demi-frère d’une fille, mais aussi le cousin germain paternel de celle-ci (sauf le fils du demi-frère de son père qui est appelé da).
 Le mot nekwo (nekwa), a une désignation plus précise : il s’agit du lien fraternel (ou sororal) entre garçon et fille uniquement. En d’autres termes, c’est la soeur utérine ou demi-soeur d’un garçon. Cependant, on peut appeler nebwa tous les dabia d’une même cour et de tout le clan. En s’appelant nebwa (frères) et nekwa (soeurs) du clan du père et de la mère, on exclut du même coup toute possibilité de mariage. L’échange matrimonial est toujours renvoyé au-delà des limites du dwi, sans frontières précises. Quand, malgré tout, une union se contracte entre deux partenaires considérés comme appartenant au même dwi, cette dernière est toujours considérée comme scandaleuse ou incestueuse. Néanmoins, elle n’est pas sanctionnée aussi sévèrement que dans le rapport sexuel entre un homme et une femme d’un même clan. Il y a même un surnom pour les enfants issus d’une telle alliance matrimoniale : Bediou (littéralement, « ce qui ne devait pas être consommé »).
 Un terme assez répandu, qui entre dans cette classification parentèle, et dont le sens est assez souple, c’est le n’é (ou n’ana). Il sert, en premier lieu, à désigner le lien entre enfants de même sexe : il s’agit du frère utérin puîné ou demi-frère puîné pour un garçon ; ou bien la soeur utérine puînée ou demi-soeur puînée pour une fille. Ensuite, il désigne aussi le cousin germain puîné pour un garçon (sauf pour le cousin germain fils du demi-frère du père qui est appelé da ou père) ; mais aussi la cousine germaine maternelle puînée pour une fille (sauf pour la cousine germaine, fille du demi-frère du père qui est appelée néké ou tante).
 Enfin, n’é ou na n’é est la fille sur laquelle l’egikwo a un droit absolu. En effet, toute femme mariée, lorsqu’elle est bien traitée par sa belle famille, s’arrange, avec son clan d’origine, pour avoir une n’é (littéralement petite soeur). Elle est peut être une petite soeur utérine, une demi-petite soeur, une petite soeur issue de la même cour ou, au-delà, du même clan. Sa première fonction est d’aider sa grande soeur dans ses tâches domestiques et dans son rôle d’éducatrice. Elle peut être très jeune ou plutôt âgée. Jusqu’à la puberté, elle fera le va et vient entre la belle-famille de sa grande soeur et leur clan d’origine. Tous ses voyages sont accompagnés de divers dons en nature comme le mil, la volaille tuée à cet effet (ou d’autres animaux selon l’aisance des familles) ; et, parfois, un peu d’argent pour acheter des noix de kola à offrir aux personnes âgées de sa cour d’origine. Ces noix sont partagées avec les anciens des cours voisines, voire du quartier. Quand elle atteint l’âge de se marier, sa grande soeur ou tante peut lui suggérer d’épouser soit son propre mari, soit le frère ou le demi-frère de celui-ci, soit le fils d’une des co-épouses de son mari. En général, cette fille se marie dans la même cour que sa tante ou sa grande soeur de sorte que celle-ci puisse continuer à exercer son droit sur elle, voire sur sa future progéniture. En aucun cas, un de ses propres fils ne peut l’épouser ; car elle est considérée comme sa soeur ou sa mère (na) ou sa tante (néké) selon la place de celle-ci dans la génération de sa famille ou de son lcan.
 En fait, l’egikwo (egikwa) est la fille originaire d’un clan qui, par le moyen du mariage, est passée dans un autre. Mais, sa situation est duale : par son corps, son existence quotidienne, elle fait partie du clan de son mari ; à l’inverse, par sa vie, elle appartient totalement à son clan d’origine qui, seul, peut décider de sa mort en cas d’infraction d’une loi tant de son clan d’origine que de celui de son mari. C’est pourquoi, ses relations avec son kwala d’originesont multiples et protégées par des prescriptions coutumières ou religieuses précises et graves. Dans certains cas, telle la désobéissance aux parents pour aller épouser un homme de son choix et non celui auquel elle était promise, elle est frappée d’interdiction de séjour jusqu’à la fin de sa vie. Le terroir ou le quartier lui est interdit et non la communication avec les membres de son clan. Elle peut les rencontrer dans un lieu neutre, marchés, mission catholique ou autres. Mais, si elle s’avise de mettre les pieds dans son village (l’espace occupé par son clan) ou dans son quartier, si elle habite le même village, elle signe son arrêt de mort. Nous verrons un peu plus loin comment les sanctions sont appliquées. Quand une femme ou une fille est dans une telle situation par rapport à son clan d’origine, c’est sa petite sœur ou nâ€™é  "n’é " qui va jouer le rôle d’intermédiaire entre elle et son village ou son quartier d’origine. 
Le fils de l’egikwo s’appelle nekwo-bi ou egikwo-bi. La cour ou le village d’origine (le kwala) de sa mère s’appelle nebõ (nebéné). Il n’en est pas ainsi de la fille. Les Lyéla disent ceci : "Ké be nebõ gi zié" ; littéralement : "le sexe féminin n’a pas de relation particulière avec la cour ou le village d’origine (kwala) de sa mère". En effet, elle se mariera à un autre clan auquel elle appartiendra, en partie, désormais. En revanche, pour le garçon comme pour la fille, le terme nebal (nebã ou nebala ou oncles maternels) reste valable : ce mot désigne le lien entre les enfants d’une mère et les frères utérins ou demi-frères de celle-ci.
 Les relations entre les enfants (frères et soeurs) issus de la même mère et du même père sont profondes et privilégiées. Une telle affectivité dense se retrouve entre les enfants de deux soeurs d’une même mère. Le pendant de ces liens privilégiés se situe dans le rapport singulier entre le nekwo-bi et l’ensemble du clan d’origine de sa mère. Chez les Lyéla, le neveu d’un clan a des privilèges quasi illimités et occupe une place centrale. Avant la christianisation de certaines zones comme celle de Réo (mais cette tradition reste encore profonde pour toutes les autres zones du Lyolo), un neveu pouvait, par nécessité, se livrer au « pillage rituel » de ses oncles ; qu’il s’agisse de ceux des frères ou demi-frères de sa mère, pour ce qui est de sa cour d’origine, ou qu’il s’agisse de ceux de n’importe quel membre de ce clan, nul n’osait lever de protestation : volailles ou animaux à quatre pattes (moutons, chèvres, boeuf etc.) ; il avait accès à tout. Sa place centrale résidait dans son rôle de médiateur en cas de conflits entre villages. Nous verrons ceci plus en détail ultérieurement.
 Le clan maternel apparaît comme un hâvre de paix et de tranquillité pour tout neveu d’un clan. En effet, du côté du père, la tension est souvent vive au quotidien entre demi-frères et parfois entre frères (aîné/cadet, par l’autorité du premier sur le second). Dans le premier cas, ce sont les mères qui mènent la danse en poussant leur progéniture au conflit, par exemple, avec l’aîné de la famille lorsqu’il y a un enjeu majeur, en l’occurrence, l’héritage de biens matériels considérables. L’aîné peut être tué, par exemple, par les cadets qui le suivent dans la génération des successeurs du père, quand il n’est pas lui-même sorcier ou voyant ou assez puissant pour défendre sa vie, ses intérets ou ceux de toute la famille. La situation de l’aîné, dans certaines familles, est d’autant plus inconfortable que les rapports qu’il entretient avec son père sont emprunts de silence, de distance, voire de gène. À l’inverse, il trouve une certaine tendresse, compréhension ou douceur auprès de son grand-père paternel. Cette relation du fils aux pères vivants est marquée par deux attitudes : d’abord, la distance avec son père se double d’une crainte évidente avec le ou les frères aînés de celui-ci ; ensuite, l’obéissance à l’égard de la génération des pères semble plus rigide que dans sa conduite vis-à-vis des frères cadets de son père.
 L’enfant n’est pas forcément élevé par sa mère génitrice. Dans la cour paternelle, en cas de polygynie, une co-épouse[ii], en raison d’arrangements secrets entre femmes, peut prendre son éducation en charge ; même si celle-ci, dans l’espace commun (la cour ou à l’extérieur, par exemple les champs), est l’affaire de tous. Quelle que soit la profondeur des liens qui peut résulter entre cet enfant et sa mère chargée de son éducation, il est certain qu’il ne peut reconnaître comme oncles maternels que les seuls membres du kwala de sa mère biologique. En effet, il n’est pas interdit à cet enfant d’épouser une n’è (petite soeur) de sa mère éducatrice. En contre partie, il s’en occupera comme s’il s’agissait de sa mère génitrice dont il a également la charge quand elle n’a personne d’autre pour s’occuper d’elle.
 À l’opposé, au sein du clan maternel, le neveu n’a rien à craindre : ni violence par sorcellerie, ni tentative d’empoisonnement, ni conflit apparent ou souterrain de la part de la fratrie. Bien au contraire, il est tranquille et il est même courtisé, voire sollicité pour avoir accès à certains privilèges auprès du kélé-k’èbal, son grand-père ou son oncle ; ou pour calmer des querelles internes à la cour ; ou encore pour courtiser une fille à l’intention d’un de ses cousins. Il est le neveu de toute la cour. Il se libère au niveau de la parole et il peut exprimer tout haut ses pensées, contrairement à la cour paternelle où la réserve, le silence, voire la méfiance sont de rigueur. À propos des Moose, Michel Izard décrit l’heureuse situation du neveu chez ses oncles maternels qui ressemble assez à celle que peut connaître le Lyel chez les siens : « L’oncle maternel est un papa gateau chez qui un maintien de bon ton n’exclut pas une liberté de parole et de geste impensable dans la cour paternelle. Ici, être à son aise, prendre ce que l’on veut, ce n’est pas "faire comme chez soi", c’est faire le contraire ». [1980 : 190].
 En fait, la clé de voûte du système de parenté chez les Lyéla est le dwi. Par une espèce d’extension continue rendue possible par les alliances matrimoniales, il étend ses branches au-delà des bornes du lignage agnatique. Ainsi, si l’on considère la situation d’un individu donné, on peut dire que son dwi se conçoit selon deux modalités fondamentales : d’une part, les membres du lignage de son père (da kwala) ; d’autre part, ceux de sa mère (na kwala ou nebõ). Entre lui et ces ensembles s’étale ou s’étage une diversité de configurations dont nous avons tenté de comprendre l’essentiel ; du moins, les liens les plus manifestes ou les plus importants.
 En réalité, kwala et dwi font apparaître la situation de l’individu sous les formes suivantes : par le premier, l’individu est enclos dans l’espace spirituel et la dimension spatiale que dessine son kwala. Il appartient corps et âme à celui-ci. Même ses propres biens ne constituent pas une jouissance exclusive. Sa liberté se situe dans les limites des règles édictées par les Pères fondateurs de son kwala, lesquelles ne semblent pas vouloir changer de nature quelles que soient les mutations opérées de l’extérieur par l’influence directe des populations voisines ; voire celle, indirecte, de peuples lointains par l’intermédiaire des migrants. Nous n’avons pas non plus remarqué qu’il en existe de nouvelles ; ce qui indiquerait que les lois fondamentales de ces clans seraient insensibles aux apports extérieurs ou, du moins, qu’ils savent bien les adapter à l’esprit de leurs traditions. Car les gardiens des traditions s’acharnent à prodiguer toujours le même enseignement en insistant davantage sur le caractère rigide, inchangeable des Nia ou lois traditionnelles. Les pères fondateurs des kwala, soutient Yomboué Vincent Négalo, ont dit ensemble des parolesconstitutives du kwala  qui ne doivent pas être changées ni enfreintes sous peine de mort. Dès lors, les lois intériorisées du kwala exercent, en permanence, une pression sur l’individu sans qu’il en soit toujours conscient.
 Quant au dwi, sans pouvoir contenir chaque kwala en particulier, il est de dimension plus ample que ce dernier. En effet, par les diverses relations matrimoniales, il s’étend à bon nombre d’entre eux, non seulement dans l’espace d’un quartier, d’un village, mais même au niveau de tout le Lyolo. Car il n’y a point de Lyel qui n’ait quelque lien de dwi avec une famile ou un clan aux quatre coins de la Province du Sanguié. Des gens pourront toujours trouver un rapport de parentalité, même ténu, entre les uns et les autres en remontant aux grands-parents, voire aux arrières grands- parents.Le dwi a, de ce point de vue, une extension continue qui, par-delà l’étroitesse des réseaux du kwala, couvre chaque Lyel en particulier. Ainsi, un Lyel à l’étranger peut échapper aux membres de son clan. Mais, il aura du mal à s’extraire de ceux du dwi dès lors qu’il s’agit de Lyéla. Que ce soit en Côte d’Ivoire ou au Ghana, ces derniers se sont toujours regroupés non forcément par clan mais par dwi. Partout présent, il semble poursuivre tout lyel ; d’autant plus qu’il est ce par quoi les clans fondés sur les liens du sang, ont trouvé le moyen de s’ouvrir aux autres communautés. Et c’est le mariage qui opère cette ouverture en enrichissant les clans par l’apport des neveux.
Cette structure de la parentèle fondée sur le dwi a aussi une certaine incidence dans les rapports entre les clans.
 
2 - Les différentes communautés ou clans
Le titre de ces recherches comporte le terme "clan". C’est un mot qui est quelquefois utilisé dans la littérature anthropologique pour désigner des groupes africains. Mais il nous a semblé qu’on ne se donne pas la peine de définir, voire de clarifier cette notion afin de comprendre dans quelle mesure elle s’adapte aux modalités de fonctionnement social des groupes ainsi désignés. Ce terme clan, d’origine anglaise, dérive lui-même du gaélique clann qui signifie : "famille" chez les Ecossais, et "descendant" chez les Irlandais. En fait, selon le Dictionnaire Bordas, le clan est un "groupe social, en Irlande ou en Ecosse, constitué par plusieurs familles ayant une origine commune". Si l’expression "origine commune" paraît plutôt confuse, imprécise ou floue, on peut retenir néanmoins le fait qu’il s’agit de "groupe social", constitué de plusieurs familles.
 Les caractéristiques que Jean-Pierre Dozon donne de la société bété de la Côte d’Ivoire, précisent davantage ce que peut bien signifier le terme de clan dans le contexte de l’Afrique sub-saharienne. En effet, dans la société bété comme dans tout clan, en général, la filiation est « patrilinéaire et la résidence patri-viri-locale ». Mieux, le grigbe ou « lignage proprement dit est, avec le village l’institution fondamentale. Il se présente à la fois comme un "groupe en groupe" : groupe de chasse, groupe totémique, (les membres d’un grigbe respectent un interdit alimentaire commun généralement animal), groupe économique et foncier (les terres de culture sont distribuées en son sein, sous tutelle du doyen de lignage, le grigbeño-ite), et comme unité exogamique énonçant ainsi le premier interdit matrimonial, ou l’impossibilité de se marier dans son propre patrilignage. » [1985 : 87-88].
 Bien que Bété et Lyéla soient situés dans des zones géographiques, non seulement fort différentes, mais aussi éloignées, l’organisation sociale de ces deux groupes est, dans ses grands traits, assez analogue. Chez les Lyéla, le kwala joue le même rôle que le grigbe des Bété. Mais, avant d’approfondir le sens du kwala, voyons à travers le rapport de Joseph Bado de Sienkou, l’idée que les Lyéla eux-mêmes s’en font. En effet, selon cet homme, « tout clan a son kwala-gi (littéralement : maison du kwala) et repose sur des fondements invariables. Le kwala est comme une barque qui traverse une étendue d’eau ; hors de cette barque, on est voué à l’échec, à sa propre perte. Aussi, tout homme appartenant à un kwala, doit, pour éviter de se perdre dans la vie, suivre rigoureusement les enseignements et les traditions qui lui sont spécifiques et qui régissent sa conduite, sa vie. Il doit le faire avec franchise et gaité. Il importe que chacun porte le nom du kwala auquel il appartient et respecte ses susulu (interdit, défense, prohibition) afin qu’il n’ait point d’histoire avec ses frères de clan. L’homme de bien est celui justement qui fait sien l’enseignement de son kwala. Il est, ainsi, appelé à vivre très longtemps au milieu de ses frères et autres hommes. Il verra ses petits-fils et ses arrières petits-enfants. Et sur son lit de mort, il pourra exprimer clairement ses dernières volontés avant de rendre l’âme ».
 Dans ce type de société communautaire où le particulier n’a d’existence que par la solidité de ses liens au groupe, le salut de l’individu réside dans la pratique scrupuleuse de la religion traditionnelle : c’est-à-dire à la fois dans sa soumission à l’esprit de la famille clanique et dans la protection des divinités de son clan. Dès lors, on ne met pas sa vie à l’abri des occurrences adverses liées aux membres malfaisants de la famille[iii], en fuyant le clan et ses divinités, ni en se soustrayant à ses devoirs vis-à-vis d’eux. Paradoxalement, c’est là où le danger est permanent pour la vie, la santé que réside la sécurité absolue de l’individu pour autant que sa biopsychè est pure. Car, chez les Lyéla, les sorciers, gardiens des traditions, ne sont autorisés à attenter à la vie d’un membre du clan que dans la stricte mesure où celui-ci a enfreint les lois traditionnelles ou Nia. En revanche, s’il n’a commis aucun délit, si on ne peut lui faire aucun reproche, les méchants ou les membres nocifs du clan de la famille peuvent, en cachette, tout tenter contre lui : ce serait vain. On permet seulement qu’il soit blessé dans son corps s’il n’a pas assez de puissances protectrices personnelles, mais on ne touche pas à sa substance vitale qui appartient au clan. Elle est sa propriété exclusive.
 Ces remarques montrent l’importance du kwala chez les Lyéla. Le Père François-Joseph Nicolas décrit ainsi le kwala comme ce qui symbolise l’unité de la gens : gens ou clan est, pour cet auteur, l’ensemble des individus qui forment une communauté ayant le même patronyme. En outre, cette communauté se réclame des mêmes ancêtres ou d’un même père mythique. Ainsi, chez les Bamouni, ou les "mouni-li " (gens du mouni), un des clans dits autochtones de Réo, « l’autel du kwala est une butte de terre en pains de sucre, recouverte des plumes, du sang, des morceaux de foie des victimes immolées ; au sommet et sur les flancs parfois émergent les cornes des buffles abattus autrefois à la chasse... Cet autel est construit à l’intérieur d’une case qui lui est réservée (kwala-gi). Sa garde et son service sont confiés au doyen de la gens, qui est en même temps le chef de clan » [1953, Paris Av. XIV, 2 : 819]. En fait, la forme du kwala change selon les clans. En revanche, son sacrificateur est toujours le plus âgé des membres de la communauté, et forcément, le chef du clan.
 Dans ce même article, le Père Nicolas écrit : « Lorsqu’un groupe de la gens essaime pour aller s’installer sur d’autres terres gagnées sur la savane, il peut prélever une parcelle de la terre du kwala primitif afin d’établir une annexe, un autre autel-kwala qui aura lui aussi sa case ». Contrairement à cette affirmation, même si l’on doit admettre l’existence de scissions au sein des kwala, une telle entreprise est contraire à la réalité. Les séparations, même si elles ont existé, sont plutôt originaires et exceptionnelles. Chez la majeure partie des clans, il est impossible de prélever une parcelle du kwala primordial, voire de le déplacer. Il demeure toujours là où les ancêtres fondateurs du clan l’ont construit. Quel que soit le nombre des membres d’un clan émigré ailleurs, pour s’acquitter de leur devoir lié à celui-ci, ils retournent dans leur village d’origine. Selon les anciens de certains clans, notamment celui des Négalo de Batondo, un membre qui ose déplacer une parcelle du kwala meurt autant que toute sa famille. Aussi, lorsque les groupes qui ont essaimé ont un sacrifice à faire sur leur kwala, ils n’ont d’autre choix que de revenir dans le village d’origine pour ce rite.
 Le sacrificateur du kwala est non seulement le plus âgé du lignage[iv], mais aussi le premier fils d’une famille. Refuser cette fonction est absolument interdit ; à la limite si le successeur vit à l’étranger, il est autorisé à désigner quelqu’un à sa place car le refus d’assumer cette tâche héréditaire entraîne la mort de l’audacieux.
 D’après les anciens de Goundi, le kwala connaît, sans exception, tous les membres qui composent la communauté, c’est-à-dire depuis le bébé qui vient de naître jusqu’au plus âgé des membres de la communauté, en passant par les adultes. C’est ainsi que l’on sait qui, parmi les hommes, s’est acquitté de ses devoirs vis-à-vis du kwala. À titre d’exemple, tout homme du clan Négalo de Batondo, que son père soit encore en vie ou non, est tenu obligatoirement, outre l’offrande d’un sachet de gros sel à l’autel de son clan, de sacrifier sur le kwala certains animaux qu’il achète pour la première fois avec le fruit de son travail. Il s’agit, en l’occurrence, du premier bélier, du premier taureau ; le premier bélier castré, le premier taureau castré, le premier chien castré s’il espère castrer les siens durant sa vie. Toutefois, ces obligations varient suivant les clans[v]. Tant que ces animaux n’ont pas été sacrifiés sur le kwala, on n’a guère le droit d’en acheter pour soi-même. Autrement, il s’agira d’un susulu, cest-à-dire la transgression d’un interdit dont la sanction est la mort. Ces animaux sont appelés kila ywèn : les « affaires » ou les « choses des ancêtres ».[vi]
 Le kwala est fait de composantes qui lui sont intrinsèquement, "corporellement" unies. Il s’agit d’esprits ou de dieux annexes au kwala qui sont vénérés par les différents clans qui en sont les maîtres. En dehors du kwala, ils n’ont aucun sens. Pour le clan Négalo de Batondo - mais ceci est vrai aussi pour les autres clans lyéla, avec naturellement des variances - dépendant ou faisant partie du kwala, il y a les divinités suivantes : kwala-lali (forge ou enclume de l’autel du clan), kwala-bwi (Eaux sacrées de l’autel du clan), kwala-piò (collines sacrées de l’autel du clan), kwala-nébil (théurgie originaire de l’autel du clan). Nous analyserons ultérieurement la place de ces divinités et leur sens dans et pour chaque clan.
 En dehors des divinités liées au kwala, il y a le kwala-yil  ; ce que le Père François-Joseph Nicolas appelle "autel-de-clan-nom" ou "nom de l’autel de clan". Il écrit notamment : « ancêtre éponyme avait donné naissance à la gens qui était la réunion des anciennes familles (...) qui portaient le même nom et qui étaient censées issues de la même souche » [1953 : 819]. Le kwala-yil est donc l’identité d’appartenance au clan. Il est donc le nom patronymique porté par tous les membres d’un même clan. Par exemple, Négalo ou Nébié, Bamouni ou Bationo, ou encore Bayala[vii] sont des patronymes que portent les individus appartenant à ces clans. Pour désigner le clan dans son unité par le patronyme, on dit : les mouni-li, les tiono-li, les yala-li, le terme li désignant hommes ou groupe d’hommes.
 Ainsi, le kwala-yil permet à tous ceux qui le portent, non seulement de déterminer leur appartenance juridique à tel ou tel clan, mais aussi et surtout d’éviter les alliances endogames jugées incestueuses.
 Le kwala apparaît donc comme la loi fondamentale constitutive de l’essence, du corps réel, c’est-à-dire de la vie d’un clan. C’est dans ce sens, d’ailleurs, que Yomboué Vincent Négalo l’entend[viii]. « Kwala signifie une même bouche ou une seule et même parole (ni redu). En d’autres termes, il s’agit d’un contrat social scellé par les ancêtres d’un clan donné. Ceux-ci se sont réunis, à l’origine, pour dire des paroles qui visaient à consolider leur unité sociale ; des paroles qui ont été au cœur et à l’origine de l’organisation sociale. L’âme ou l’union du kwala sont ces paroles mêmes. Par conséquent, elles constituent à la fois les traditions et la force de celles-ci. Et pour que l’union demeure toujours, les ancêtres ont posé des conditions que les membres du kwala ne doivent en aucune façon, transgresser : ce sont les susulu. »
 Chaque kwala a une prohibition primordiale d’origine thériaque. Ainsi, le kwala Bamouni de Réo, tout autant que celui des Négalo de Batondo, ont pour susulu la tortue. Selon Yomboué Vincent Négalo, l’origine de celui de son kwala résulte du fait originaire suivant : « Notre père ancestral s’était égaré en pleine brousse lors d’une chasse. La soif le terrassa dans son errance sans issue. Alors qu’il était sur le point de mourir, il y eut une tortue qui allait se tremper dans une boue. Elle revenait vers lui et montait sur la poitrine du mourant afin de le rafraîchir. Elle fit ce va et vient plusieurs fois (des milliers de fois) jusqu’à ce qu’enfin de chasseur reprit ses esprits. Il se releva et suivit la tortue vers une direction bien précise : il s’agit d’un cours d’eau. Il se désaltéra et promit à soi-même et à ses descendants de ne plus jamais consommer la viande de tortue. Il voulait ainsi manifester sa reconnaissance envers cet animal qui lui avait sauvé la vie. Dès lors, cette promesse devient, de fait, un susulu ; et quiconque, parmi ses descendants, transgressera cette promesse, en mangeant de la viande de tortue, deviendra aveugle. Même s’il trempe son pied dans les restes d’une tortue tuée, dans la cendre, par exemple, une maladie du pied l’attaquera. Cependant, si quelqu’un mange la viande de tortue sans le savoir, rien ne lui arrivera »[ix].
 Mais un animal ne constitue pas forcément pour tous les kwala un totem. Tel est le cas du clan Bationo de Toukon, un quartier de Réo. Plusieurs éléments, impossibles à réaliser, forment ensemble ce qui tient lieu de totem à ses membres : ils ne doivent pas manger les fruits d’une branche morte de karité ; ni les bronches des petites fourmis rouges que l’on trouve au pied d’une meule à écraser le mil, un lieu qui recueille la farine et dont elles se repaissent, le temps d’un tel travail. Néanmoins, il n’est pas interdit, comme cela est courant, de les consommer mortes dans les galettes de mil quand on ne peut les extraire de la farine. Il est interdit de consommer le placenta d’un taureau ainsi que de s’abriter à l’ombre d’une sorte de petite herbe gluante dont on se sert pour faire une décoction de purge.
Chez ce même groupe, on trouve une singularité au niveau du kwala. En fait, les Bationo de Toukon n’ont pas un seul kwala comme tous les autres clans mais au moins trois branches d’un même kwala. Néanmoins, ces diverses branches ne sont pas endogames : il interdit à leurs membres de contracter des alliances matrimoniales entre eux, lesquelles résultent d’une scission de la même branche lors de l’occupation de l’espace par pères. Elles jouissent d’une autonomie de responsabilité au niveau des actes rituels, des compensations matrimoniales etc. Chaque branche a aussi son cimetière, organise l’enterrement de ses morts, la célébration des funérailles sans en référer aux autres autrement que sous la forme d’une information ordinaire comme on le ferait pour tout autre kwala. Mais les membres de ces diverses branches se reconnaissent et s’appellent dabia ou frères ayant un même ancêtre. 
On dit généralement, chez les Lyéla, que le kwala connaît tous ses membres. À ce propos, nous avons posé la question à Yombouè Vincent Négalo pour savoir comment l’on sait qu’un membre du kwala a commis un susulu, sachant que des membres de la communauté sont dispersés dans de nombreux pays de l’Afrique sub-saharienne. Il répondit effectivement que le kwala connaît tous les membres de la communauté Négalo, par exemple, mais ce n’est pas le kwala lui-même qui porte atteinte à la vie de quelqu’un quand celui-ci enfreint les lois de la communauté ; ce ne sont pas les divinités garantes de l’intégrité des Nia du kwala, c’est-à-dire du respect de la parole des pères fondateurs, du contrat ancestral, qui causent la mort d’un coupable. Ce sont bien les sorciers du clan qui agissent en leur nom. Les ancêtres ou pères fondateurs du kwala ont parlé une fois pour toutes. Et leurs paroles se perpétuent à travers les actes des vivants, comme une actualité par la vigilance des plus âgés de la communauté. Nous verrons, dans la dernière partie de ces recherches, par quels divers moyens les anciens exercent l’autorité et maintiennent le système social dans une rigidité qui ne tolère aucune innovation ou changement.
 Les anciens de Goundi tout autant que Joseph Bado de Sienkou envisagent le kwala de la manière suivante : c’est ce qui tient uni l’ensemble des membres d’un clan. Il les garde soigneusement comme on porterait un bébé dans les bras ou comme des œufs dans la main. Il signifie l’origine même du clan, de la communauté ou de la famille en tant qu’entité unique. Il en est le créateur, c’est-à-dire son essence et son fondement. C’est pourquoi, il est dans l’intérêt de toute famille, de toute composante du clan, d’enseigner aux enfants les interdits et les règles relatifs au kwala. Il importe - et c’est là son intérêt majeur - que chaque individu suive strictement les traditions (luri-é-puri). Car l’infraction de celles-ci provoque souvent la mort de certains membres du clan.
 Il s’agit, en réalité, d’un ensemble de maximes que les Lyéla interprètent soit comme de simples règles coutumières soit comme des lois traditionnelles. La confusion semble voulue pour satisfaire davantage au sentiment irrépressible de la structure invisible que tout incline à la prédation et à la nihilisation des substances vitales des membres délinquants du clan. Dans ce contexte social, il ne s’agit pas de prévenir, dès lors qu’on suppose que tout le monde est instruit de ces maximes depuis la tendre enfance, mais de laisser commettre la faute pour exposer la victime, l’abandonner sans défense aux pouvoirs mortifères de la nuit. Ainsi, entre l’interdit de coucher avec une femme du clan, voire d’enjamber ses pieds ou de donner une tape affectueuse dans son dos et celui de ne jamais oser insulter ni son père ni sa mère, la gravité de la faute est de nature différente. Il en est de même de la règle qui recommande aux hommes du clan d’éviter de prendre place sur la natte d’une femme du kwala et celle de ne point détourner une épouse de clan pour le compte d’un ami. Une maxime défend même à chacun de ne rien voler qui appartienne à un membre du clan dans le même espace villageois. Enfin, entre l’interdit d’acquérir du poison ou des théurgies destructrices dans l’intention de nuire à la vie d’un membre du clan et la nécessité d’avouer une faute constatée aux anciens du kwala, il y a également une nuance considérable. Le fait qu’il n’y ait pas d’instruction claire sur le niveau de gravité entre ces diverses maximes laisse la porte ouverte à toutes les interprétations arbitaires de la structure invisible ; ce qui lui permet également d’exercer aisément son pouvoir sur la structure apparente.
Quant aux anciens de Goundi, ils expliquent l’origine du kwala selon le mythe suivant : « un jour, un homme se rendit aux champs. Il s’assit sur une butte de terre et se mit à pleurer. Car tous ses enfants étaient morts. Brusquement, un phénomène (kôn ou chose ou apparition) descendit du ciel et se dressa devant lui. Il demanda au malheureux homme la raison qui lui causait tant de peine et le faisait tant pleurer. Il lui répondit qu’il n’avait plus personne au monde et qu’il était venu ici expressément pour être dévoré par un lion ou un fauve quelconque. Le kôn lui dit alors qu’il ne sera pas dévoré, car il lui confierait quelque chose qu’il lui recommanderait de garder précieusement. S’il agissait ainsi, il retrouverait une famille nombreuse et redeviendrait un homme heureux et bien. Et ce qu’il lui donna était le kwala ».
 Ce récit traduit bien la place centrale du kwala chez les Lyéla, comme symbole et fondement du bien humain : la nécessité de l’être humain comme unique richesse et source de bonheur. Et le fait que l’individu ne puisse se soustraire à la vigilance du kwala ou de ses membres, s’explique par l’extension continue et l’ampleur du pendant du kwala, en l’occurrence, le dwi qui rend intelligible le système de parenté, en soi fort complexe.
 
Références Bibliographiques
– Encyclopédie Universalis” ; 
– Dozon Jean-Pierre (1985) : La société bété -Côte d’Ivoire- O.R.S.T.O.M.-Karthala, Paris ; 
– Izard Michel (1983) : Les archives d’un royaume africain-Recherches sur la formation du Yatenga (Thèse pour le doctorat ES Lettres et Sciences humaines sous la direction de Georges Balandier), Paris-V-Sorbonne) ;
– Nicolas (R.P.) François Joseph (1953) : "Onomastique personnelle des Léla de la Haute Volta", in Bulletin de l’Institut Français de l’Afrique noire, AN., 2, P. 819, Paris ;
 #Glossaire L’Elé-Français (1953), IFAN, Dakar ; 
– Schott Rüdiger : (1987) : "Serment et voeux chez les ethnies voltaïques (Lyéla, Bulsa, Tallensi) en Afrique occidentale",in Droit et Culture-Revue trimestrielle d’anthropologie et d’histoire, Vol. 14, Paris

Notes
[i] – Cette orthographe adoptée par les Pères Gilbert Bon et François-Joseph Nicolas et dont nous nous inspirons dans le cadre de ces recherches, permet, au niveau de la prononciation, de remplacer l’apostrophe par un i. Cela donne : bi-kié, par exemple.
[ii]Nous avons montré dans notre manuscrit (Sorcellerie et violence en Afrique noire) [P. Bamony] au sujet des méfaits de la polygamie à quel point cette responsabilité peut être une torture pour l’enfant. Il peut accumuler, sur lui, involontairement, toutes les rancoeurs et frustrations, toute la violence des jalousies entre concubines. Il est souvent martyrisé en l’absence de sa mère génitrice sous couvert d’éducation.
[iii] – Nous verrons un peu plus loin et de façon plus explicite, le sens de ces luttes souterraines ou infra-sensibles que se livrent les frères de clan. Nous verrons comment chaque clan a organisé sa dynamique sociale de manière à la reposer sur de combats mortifères invisibles.
[iv] – Les Lyéla sont organisés selon un système patri-lignager puisque les membres de chaque kwala font référence à une même ascendance, plus exactement, à un même père fondateur de l’entité sociale.
[v]Chez les Négalo de Batondo, les devoirs vis-à-vis du kwala dont tout membre masculin doit s’acquitter (ceux des filles du clan seront accomplis par leurs maris sous forme de compensations matrimoniales dont nous verrons ultérieurement plus en détail les modalités) sont jugés équitables. En effet, si je m’abstiens, j’oublie ou si je me montre incapable de m’acquitter de ces premiers devoirs sur mon kwala, je suis seul responsable de ma mort en cas d’infraction. En revanche, chez le clan Bamouni de Réo, seul le fils aîné des enfants d’une même mère est tenu à ces obligations sur le kwala au nom de tous ses petits frères. Mais, malheur à ses autres frères s’il ne parvient à le faire : en cas d’infraction, non seulement il perd la vie, mais même la suite de ses frères, par ordre de naissance, mourront après lui. Car le cycle infernal ne peut être arrêté que si l’un d’entre eux (le plus âgé vivant encore) s’acquitte de ces devoirs sur le kwala.
[vi] – Ces animaux sont désignés comme les « affaire »s des ancêtres en tant qu’ils doivent être les premiers à être servis en qualité d’ascendants ou de pères fondateurs du kwala : ceux sans lesquels il n’y aurait pas de famille. Cela signifie aussi que c’est une affaire ennuyeuse ou embarrassante qui fait craindre (en raison des difficultés financières à s’en acquitter), qui effraie dans la mesure où son non exécution ou son infraction (même à son insu : par exemple, lorsque quelqu’un use de mon argent donné ou prêté pour acheter un animal vivant qui est ensuite immolé pour une raison quelconque, c’est, malgré lui, une infraction qui lui est imputable) entraîne inévitablement la mort.
[vii] – La radicale Ba dans ces noms, dérive de bal qui signifie homme (vir). Ainsi, Bamouni désigne tout homme appartenant au clan Mouni. En ravanche, lorsqu’il s’agit d’une femme, son patronyme commence par qui signifie femme. Par exemple, Kantiono désigne toute femme (même mariée, une femme garde le nom de son clan d’origine) ou toute fille issue du clan tiono.
[viii] – Cet homme, décédé en 1993 à Réo, était le dernier de trois frères dont notre père est l’aîné, aujourd’hui chef du clan Négalo de Batondo. Il était fort instruit dans les traditions des Lyéla et il nous a beaucoup apporté par son enseignement sur ces traditions au cours des années 1978 à 1984. Il fut aussi consulté par le professeur Schott qui cite son nom et ses propos dans un de ses articles sur le kwala lors de ses recherches sur les Lyéla en 1982-1983.
[ix] – Le professeur Schott a entendu de la bouche de membres des Bamouni de Réo-Essosso, qui a aussi pour susulu, la viande de tortue, une version semblable (voir : « Serments et voeux chez les ethnies voltaïques (Lyéla, Bulsa, Tallensi) en Afrique Occidentale » - "Droit et culture" vol. 14, Paris 1987 : 34). Ces clans ont seulement, en commun, la thériomorphie, en l’occurrence, la tortue. Pour le reste, ils ont des traditions différentes comme les compensations matrimoniales de mariage, les devoirs envers le kwala etc.