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Projet de civilisation, imposture et illusion
IV - Le messianisme, nouvel instrument politique


L’approche juste du monde complexe qui est le n�tre s’ouvre, en apparence, sur des perspectives sombres. Nous croyons avoir perdu toute forme de rep�res dignes de guider des voies d’investissements politiques ou sociaux. Cette perte n’est, en fait, qu’apparente car il nous reste le formidable moteur de nos convictions et un lieu d’exercice et d’action�: notre environnement imm�diat.

��N’ayez pas peur�!��, c’est ainsi que Jean Paul II exhorta les Polonais � sortir de l’emprise du communisme. Par un subtil d�tour, un Pr�sident fran�ais ��d�complexe�� ceux qui demeuraient fig�s dans la peur et qui craignaient d’exprimer leur ressentiment contre des ennemis qu’il fallut inventer. Il a fait de cette d�livrance un embl�me de sa campagne pour briguer les suffrages des fran�ais. D�livrance�! Certes mais pour ouvrir quelle bo�te de Pandore�? Il ose�! Il fait ce qu’aucun autre avant lui n’avait os�. Nous donnons dans le sensationnel, l’h�ro�que, le fantastique, bref il gravit pas � pas les degr�s d’un Olympe au pied de laquelle on viendra bient�t d�poser en sacrifice toutes les victimes expiatoires d’un ordre immuable. Le Pape, dans les ann�es 80, en Pologne, n’�tait pas le d�clencheur de la peur, un r�gime coercitif s’en �tait charg� durant des ann�es. Les pays de l’Est europ�en savent encore ce qu’ils doivent de s�quelles � des r�gimes tyranniques.

Aujourd’hui, un autre pape vient nous tenir des propos identiques, nous signalant qu’il ne faut pas avoir peur de la religion et, il est clair pour lui qu’il s’agit de son �glise qu’il veut universelle.

Sous nos cieux, la peur n’est plus ��organique��, il faut l’entretenir et le th�me de la s�curit� en est un excellent moteur. Il tra�ne avec lui, nombre d’avatars�: prot�ger la France, lutter contre la r�cidive des criminels, etc. L’app�tit de la peur pour son autojustification est insatiable. De nombreux faits d’actualit� nous �voquent ces peurs sourdes et les activent au point qu’elles finissent par servir de ��passeures�� � des transformations progressives mais profondes qui orienteront nos soci�t�s vers des formes en compl�te rupture avec l’histoire politique des d�mocraties. Et cette tendance ne concerne pas que la France, la plupart des pays que l’�conomie de march� a fa�onn�s se trouvent pris par l’inqui�tude et la peur. En corollaire, le besoin de pr�servation et de protection se fait plus puissant mais que veut-il dire d’autre que retour � la puret� des origines�? Puret� des nations, puret� de l’identit� et de nos cultures autoproclam�es de sources jud�o-chr�tiennes. (Se rappeler comment Brice Hortefeux envisageait une modification constitutionnelle s’ouvrant sur une s�gr�gation de fait pour y placer ses quotas.)

Peu avant le d�bat imposteur sur les modifications constitutionnelles, interrog� par 20minutes (m�me article), Dominique Rousseau, professeur de droit constitutionnel et membre de l’Institut universitaire de France, r�agit � cette annonce�: ��Changer de constitution pour y inscrire les quotas, contraire au principe d’�galit� entre les hommes, revient � remettre en cause des valeurs sur lesquelles repose la soci�t� fran�aise depuis 1789. Cela n’est jamais arriv�: ce serait la premi�re fois dans l’histoire politique fran�aise depuis cette date. Si on va jusqu’au bout, on touche aux valeurs fondatrices de notre soci�t�.�� Brice Hortefeux continue son travail en profondeur, dans tous les recoins du territoire pour chasser le ��sans papier��, ce gueux de nos cultures. Ainsi le principe essentiel de la R�publique, l’�galit�, dispara�t peu � peu, vidant le paysage d�mocratique de sa substance initiale. On le savait d�j�, il suffit d’observer les d�cisions de justice pour comprendre que la justice n’est plus aveugle, ni �quitable, de m�me l’exercice de la m�decine d�rive-t-il vers une lente distinction entre m�decine de masse et m�decine d’�lite... La crise �conomique qui secoue le monde nous rappelle � tous - mondialement - que les citoyens des pays riches vivent � cr�dit, que leur confort est constamment menac� car factice. Et, si nous n’y prenons pas garde, emport�s par l’�moi que ces �v�nements font na�tre, c’est le chaos qui menace, la peur qui rampe. Apr�s le danger g�n�r� par les �migr�s, voil� maintenant que des ��sp�culateurs�� sans scrupules menacent notre symbolique baguette de pain. L’individualisme animal, fruit naturel du lib�ralisme, est exhort� � se d�fendre. Peu � peu, le ciment de notre soci�t�: la fraternit�, ce lien de solidarit� qui forge un peuple se trouve menac� par la fragmentation des revendications, l’atomisation progressive de la vie sociale. Un projet global, un id�al pour la France, pour l’Europe�? Ces mots sont d�sormais vid�s de sens car il y a, dit-on, plus urgent. Si le principe de la la�cit� se trouve r�guli�rement mis en cause, il sera sugg�r� aux libres penseurs, aux m�cr�ants et aux ��apostats�� de trouver, ailleurs, une autre culture d’accueil.


Cr�er des ennemis

En France, depuis une quinzaine d’ann�es, ce combat contre le chaos s’organise�: contre les ��sauvageons��, les voyous, les prostitu�es, les ��coureurs de rue��, les �trangers en situation ill�gale... On matraque les SDF venus �taler leurs plaies dans les quartiers o� l’ordre doit r�gner. Aux USA et dans nombre de pays ��modernes��, les moyens techniques et des dispositions l�gislatives sont utilis�s pour gommer les troubles � l’ordre public. Et la peur facilite le silence, l’absence de critique, la perte de la raison la plus imm�diate. Ce combat pour le retour de l’Ordre est li� � une recherche de puret� comme s’il s’agissait de revenir � un �tat d’harmonie universelle. Aspiration qui impose logiquement l’�limination des agents impurs, ces racailles qui hantent les banlieues, tels des fauves, � la recherche de victimes inconscientes du danger.

Peu importe qu’en France, notamment, la m�fiance s’accroisse � l’�gard de la jeunesse (Fichier Edvige), il faut un ennemi, mais pas seulement, l’ordre doit porter des symboles et des valeurs solides. Le recours au religieux est donc incontournable. M Kagan, un n�oconservateur am�ricain, estime que, pour ��fa�onner le monde�� les d�mocraties doivent s’unir contre ��les grands pouvoirs autocratiques et les forces r�actionnaires du radicalisme islamique��. (The return of History and the end of dreams)

Au vu d’une partie de l’actualit�, une telle affirmation pourrait para�tre naturelle mais pourquoi les nations les plus puissantes du monde ont-elles tant besoin de porter le fer contre un ennemi qui lui est consid�rablement inf�rieur�? Le Mal a la particularit� de s’infiltrer partout, tirant profit des moindres d�faillances, c’est pourquoi, le combattre impose une vigilance constante. Il y avait d�j� quelque chose de mystique dans les discours de Bush, partant � l’assaut de l’Irak et de ��l’axe du mal��. Apr�s l’Irak, c’est maintenant l’Iran qui symbolise ce nouveau diable. Ici, en Europe, nous avons �t� forc�s d’entendre que le pr�tre est plus r�solument porteur de sacrifice qu’un instituteur. Aujourd’hui le Pape s’invite en grande pompe dans le pays o� 1789 avait balay� le pouvoir religieux. En Italie et en Espagne, que ce soit gr�ce � l’Opus Dei ou par d’autres groupes d’influence, le religieux p�se plus que jamais dans les affaires politiques. Au Canada, le combat pour la libert� de l’avortement se trouve accul� � la d�fensive par les attaques virulentes d’un cardinal, Jean Turcotte. Ce dernier, bien s�r, se pr�valant du respect de la vie et des valeurs sacr�es de l’humanit�, tout au moins celles dont les pr�lats ont la m�moire.

L�-bas, on continuera sans broncher, de voir accoster des bateaux de cadavres, l�, ce sont des clandestins qui seront morts de faims et de soif dans leur qu�te d’un autre monde, ici les charters de ��reconduite�� seront b�nis par des pr�lats promus auxiliaires d’un �tat qui affirmera ses valeurs h�ro�ques sans complexe. Ils b�niront aussi les vaillants combattants qui ��iront chercher le pouvoir d’achat avec les dents��. Face � un ennemi impitoyable qui s�me le d�sordre, il faut des guerriers valeureux, conscients qu’ils portent les banni�res d’une civilisation cristalline dans ses desseins, universelle et profond�ment enracin�e dans l’Histoire. Il faut investir les forces de la civilisation au service d’un messianisme renouvel�.

La n�cessit� de l’ordre s’est introduite naturellement dans les slogans politiques, sous l’�gide d’imp�ratifs �conomiques�: de l’ordre dans le code du travail, assainir les finances publiques, �liminer les graisses inutiles et se pr�parer � muscler la gouvernance, tol�rance z�ro, discours militaires des �conomistes, incantations guerri�res des gouvernants... L’ennemi semble partout�! Nos cultures ont travers� des zones au cours desquelles aux gouvernements rationnels se sont substitu�es des formes th�ocratiques de ��gouvernance��. Ainsi durant les p�riodes troubles de la fin de l’Empire romain d’Occident, ��l’univers fut aux mains de puissances mal�fiques et tyranniques��. Sous cette dictature, le peuple humili� et sans ressource crut en l’av�nement d’un ordre nouveau – une forme inattendue de communisme port�e par un roi proph�te – qui r�ussit � terrasser le monstre en donnant naissance � une nouvelle civilisation, la n�tre. Pour d’autres proph�tes, le mal pouvait �tre d�finitivement vaincu par un retour sans faille � la foi primitive. Le messianisme des pauvres d�sorient�s �merge l� o� survient un processus de rapide changement �conomique et social agrandissant le foss� entre riches et pauvres. (Jean Delumeau, La peur en Occident)

La peur, encore une fois, revient, avec le retour � l’ordre, son esp�rance, l’�radication du mal son combat�!


La peur, acc�l�rateur de l’individualisme

L’ins�curit� �tait au cœur du d�bat politique bien avant le 11 septembre 2001. Bien des ann�es avant, il fallait d�j� lutter contre la violence au quotidien, les actes d’incivilit�, la d�linquance primaire et la d�linquance organis�e. L’ins�curit� �voque �galement cet �tat int�rieur que connaissent beaucoup de citoyens fran�ais et europ�ens devant la mondialisation, le ch�mage, les d�localisations, le manque de rep�res dans un monde mouvant et incertain auquel rien ne les a pr�par�s – ce qui signe d’embl�e la faillite du syst�me �ducatif et de l’information... Il touche �galement les repr�sentations que l’on se fait de l’avenir�: les retraites, la place de chacun au sein d’une Nation ou, plus prosa�quement, de ��ma cité ».

Il r�f�re �galement � une autre forme de qu�te beaucoup plus intime, celle du corps et donc des atteintes dues � la maladie – on l’oublie souvent... Une angoisse est toujours diffuse et c’est pour cela qu’elle a besoin d’�tre nomm�e. Une angoisse n’a v�ritablement de prise que si elle frappe � l’intime.

La campagne r�cente de vigilance contre la d�pression, lanc�e au printemps 2008, fut, � ce point, tr�s significative. Voil� donc un mot, simple, direct qui parle � plusieurs niveaux de nos vies quotidiennes. Mais il ne prend de sens qu’� travers des syst�mes de repr�sentation, des images et donc de l’�motionnel. Il n’existe, derri�re une expression aussi redoutable, aucune notion rationnelle ��instruite��, au sens o� des arguments scientifiques ou historiques seraient pos�s pour �tayer les discours, pour justifier des mesures concr�tes qui seraient alors inscrites au sein d’un projet de soci�t�. Au lieu de cela l’�motivit� est �rig�e en principe non seulement, de gouvernement mais aussi de lien social sans autre justification que ces arguments qui signent un retour � des r�flexes archa�ques. Par ses vertus agglutinantes le mot regroupe des peurs fondamentales de nos soci�t�s, lesquelles d�coulent de tout autre chose que de la violence incivile de quelques turbulents et les solutions que l’on pr�tend apporter doivent �tre simples, efficaces et imm�diatement r�alisables. Nul doute que l’on franchit la ligne rouge qui s�pare le profane du sacr�...

Si, en France, les notions religieuses de la d�livrance et de l’esp�rance surprennent, il y a bien longtemps qu’elles fleurissent dans d’autres pays.


L’exorcisme, outil de pouvoir

On pense sans doute que le recours � l’�motionnel r�sulte de l’immaturit� affective d’un Pr�sident. Nous aurions tort de n�gliger ainsi le caract�re emphatique de l’appel aux sentiments car, � l’�motivit� comme r�gle de gouvernement, s’adjoint un compl�ment indispensable, un rem�de divin, de vertu religieuse, l’exorcisme. La D�mocratie, en France, est menac�e par une perversit� politique�: la th�ocratie la�que. Il n’est pas n�cessaire d’�tre un pr�lat pour en appeler aux ��grandes forces de la vie��, aux puissances de la foi. Durant les grandes campagnes de l’Inquisition, au cours des XVIe et XVII e si�cles, les grands exorcistes �taient des profanes.

Toucher l’�motion, c’est toucher l’instinct, c’est r�veiller les pulsions les plus archa�ques qui gisent tapies au fond de chacun. L’effort de civilisation consiste, la plupart du temps, � �riger des barri�res puissantes, celles du lien social, celle de la solidarit�, en rempart aux titans des passions d�cha�n�es. Et c’est pourquoi il n’est plus question d’�galit� ni de Fraternit� et nous ne sommes plus libres. Si la coh�rence fondamentale de notre vie est menac�e par les sombres nuages du Chaos et de la d�sesp�rance, il n’est pas d’autre r�ponse que d’�radiquer toute forme d’h�r�sie en d�signant un ennemi, des ennemis. Au diable les grandes valeurs, voici venu le temps des proph�tes�! Les mouvements politiques conservateurs ont toujours pris � leur compte des slogans fond�s sur le renouvellement de la vie – ��Ordre nouveau�� – sur la victoire de l’ordre face au Chaos, sur la r�habilitation des valeurs fondamentales de la puret� – de la Nation d’abord, du sang ensuite –, sur la puissance de la foi et de l’esp�rance. Martin Wolf note, � juste titre, que la puissance mod�le de toutes les d�mocraties oscille actuellement entre deux formes de pouvoir repr�sent�s par McCain et Obama. ��Le premier se cherche des ennemis, tandis que le second pr�f�re conclure des accords. Le premier est manich�en, tandis que le second se montre conciliant�� (Le Monde, suppl�ment �conomie du mardi 9 septembre 2008, p. IV) Mais, au fond, ajoute-t-il, il s’agit, derri�re, de moyens distincts pour prot�ger la puissance militaire et �conomique des USA, de pr�server ce formidable mod�le d’organisation que repr�sente cette puissance, pourtant sur le d�clin.

La France, pensons-nous, est porteuse de mod�les, ceux des id�aux de la R�volution et de la Convention des Droits de l’Homme. Dans cette p�riode trouble qui s’ouvre aux Fran�ais mais aussi aux Europ�ens, gageons que les dirigeants politiques fran�ais sont observ�s avec attention par leurs partenaires. Et si cet artifice aveugle qui consiste � boucler sans m�nagement les jeunes d�linquants, r�exp�dier des ��sans papiers�� au fronti�res, pour recouvrer l’ordre public, diffuse ses nuages d’illusions, alors les valeurs de la D�mocratie seront menac�es et pour longtemps. Avons-nous le choix, entre des protestations, apparemment inutiles, contre les outrances du pouvoir et la passivit� silencieuse�? Si nous nous laissons prendre par la fascination des slogans messianiques qui visent au plus bas des instincts, si nous nous laissons aller � la puissance des mots cathodiques, alors le renoncement n’est pas loin. Notre conscience se dissout dans une atomisation confuse du monde. Nous nous engageons dans un tunnel de passions et de d�cha�nements qui sont les r�ponses des uns - jeunes, exclus du champ social et les esprits novateurs - � l’arrogance des autres. Le combat est perdu d’avance. Les d�fis qui attendent les citoyens modernes imposent de s’extraire de la confusion de masse pour revenir aux �l�ments simples de la proximit�, l� o� les choses gardent un sens banalement humain, l� o� nous mesurons le contour de nos actions et de leur port�e.

Que faire alors contre la formidable puissance de ce pouvoir�? Il nous reste les choses simples de notre environnement imm�diat, l� ou, pour chacun, nous pouvons trouver un horizon. Miner ses forces au fondement, rien n’est plus efficace contre un Titan, l� o� notre connaissance du terrain surpasse sa vigilance. Souvenons-nous du colosse aux pieds d’argile�! Il est dans le pouvoir de l’individu d’opposer sa conviction humaine au pouvoir du g�ant. La peur est un agent au pouvoir contaminateur puissant, elle conduit au combat. Devons-nous entonner un chant guerrier ��afin qu’un sang impur abreuve nos sillons�� ou bien pr�f�rons-nous d’autres formes de lutte�? Dans des avenirs proches, ces questions risquent d’�tre d’actualit�.

Pour ma part, au ��N’ayez pas peur�!��, je r�pondrai�: ��Pourquoi aurais-je peur�? je sais ce qui m’importe le plus et nul pr�lat ne saurait me dire ou m’enseigner la voie juste.��

Lire, sur le m�me propos, l’article de Memorial 98 Beno�t XVI encourage les int�gristes antis�mites

septembre 2008 par Illel Kieser ’l Baz


Notes�:

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