Actuellement, sur la blogosphère, dès qu’il s’agit de l’Islam les débats sont vifs voire violents et, la plupart du temps, chacun s’en tient aux présupposés du moment. Je ne me retrouve que rarement dans ces dires. Les seules références faites sont celles que l’actualité nous présente depuis environ 30 ans, or il s’agit d’un avatar déplorable - radicalisme sauvage, interprétations archaïques, violences faites aux femmes, etc. - de l’Islam fondamental. On connaît peu l’Islam des sources, il m’est donc apparu important de retranscrire ce que l’on m’en avait enseigné et qui m’a profondément marqué, au point que ces percepts conduisent toujours mes méditations du moment sous l’égide de la raison. Plus tard, affranchi des indications parentales, j’ai pu explorer les textes fondateurs de l’Islam, dont le Coran, mais pas seulement... mes convictions sont demeurées intactes et je demeure moi-même laïc. Il est regrettable que, pour des raisons, souvent historiques, il soit fait peu de place aux philosophes et penseurs de l’Islam. Qui connaît, par exemple, Fethullah Gülen, religieux penseur et écrivain turc, adepte du soufisme ? Cet homme qui a consacré sa vie à résoudre la délicate question des relations entre le monde sacré et le monde profane, vient d’être couronné comme l’intellectuel le plus influent du monde par le mensuel britannique Prospect et par la revue américaine Foreign Policy. Comme nombre de musulmans, il dénonce la volonté despotique des radicaux de l’Islam car il prêche pour que croyants de toutes religions et profanes puissent vivre au sein des organisations sociales en parfaite harmonie.
En publiant cet article sur Agoravox, je ne doutais pas un instant de ce qu’il provoquerait comme réactions.
Ce texte paru en 1989 dans la revue Conscience de, éd. Lierre et Coudrier, a été réédité en 2000 sur Hommes et faits. Il faisait partie d’une série d’articles échangés avec une philosophe marocaine de grande notoriété, adepte soufi, Leïla Zouggari dont vous trouverez les textes ici : L’amour, Dieu et le soufisme
J’espérais, incidemment, que le lecteur y trouverait une lecture intéressante de la société à partir du Coran. Ma réflexion portait sur la dissolution du lien social et sur la nécessité de reprendre aux sources ce qui permit la création des états modernes. En effet, les principaux idéaux de nos démocraties semblent avoir quasi disparu. La question se pose en effet de savoir si une nation peut vivre, durer, créer si la vie des citoyens est réglée par une infinité de lois et de règles, au point que de plus en plus, y compris aux USA, le législateur s’incruste dans la sphère privée en tentant chaque fois de la rendre conforme à des normes que seuls quelques experts anonymes définissent sans que l’on connaisse vraiment les causes sous-jacents, les intentions, les finalités objectives.
On constate aussi que les événements déterminent de plus en plus la production des lois. Il suffit d’un fait divers dramatique pour que, soudain, une loi soit votée, le plus souvent dans une intention coercitive, restrictive et défensive. Est-il besoin d’énumérer les secteurs de la vie qui font l’objet de ces intentions masquées du législateur ? La liberté sur Internet, les flux migratoires vers les pays riches, la vie intime (avortement, santé, mœurs, mariage, etc.), la place du religieux et, symétriquement, le problème de la laïcité, la sécurité publique, l’insertion des populations de confession musulmane au sein de pays de tradition prétendument chrétienne, le statut des étrangers, etc. L’émotionnel et le spectaculaire comme déclencheurs de la conscience sociale, les passions tiennent lieu de ferment aux gouvernements divers. Cela induit une atomisation complète des paramètres du champ social, on se noie dans les détails en oubliant l’essentiel, le fondamental, les racines historiques de la société ce qui fonde, crée et entretient le lien social. En France, toutes les mairies affichent : « Liberté, Égalité, Fraternité », mais, qu’est-ce que cela veut dire ?
Comparée au Christianisme et au Judaïsme, parmi les religions du Livre, l’Islam présente, pour l’anthropologue, une singularité non négligeable : il s’agit d’une religion historique, la vie du Prophète est bien située ethniquement et historiquement. Les sources sont nombreuses. L’évolution historique de la pensée et de la mystique islamique, parallèle à ses conquêtes, est bien repérée.
La lecture que je présente ici comme personnelle, appartient à une très longue tradition transmise par les enseignements, souvent de manière orale. Elle est commune et peut dévoiler au lecteur occidental, pétri de préjugés, une singularité suspecte. Il est cependant intéressant de noter que l’Islam, civilisation et religion, nous lègue une vision du monde dans laquelle la notion d’instinct est parfaitement circonscrite, bien avant que la psychanalyse ne vienne nous en dire quelques mots. Étonnante cette notion de mesure dans l’émotion et la passion dévoreuse, cette attention portée à la mesure et à l’écoute de l’autre, associée à la connaissance comme lien social et facteur d’inventivité mis au service du bien commun.
Étonnante cette mise en garde contre les passions dévorantes, annihilant la dimension humaine !
Étonnant ce besoin de nouer une alliance avec l’autre, avec la nature par la connaissance !
Étonnant ce rappel du principe vital de la terre nourricière, comme si, des siècles auparavant, l’Islam nous avait aussi légué un modèle philosophique de respect et de préservation de la nature. Après 4 siècles de domination du principe de la philosophie mécaniste, née au XVIe siècle, quand on découvre les ravages provoqués par la folie de la domination de la nature par l’Homme, on se prend de panique car il ne se trouve aucun modèle dans la pensée occidentale pour faire face à la catastrophe annoncée.
La notion d’amour n’existe pas en Islam, comme elle existe en Occident, fondée la plupart du temps sur la passion fusionnelle qui lie deux êtres ensemble. Néanmoins, si l’on s’en tient à l’idée de la force du désir qui lie les individus entre eux, assurant la pérennité d’une communauté, tant par la sexualité que par le partage à l’intérieur d’un groupe, il est possible de prendre en compte le terme Rahma (prononcer en roulant le r et en aspirant fortement le h comme le j de Jota en espagnol, le ma sera bref avec accent bref sur le m).
Rahma est une combinaison de plusieurs termes renvoyant à des formes différenciées d’affects. Tout d’abord, rahma repose sur l’attention sensible que l’on porte à autrui, ar-riqa. C’est le geste juste, celui qui correspond à l’attente chez l’autre. Être sensible, c’est être juste dans ses attentions. Ar-riqa n’est pas forcément présence ou effusion de tendresse ou de gestes concrets. C’est l’attention juste, celle qui emplit l’autre à l’endroit où le vide, l’appel, se créent en lui. Ar-riqa traduit une sensibilité aiguisée par l’écoute attentive. Ainsi, aimer un enfant, c’est d’abord le comprendre pour, ensuite, remplir ses besoins en favorisant le libre développement de ses potentialités. Cette sensibilité se fonde sur l’écoute et l’attention portée à l’autre. Le besoin serait censé naître d’une libre adaptation des forces de l’entité humaine à son environnement.
Rahma est aussi bâti sur la capacité au pardon - al-maghfira - pardonner à autrui dans une tension à résoudre toute forme de conflit, dans un souci d’équité - équilibre - et de cohésion de la communauté. Toute la force de l’Islam réside dans la recherche du compromis - un équilibre régulateur - entre les tendances individuelles et la cohésion du groupe, hors d’une aliénation de soi et dans la perspective d’une sauvegarde de la force créatrice de chacun mise au service d’un ensemble plus vaste.
Enfin at-ta’attuf, représente le dernier versant de rahma, c’est la douceur nourrissante et sécurisante représentée par l’image de la tente familiale, par la cohésion du groupe ou par l’existence de la communauté des croyants - la Umma.
Tout ce qui est nourricier est rahma. Utérus se dit rahm. At-ta’attuf est le principe nourricier, complément de ar-riqa. L’attention portée à autrui est nourricière - généreuse - car elle implique le pardon, une attention sans faute, ni calcul, ni arrière pensée et c’est sur ce nid de confiance que s’édifie ce principe qui favorise toute création.
On perçoit ainsi la dialectique qui s’établit entre le groupe et l’individu, l’image personnelle est consolidée par le respect d’un échange équitable entre soi et les autres.
La communauté, ne constitue pas une masse anonyme mais un ensemble cohérent auquel on donne et dont on reçoit. À l’individu sa part de collaboration et de compassion, au groupe de rendre la sécurité dans un partage équitable.
L’une des qualités essentielles de rahma est de permettre le sacrifice de hawa, ce désir compulsif, passion ravageuse et aveugle, hissant alors chacun dans une lignée d’évolution positive.
Cet aspect sacrificiel gêne souvent des sensibilités forgées aux préceptes modernes de l’Occident qui entendent d’abord par là castration ou négation du désir instinctuel. Et il est dit classiquement, dans ce contexte, que le refoulement est ferment de violence. C’est ignorer l’effort de civilisation fondé sur la connaissance du monde extérieur et du monde intérieur. Or, c’est la juste combinaison de l’un et de l’autre qui conduit à une évolution salvatrice fondée sur le sacrifice de ce qui est inutile et sur l’ouverture au monde par l’usage de la juste force.
Ainsi dans l’Islam, la notion de violence se conceptualise de toute autre manière et paraît - tel est mon avis - tenir compte des manifestations complexes de la personne dans son échange avec le milieu. Avant de comprendre la notion de sacrifice du hawa, il convient de savoir que le fondement même de l’accès à la raison - ’aql - passe, dans l’Islam, par la gestion libre et consentie des passions irruptives, sécrétions immédiates de l’entité humaine.
Or, tout individu est censé représenter la totalité qui l’environne ; elle est à la fois son patrimoine et son lieu d’épanouissement - générés par rahma. Il y apporte son savoir acquis grâce à la quête de connaissance qui l’anime. Cette quête entraîne différents compromis dont celui d’une gestion mesurée des passions. La raison - ’aql - est comprise alors comme capacité à gérer tout autant la liberté d’action - hurriya - que le sourd grondement animal des désirs.
Un des grands préceptes donné à leur enfant par les mères musulmanes du Maghreb est : « Agis et mesure-toi ».
L’action est conduite dans un souci constant d’équilibre - principe d’équité - entre les nécessités de la communauté et les besoins individuels, lesquels interviennent en compromis constant entre l’avidité première et le souci de raison. Gérer le désir, c’est rester dans ces limites - hudud - qui tracent d’une manière abstraite l’espace sacré de la communauté. Passer au dehors, percer ces barrières, c’est courir le risque du bannissement, encourir la honte d’autrui. Et cette honte, qui le met « hors ban » peut rejaillir sur l’ensemble de la lignée. Ce serait assez dire que l’individu n’est pas seul responsable mais que son histoire participe de la mise en commun d’un savoir faire et d’un expérience qui s’est accumulée au fil des générations.
C’est en elle que se génère la violence destructrice car il n’existe plus alors ni terre nourricière - Umma - ni principe de cohérence - rahma -, livré à lui-même, l’individu perd toute mesure et n’a plus de raison - ’aql. Le hawa qui n’est pas géré par un principe de raison et de mesure est source de chaos ; il est fissure à l’intérieur des limites, laquelle peut entraîner toute la communauté - Umma - et l’effet d’un seul peut amener un retour au chaos - shirk - des premiers âges. Si en chacun sommeille une propension au désordre - jahili - la raison et la mesure, rahma et le pardon sont sources d’équilibre et d’action prospère - al khayr.
L’Islam est équilibre entre deux pôles, hawa et rahma. Le pacte social se place donc sous le signe du double lien entre la quête de connaissance enrichissante pour chacun et la recherche de la tendresse familiale ou ethnique qui se manifeste le plus souvent avec effusion lors des fêtes rituelles.
La violence est considérée comme provenant de l’absence d’un tel principe de cohérence, représenté par Allah, l’Unique, Unité et Totalité. Autour de cette unité à laquelle l’individu se soumet - Islam - en toute conscience, toute action trouve une place juste.
Le principe d’unité et de totalité est aussi au centre de la psychologie analytique mais on la retrouve tout aussi explicité dans le Taoïsme et dans l’Hindouisme sous une forme quasi similaire.
C’est la multiplication des idoles, par confusion entre la réalité physique et l’au-delà, qui conduit à une perte de la cohérence première et génère la violence. L’individualisme est compris, dans ce cas comme perte de la rahma sans laquelle la personne retourne à l’avidité première des instincts non domestiqués et au chaos, même si, en soi, il nous apparaît un ordre. Ce dernier n’est ni action, ni mesure. Il est soumission à un principe personnel, le plus souvent impartageable, une idole en quelque sorte, son but n’est pas forcément cohérent avec celui de la communauté. Dans l’assouvissement des contraintes que ce lien génère, il n’existe aucune possibilité de connaissance et de lumières intérieures. Quand les idoles se battent, refusant d’obéir à un principe unique, la communauté des vivants sombre dans le chaos.
Ceci n’est pas l’apologie du monothéisme selon l’Islam, il s’agit d’une base de méditation. Quant à savoir ce qui se passe aux limbes de l’espace sacré, c’est d’autre chose qu’il s’agit. Il apparaît bien là qu’en franchissant les limites de la communauté, chacun risque de sombrer dans la folie des passions, en présumant de ses forces. L’Islam se fonde en permanence sur la mesure et, par suite, sur la négociation, l’échange. Et si Muhammad lui-même demeure un modèle de banni il fut aussi fondateur d’une très puissante civilisation. Ce fait paradoxal reste à méditer, modèle d’une singulière négociation entre la conscience individuelle et les impératifs de la collectivité.
À la suite de la publication de cet article, aucun commentaire n’a porté sur le fond. Je m’attendais aux attaques habituelles contre l’Islam, le rappel des divers méfaits de ces prétendus défenseurs de la foi que sont les « barbus » de tous poils. Seuls quelques commentaires se sont arrêtés sur la référence à un soufi, Fethullah Gülen dont je n’ai cité aucun écrit. Ce silence est-il éloquent ? Possible. En cessant d’être dans l’islamophilie ordinaire, sans doute n’y-a-t-il plus rien à dire.
Le problème reste posé de l’intégration de l’Islam dans nos sociétés urbanisées. Il est certain que l’intégration ne s’est pas faite des populations issues des différentes vagues d’immigration des années 70/80/90. Après l’Indochine et le Vietnam, les populations qui avaient fui la guerre, toutes de confession bouddhistes n’avaient, apparemment jamais posé problème, laissant penser que leur intégration s’était faite sans bruit. C’était oublier que les populations d’origine asiatiques vivent, la plupart du temps en véritable communautés, avec leur propre lois, leur police, leurs réseaux de communication. Ce sont des enclaves au sein de nos villes. Rares sont les sujets asiatiques isolés dans le bled de nos campagnes, par contre les africains se dispersent plus facilement et on en retrouve même dans des lieux relativement isolés de la campagne française.
Le 11 septembre 2001 signe, pour l’Islam, le début d’un processus de rejet et de méfiance dans tous les pays industrialisés. Si aux USA et au Canada, la suspicion s’est peu à peu estompée, il demeure à l’égard des populations de confession musulmanes un rejet rampant et multiforme. En Europe le risque de rejet est plus manifeste, il s’exprime à tous les étages de nos sociétés, dans les débats culturels mais aussi jusque dans les quartiers et, bien entendu, dans les commissariats, car la manifestation ostensible d’une différence de religion est vécue comme une provocation, ce qui est moins le cas sur le continent Nord-Américain ou les multiples courants religieux s’affichent volontiers, pourvu qu’ils respectent les lois fondamentales de la fédération. Ainsi, en France, la question de la laïcité, largement bafouée par le chef de l’État, rebondit-elle sur des sujets de confession musulmane dès qu’il s’agit de mœurs.
Le statut de la femme toujours en question est mis en exergue pour les pratiquants de l’Islam et on oublie que le nombre de femmes battues a largement augmenté en France.
On attribue les violences urbaines aux difficultés d’intégration de ces « populations d’immigrés », ce qui est un moyen commode d’esquiver le vrai débat de l’urbanisation de la périphérie des grandes villes.
Faire l’amalgame et désigner un bouc émissaire a toujours été, depuis la nuit des temps, un moyen commode pour les pouvoirs en place de fuir leurs responsabilités tout en assurant leur emprise...
Ainsi, lors d’une Méga Brocante organisée le 13 juillet 2008 à Évry, des officiers de la Police Municipale sont intervenus sur le stand d’un libraire pour lui ordonner de retirer de la vente tous ses livres ayant trait à la culture musulmane. Parmi ces livres figuraient des biographies de Mahomet, des recueils musulmans, un traité de philosophie d’Averroès, des auteurs comme Khalil Gibran, Yasmina Khadra, Aïcha al Wafi, Malek Chebel, des livres sur l’architecture musulmane, sur la cuisine au Maghreb, ainsi que des exemplaires du Coran. C’est un fait choquant et inquiétant, car on peut penser que la police municipale a pris cette initiative sous l’égide de la hiérarchie sans en référer au maire de la commune. Ce qui est le propre des milices et il s’agit d’un acte de sédition.
L’application systématique, mécanique et rationnelle de la politique « d’immigration choisie » devrait alerter à plus d’un titre mais la résistance demeure locale, au cas par cas, tant il est difficile de contrer la propagande d’État.
L’association Mouvement des Indigènes de la République publie régulièrement la liste de tels actes que l’on s’applique à isoler du contexte. Isoler, empêcher d’avoir une vision globale sont des instruments efficaces de la coercition.
Je pense que les conditions sont réunies pour qu’une nouvelle chasse aux sorcières s’organise : désarroi économique et institutionnel, récupération de la peur, invocations répétées à la protection des populations indigènes...
Les historiens ont bien repéré les éléments qui conduisent à la « chasse aux sorcières », Norman Cohn, par exemple mais le rapprochement doit être relativisé, nos sociétés largement policées ne peuvent se livrer à des pratiques barbares, d’un autre temps. Nos élites pratiquent plutôt l’art de la dissimulation et du double langage, profitant largement du souci de chacun d’oublier les troubles du monde. Face à la peur, l’hypnose est un excellent allié des polices de l’exclusion.
Mais nous devons garder à l’esprit que l’existence du « bouc émissaire » est d’abord destinée à détourner la conscience collective des véritables enjeux d’une société tourmentée par un désarroi profond. Et les causes de ce dernier sont ailleurs !