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Le voyage de L�opold-Muhammad Asad

� propos du Chemin de La Mecque


Le titre de l’ouvrage de Muhammad Asad, alias L�opold Weiss, Le chemin de La Mecque (Fayard 1998) est �videmment un clin d’�il, complice et peut-�tre narquois, au chemin de Damas, cher � l’hom�lie et � l’iconographie chr�tiennes, qui a fait de Saul l’ap�tre Paul. Mais qu’un Juif soit all� de Mo�se � J�sus, presque son contemporain, Juif comme lui, peut sembler - malgr� la violence de la conversion telle qu’elle est pr�sent�e par la tradition - un simple infl�chissement de la foi dans le sens m�me de l’histoire. Par contre, il n’y a ni continuit� historique, ni correspondance th�ologique apparente dans le passage de Mo�se � Mahomet chez un Juif d’Europe centrale du XXe si�cle, au moment m�me o� le sionisme actualise en projet politique l’esp�rance eschatologique du retour � J�rusalem.

Itin�raire singulier, donc, que celui de Muhammad Asad qui, n� L�opold Weiss, juif et sujet autrichien en 1900 dans une ville � population majoritairement polonaise, trouvera dans le monde musulman, surtout arabe, une patrie et physique et spirituelle. Ce Muhammad Asad n’est ni un aventurier � la fa�on de Lawrence d’Arabie, ni un plumitif amateur et pourvoyeur d’exotisme, ni un asc�te d�daigneux du monde qui encastrerait sa m�ditation dans la solitude du d�sert, ni un �rudit enfi�vr� par la recherche d’un manuscrit rare... Pourtant il est grand voyageur et se montre capable de servir efficacement qui -individu ou �tat- semble suivre Le chemin de La Mecque�; journaliste, il sait regarder et faire voir situations historiques et profils psychologiques, villes et campements et rendre la vibration des paysages�; sensuel, il l’est comme seul peut l’�tre le nomade � qui le d�sert a appris la volupt� de l’eau�; m�ditatif, il laisse l’islam creuser sa vie en destin, soit lui accorder ��la part qui lui est d�volue dans tout ce qui arrive���; �rudit, il fait si bien son miel de l’apprentissage des langues, de la fr�quentation des livres et des hommes de foi qu’il acquiert une r�putation m�rit�e d’islamologue.

Si le travail r�tribu� du journaliste europ�en assure mat�riellement les tours et les d�tours du voyage, c’est bien l’Islam qui les unifie en d�marche coh�rente, qui fait se r�pondre en �cho p�r�grinations et aventure int�rieure. Mieux encore�: il donne � cet itin�raire le myst�re d’une vocation accomplie sans r�v�lation fracassante, au rythme de ces marches et de ces haltes dans le d�sert qui emp�chent l’existence de stagner dans les m�diocrit�s de la vie s�dentaire ...

L�opold Weiss arrive au terme d’une enfance heureuse, nourrie de la Torah et du Talmud, avec le sentiment que le Dieu des Juifs se contente par trop d’un r�le de chef de tribu. La tentation du christianisme ne dure pas�: si son Dieu est universel, il enseigne une spiritualit� coup�e du corps et des contingences sociales qui risque de mutiler l’existence. Le sionisme, qui enfi�vre l’opinion juive � Londres, � Vienne ou � Berlin, est une illusion dangereuse�: � pr�tendre enjamber 2000 ans d’histoire pour reprendre le pass�, il ne peut que le d�naturer et hypoth�quer l’avenir. L�opold est un jeune journaliste de 22 ans quand il arrive � J�rusalem. Il d�couvre que la Palestine est peupl�e d’Arabes, musulmans pour la plupart, et que ce sont eux qui perp�tuent -dans leur langue, leur allure, leur mode de vie- les moeurs et la dignit� des figures bibliques, et non ces immigrants au sionisme cat�chisant et aveugle, importateurs de toutes les discordances de l’Europe... Ici commence cette conversion du regard qui lui fera abandonner le monde d’o� il vient pour entrer dans ��un monde d�pourvu de limites d�finissantes mais jamais informe, se suffisant � lui-m�me mais ouvert de tous c�t�s��, c’est-�-dire ��le d�sert maternel�� et les hommes qu’il enfante. Les haltes dans les villes, Damas, Amman, Le Caire, Bagdad sont, avant La Mecque ou M�dine, l’occasion de rencontres, de conversations, de lectures qui lui font peu � peu d�couvrir l’Islam comme la cl� de vo�te d’un certain art de vivre tel que le pratiquent encore des hommes, illettr�s ou savants, porteurs de la parole du Coran. Car, nous dit Muhammad Asad, ��L’Islam ne me paraissait pas une religion... mais plut�t une mani�re de vivre�; moins un syst�me th�ologique qu’un ensemble de r�gles individuelles et sociales fond�es sur la conscience de Dieu��. L’Islam comble les lacunes de l’Ancien et du Nouveau Testament�: il transcende toute appartenance tribale ou nationale et s’adresse � l’homme total. Il n’y a pas � violenter le corps au nom de l’�me mais seulement � r�guler les app�tits du corps selon les exigences de la conscience morale. Le rationalisme pragmatique de l’Islam fait que la discipline qui s’impose au croyant est � la fois mat�rielle et spirituelle, individuelle et sociale, morale et politique. Avec une telle vision de l’Islam, Muhammad Asad n’a gu�re de sympathie pour les courants mystiques qui le traversent�: vouloir se perdre en Dieu, c’est escamoter le message profond�ment humaniste du Coran.

Et pourtant, il lui a bien fallu constater le d�labrement de la civilisation islamique�: la scl�rose de la r�flexion et de l’enseignement religieux a entra�n� affaissement spirituel et d�sagr�gation sociale. Mais puisque l’Islam perdure, une renaissance est possible�: il s’agit de r�actualiser le message coranique par la r�flexion, d’y int�grer - � la plus grande gloire de Dieu et au service des hommes - les acquis scientifiques et techniques de l’occident au lieu de se laisser d�border par eux, de confier � des hommes de foi et d’action la mission de r�insuffler son esprit de justice et d’�quilibre dans des soci�t�s mises � mal par les luttes tribales ou par la colonisation... Cette esp�rance fait que Muhammad Asad n’h�site pas � se mettre au service d’hommes qui lui semblent capables de faire exister un islam social et politique dans les territoires soumis � leur autorit�: Ibn Saoud , les S�noussis de Tripolitaine, les fondateurs du Pakistan... Mais il n’abandonnera jamais son ind�pendance de jugement et de conduite, si bien qu’il ne sera jamais tout � fait -et jamais pendant longtemps- un homme politique. Son fils nous dit qu’� la fin de sa vie (il est mort en Espagne, � 92ans) son appartenance � l’Islam, jamais remise en question malgr� son amertume devant le g�chis pakistanais ou les trahisons de la dynastie saoudienne, s’infl�chissait vers la m�ditation et qu’il comprenait mieux ces recherches mystiques longtemps consid�r�es comme des d�rives �motionnelles d’un message coranique d’essence rationnelle.

Une belle vie que celle de L�opold-Muhammad, et rayonnante malgr� l’�chec de son militantisme politico-islamique, malgr� ce qu’il faut bien appeler plus largement l’�chec de l’islam politique, voire de l’Islam tout court, lequel se manifeste surtout, l� o� il est massivement pr�sent, par une torpeur intellectuelle et sociale propice � la dictature et � la corruption ou, au contraire, par une violence fanatique o� s’engouffrent les rancoeurs contre l’occident et peut-�tre aussi le d�sir et la peur d’une libert� sans tutelle. �chec qui pr�munit le lecteur du Chemin de La Mecque de toute tentation d’admiration hagiographique et qui permet de prendre la mesure de l’erreur commise sans avoir � mettre en cause la valeur de l’homme. Le fils de Muhammad Asad, longtemps arrim� au nomadisme paternel (n� en Arabie Saoudite d’une m�re saoudienne, il a grandi en Inde et au Pakistan, fait des �tudes en Angleterre avant de se fixer aux Etats-Unis), maintenant citoyen am�ricain et professeur new-yorkais d’anthropologie, dit de son p�re�: ��Il n’avait jamais pr�t� assez attention � la vie politique et avait pr�f�r� se concentrer sur les id�es��.

Sans doute. Mais il y a plus�: ces ��id�es�� ne rel�vent pas d’une th�orie offerte � un libre examen mais d’une religion r�v�l�e. Il est possible que Talal Asad, musulman comme p�re et m�re, ne souhaite pas mettre en question la possibilit� de faire de l’Islam un mod�le de gouvernement. Or, c’est cela qui est � mettre en question.

On peut d’abord remarquer que Muhammad Asad (comme Garaudy) se r�f�re � un Islam d�sencombr� des scories de l’histoire -soit r�miniscences pr�-islamiques, emprunts � des cultures adjacentes et surtout d�gradation et affaissement des institutions arabes. Ainsi, la condition faite aux femmes en pays d’Islam serait le fait de particularit�s culturelles et non d’une application du Coran o� la femme est dite �gale � l’homme devant Dieu. � quoi l’on peut r�pondre que l’accumulation et la p�rennit� de ces particularit�s sont bien pr�s de faire une constante et qu’� l’�vidence, le m�le musulman en g�n�ral n’a pas pour la femme le regard de Dieu...

Ne tombons pas dans la chicane f�ministe. Muhammad Asad a aim� et respect� les femmes qu’il a successivement �pous�es. C’est � partir d’une appartenance intime � l’Islam (��Plus jamais tu ne seras �tranger... plus jamais parmi ton peuple�!��) qu’il a pens� un Etat islamique o� les institutions seraient, dans une soci�t� donn�e, avec sa situation de d�part, le tissage concret et vivant des liens qui unissent l’homme � Dieu et les hommes entre eux.

Le retour au texte, � la parole r�v�l�e�: c’est la recherche de l’authenticit� du texte et du sens, la qu�te de la fra�cheur et de la force des commencements. Certes, toute religion peut �tre ainsi revisit�e - et par l’analyse �rudite et par l’approche spirituelle-�: l’Ancien et le Nouveau Testament, le Coran, comme les Upanishads sont assez riches de mythes, de figures, de pr�ceptes pour donner � penser, � r�ver, � esp�rer -et m�me � croire en une pr�sence enveloppante et tut�laire qui fait craquer les contours �triqu�s de l’existence... Et il est bien �vident que la religion, en tant qu’elle implique une vision du monde, est susceptible d’orienter la r�flexion et les choix politiques.

Mais seulement de les orienter. L’histoire -celle d’aujourd’hui comme celle d’hier- montre que le religieux, quand il tient les r�nes du pouvoir a vite fait de glisser vers un absolutisme intol�rant, inquisitorial qui opprime les hommes au nom de la volont� de Dieu. C’est qu’il y a une sorte de contradiction dans les termes � parler d’Etat th�ocratique�: Dieu ne descend pas du ciel pour s’asseoir sur un tr�ne ou pr�sider une assembl�e. Le pouvoir - et son contr�le - est affaire d’hommes. Le d�guiser en volont� de Dieu rel�ve d’une m�galomanie qui serait burlesque si elle n’�tait aussi dangereuse et Dieu n’a rien � gagner � jouer les muses inspiratrices de c�sars ou de pr�sidents �lus. Dieu est peut-�tre le cr�ateur des hommes mais il ne saurait �tre invoqu� comme le fondateur direct d’institutions qui appartiennent � l’histoire. Si Mahomet a pu �tre l’homme d’Etat et le chef de guerre qu’il a �t�, c’est sans doute qu’il a pens� et agi dans la clart� et l’enthousiasme d’une r�v�lation toute fra�che. Apr�s lui, les r�f�rences au Coran ont jou� pour le meilleur et pour le pire (humain, trop humain�!) dans la politique des Etats musulmans. Bien des jihad d’hier et d’aujourd’hui n’expriment pas plus la volont� d’Allah que le Dieu le veut�! des Crois�s n’exprime la volont� de la Sainte Trinit�. Le r�ve d’un Etat th�ocratique est un archa�sme qui rel�ve d’une vision mythique du monde o� tout se correspond dans un accord organique. Muhammad Asad a abandonn� l’archa�sme juif, soit l’alliance de Dieu et d’un peuple, et repouss� son avatar la�que et moderne, le sionisme, pour actualiser un autre archa�sme�: l’Etat islamique comme effectuation de la parole divine en code g�n�ral de bonne conduite.

Or, dans le monde d’aujourd’hui, apr�s l’horreur nazie, l’�chec du communisme et la mont�e du fanatisme ethnique ou religieux, la configuration d’un �tat de droit ne peut pas �tre d�duite d’une religion ou d’un syst�me - (la remarque de Talal Asad est ici pertinente). En effet, l’appareil politique doit �tre capable d’assurer et la libert� des individus et la coh�sion sociale, quelle que soit la diversit� ethnique et religieuse des citoyens. C’est dire que le politique doit �tre pens� en lui-m�me dans sa nature et sa finalit� propres, dans sa texture temporelle, quels que soient ou puissent �tre ses rapports avec le religieux, l’�conomique etc.

Suivre Le Chemin de La Mecque ne suffit donc pas � assurer la l�gitimit� d’un Etat islamique, ni m�me � conduire au p�lerinage salvateur. Mais cet itin�raire d’un homme d’exception nous incite � r�fl�chir au difficile �quilibre entre la tension vers la transcendance et l’immersion dans le bain de foule terrestre. De plus - Allah en soit lou�! - il ne s’agit ni d’un trait� didactique, ni d’une autobiographie r�capitulative ou justificatrice mais d’un r�cit aux multiples facettes, si bien qu’il y a � glaner mille et une merveilles le long de ce Chemin de La Mecque, depuis la r�surrection d’une plante du d�sert au contact de quelques gouttes d’eau jusqu’� cet aveu des hasards de la libert� dans la bouche du Grand S�noussi vaincu�: ��Mais qui, Dieu except�, peut dire si un homme a raison ou tort lorsqu’il ob�it � sa conscience�?��.

C’est en homme libre que Mohammad Asad s’est tromp�. Il faut regretter l’erreur mais se r�jouir�: de ce qu’elle lui ait fait une vie dense et g�n�reuse et nous vaille la rencontre d’un beau livre, voire d’un grand livre, Le Chemin de La Mecque.

f�vrier 2006 par Yvette Reynaud-Kherlakian


Notes�:

Vous trouverez d’autres articles et r�f�rences de l’auteur sur les sites suivants�:

www.atelier-imaginaire.com/laureat.php�?uid=56

www.france-palestine.org/article1524.html

www.divergences.net/spip/rubtextaut.php3�?id_auteur=95 - 9k

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