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La mort interdite


Il y a des grands-m�res qui donnent envie d’�tre tout proche d’elles... Elle en faisait partie.

Cette grand-m�re l�, m�me quand je ne la connaissais pas, quand je la voyais sur son v�lo dans les rues du village, ou bien � pieds, au plein milieu de la rue, avec ses copines et son cabas, partir aux commissions, je ne pouvais pas faire autrement que de l’aimer, enfin, elle me donnait envie de lui parler, de la conna�tre, m�me si toujours press�e comme la fille moderne que j’�tais, je n’ai jamais fait autre chose que de lui adresser des grands sourires derri�re le pare brise sale de mon vieux bolide.

C’est seulement apr�s que j’ai regrett�... Cette putain de vie moderne qui nous oblige � toujours galoper m�me si l’on n’a pas autant que �a � faire�! C’est comme un tourbillon qui vous tourne autour et � un moment donn�, vous n’y faites pas gaffe, vous ne vous croyez pas vuln�rable, vous pensez que toute cette pr�cipitation d�bile n’a aucun sens et que vous avez suffisamment de recul pour rester au dehors, et � ce moment pr�cis elle vous p�n�tre et rejaillit cette fois de l’int�rieur de vous-m�me, vous pressant dans cette ronde de l’enfer.

Enfin, c’�tait le m�tier qui voulait �a. Foutu m�tier.

Finalement quand je l’ai connue, c’�tait d�j� tard, la fin de sa vie, le dernier virage avant de tr�passer. On nous a appel�es pour les soins et le premier jour j’ai tout de suite compris qu’elle baissait les bras�: elle ne voulait pas survivre � son attaque, c’�tait clair m�me si malheureusement elle ne parlait plus. C’est l� que j’ai regrett� qu’on n’ait pas rigol� ensemble, qu’elle ne m’ait pas racont� toutes les histoires du temps pass�.

Elle ne parlait plus mais il y avait toujours son regard, ces yeux tout noirs qui quelques jours avant seulement, �taient encore si rieurs, si vifs. Salet� d’attaque, salet� de maladie�! Elle avait fait son choix, c’�tait simple, il n’y avait plus qu’� accompagner ses derniers jours, ses derni�res heures. Hier encore si pleine de vie, si ind�pendante... Elle ne pouvait pas supporter la brutale d�gringolade... Tout simple�! Mais son corps lui �tait encore vigoureux. Une attaque�! Ce n’est comme une maladie qui vous d�grade lentement. Tout simple, mais chez les professionnels, y a toujours plus ou moins, selon les cas, la sale manie de vouloir de bien faire son travail�: et faire son travail au mieux, c’est selon...mais �a peut aller jusqu’� devenir sourd et aveugle... Allons, allons, faut se lever ma petite dame, faut essayer de faire pipi au pot sinon les muscles vont fondre et les articulations s’enraidir et alors l�... je vous dis pas la suite, un petit effort ma petite madame, c’est dur pour tous les malades, on vous louera un fauteuil roulant et on vous am�nera tous les jours devant la baie vitr�e pour contempler le grand cerisier, regardez, elles sont d�j� rouges, bient�t noires... m�me si vous pouvez plus en manger, vous verrez vos arri�res-petits-enfants grimper, escalader, rester perch� des heures durant � b�frer et � d�gringoler ensuite, presto direction WC, d’ avoir trop goinfrer. C’est joyeux, les m�mes � regarder.

Mais non elle s’en foutait des cerises maintenant, et m�me les petits ... c’�tait d�j� loin tout �a. D’ailleurs elle n’a jamais voulu essayer de se lever et personne n’a beaucoup insist�, �a se voyait bien�! Et les uns derri�re les autres, tout le monde s’est r�sign�, � entendre sa volont�. Sa fille, elle, n’a eu aucun mal, et sa petite fille non plus, elles l’aimaient tant la grand-m�re, il n’y avait qu’� l’�couter.

Les r�sistances de la petite soci�t� que l’on formait sont tomb�es plut�t vite. Elle pouvait partir, on �tait l� tous avec elle, on lui parlerait, on la toucherait...

On lui parlait, on la touchait... Je me souviens de notre �motion lorsqu’elle bougeait les paupi�res pour r�pondre � mes questions, je lui racontais des histoires de vieux � Paris, qu’elle avait quitt�, il y a au moins 40 ans, d’un Paris invisible... des vieux qui un beau jour n’�taient plus descendu de leur sixi�me sans ascenseur et vivaient l�, reclus, les jambes d�faillantes, dans de minuscules appartements seulement visit�s par les fant�mes du pass�, l’infirmi�re et l’auxiliaire de vie... et sa fille me racontait sa vie, leur vie, le temps pass� et elle hochait des cils pour dire qu’elle �tait d’accord, que sa fille disait bien tout �a. C’�tait quelques petits instants vol�s au reste du temps. Un temps tout plat et immobile qui apportait sans bruit la d�s�p�rance. Ces petits moments b�nis, il n’y en eut bient�t presque plus, il n’y en a presque pas eu d’ailleurs. Non, surtout, elle fermait les yeux comme pour essayer de partir, ne plus nous entendre, mourir enfin.

Mais la mort ne venait pas.

Malgr� les massages et les bons soins, les fesses et les talons ont commenc� � creuser. Au d�but c’est rien qu’une �gratignure, on met un peu de rouge et voil�. Mais �a a commenc� � creuser vraiment, �a repoussait � peine un peu qu’aussit�t �a recreusait davantage, et si elle ne partait pas, bien s�r, on le mettait sur le compte de sa vigueur, un corps si robuste seulement quelques semaines avant. Mais elle ne mangeait plus et ses chairs tr�s vite ont fondu. Et sa fille se posait des questions, mais pourquoi, bon dieu�! qu’est-ce qu’on a fait�? Pourquoi une si lente agonie�? Une si brave femme, elle n’a pas m�rit� �a, m�me la fille qui ne croyait pas en Dieu lui adressait ainsi sa col�re. Les chairs creusaient toujours davantage et le temps s’�tirait immobile, plus pesant encore dans la chaleur caniculaire. Les enfants et les oiseaux avaient depuis longtemps achev� de manger les derni�res cerises, les orages d’ao�t tardaient � venir et les odeurs pestilentielles ne quittaient plus la chambre malgr� les fen�tres ouvertes, les bombes parfum�es, les essences de fleurs... Chaque jour, nous devions d�couper, dans ses fesses et ses talons, les chairs mortes � l’odeur de charogne et bourrer l’espace vide de nombreuses compresses, et chaque jour les trous se faisaient plus large, jusqu’� ce que l’os apparaisse. Et la grand-m�re sombrait peu � peu dans l’inconscience. Tout cela devenait si difficile, de plus en plus difficile � tol�rer et chacun devait puiser profond�ment dans son courage. Parfois je demandais, mais y a-t- quelque chose qui l’emp�che de partir�? Est-elle en paix avec tout le monde, quelques affaires qui ne seraient pas termin�es, pas r�gl�es�? Non, tout va bien, elle a tout son monde autour d’elle, tout le monde aime Mamie et �a semblait, en effet, tellement �vident. N’aurait-elle pas un souci cach�, quelque secret bien gard�? N’en avez-vous jamais eu, m�me une vague impression�?

Non, non r�pondait sa fille, je vis avec elle depuis toujours, je le saurais. Je le saurais.

...� Mamie, s’il te pla�t, dis-nous, Mamie, s’il te pla�t, dis-nous ce qui te retient ici bas, � Mamie s’il te pla�t, dis-nous, Mamie, je t’en prie ce qui te cloue parmi nous...

Et cette question s’insinuait en moi comme une litanie, mais en silence d�sormais, en mon for int�rieur car sa fille �tait cat�gorique, il n’y avait rien, c’�tait une femme simple � la vie simple, et elle avait fait son choix.

Tous d’accord, nous avons commenc� la morphine car elle souffrait la pauvre vieille maintenant si affaiblie. On sait que parfois sur un �tre affaibli, la morphine pr�cipite les derniers instants.

Mais elle ne partait toujours pas.

Maintenant sa fille s’affolait, jusqu’o� tout cela ira-t-il�? il fallait se boucher le nez pour tenir dans cette puanteur et chaque jour les interminables s�ances de d�coupage nous retournaient l’estomac comme un gant de toilette. La petite fille s’interrogeait et toutes les deux, vaillamment, se consacraient � l’a�eule ch�rie.

Mais elle �tait toujours l�, de plus en plus lointaine, inconsciente maintenant depuis tant de jours, de semaines... Les mois m�me se comptaient au pluriel. Je profitais lorsque sa fille s’�loignait pour pr�parer la cuvette d’eau ti�de, de murmurer la litanie � son oreille.

Quand je sortais de la chambre, tout le reste famille �tait r�uni dans le grand salon au volet clos, et dans la p�nombre tout le monde me regardait, attendant l’annonce enfin de la nouvelle.

Un dimanche soir pourtant... la petite fille m’aidait aux soins et nous profitions de l’absence de la fille pour nous interroger encore sur le myst�re de cette trop longue agonie, et soudain elle me dit, je crois que j’ai compris�: elle attend son fils... mon oncle�! Je ne comprenais pas, je venais de croiser l’oncle dans la pi�ce voisine, y avait -il un oncle naturel, inconnu�? Non, non�! me dit-elle, celui- l� mais il n’entre jamais dans cette pi�ce, �a lui fait peur de la voir comme �a... Il veut garder l’image de sa m�re, comme avant.

Je lui ai propos� de faire une demande � l’oncle�: elle l’attend pour lui dire adieu. Elle a h�sit�, troubl�e, son oncle... Elle n’�tait pas proche de lui et puis dans cette famille, �a ne se faisait pas, on ne parlait pas, et encore moins de ces choses l�, il ne voudrait jamais. Qu’avait-elle � perdre d’essayer�? Elle s’est d�cid�e tout d’un coup. Mais l’oncle a refus�. Trop dur pour lui. Elle est venue dire la r�ponse au chevet de la grand-m�re, s’adressant � la grand-m�re inconsciente dans une phrase o� elle me parlait.

Et la litanie a repris jusqu’au volant du vieux bolide, jusqu’au chevet des autres patients et je crois bien que la petite fille et moi, nous murmurions � l’unisson.

...Vas-y Mamie, il ne viendra pas, ne t’attarde pas, il ne peut pas, pars en paix, il est � cot�, vas-y Mamie ne reste pas, au revoir et que Dieu te garde... ch�re Mamie, ne tarde plus... vas...

Quand je suis revenue pour le dernier passage avant la nuit, deux heures plus tard, le m�decin sortait de la maison, la grand-m�re venait de rendre l’�me.

mars 2006 par Martine Burger


Notes�:

  • La mort interdite

    19 mars 2006, par Yvette Reynaud-Kherlakian

    Il y a la l�chet� du fils qui -sous pr�texte de fignoler une image- a refus� l’ultime et n�cessaire geste d’amour.

    Il y a le refus social -tamis� ici par des pr�sences aimantes- de regarder le mourant comme quelqu’un qui doit mourir et non comme un corps qu’il faut faire survivre.

    Merci d’avoir �crit ce texte.

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