Vous pourrez retrouver l’article de Michel Meurger : Evhémère et les monstres à l’adresse suivante — http://www.hommes-et-faits.com/Dial/spip.php ?article99
L’histoire de Boris Fedorovitch Porchnev (1905-1972) est particulière. Cet académicien, philosophe et historien, spécialiste distingué de la révolution française, et surtout marxiste bon teint, avait une idée bien arrêtée. Il entendait faire triompher le matérialisme en faisant rentrer, une bonne fois pour toutes, « la conscience humaine dans un système de causalité naturelle ». On en pensera ce qu’on voudra.
Cette véritable quête le conduisit, dans les années 50, à s’intéresser aux hommes de la préhistoire. Et comme il ne faisait pas les choses à moitié il prit part aux fouilles de Téchik Tach, en Ouzbékistan. Car on venait d’y trouver le squelette d’un enfant néandertalien. Et il découvrit, à l’étonnement des spécialistes du problème, un aspect inattendu qu’il devait résumer ainsi : « .. Il y avait là-bas une quantité énorme d’ossements de bouquetins. Après avoir soigneusement étudié la biologie de ces ongulés, et leur rôle dans l’écologie locale, j’étais arrivé à la conclusion, au grand ahurissement des préhistoriens, que les néandertaliens étaient parfaitement incapables de tuer ces acrobates des défilés montagneux, même en les poussant à se précipiter dans le vide... »
Or ces Techik tachiens avaient bel et bien fait du bouquetin leur alimentation principale. Comment donc, selon Porchnev ? Tout simplement, horreur, comme des charognards, en laissant opérer la panthère des neiges, et en attendant qu’elle ait prélevé les meilleurs morceaux (le Yéti aussi s’assure la coopération de la panthère des neiges, ainsi que l’a appris Robert Hutchison). Il suffisait alors d’écarter les vautours et autres corbeaux, ce qui était facile. C’était déjà un sérieux accroc à l’image traditionnelle « héroïque » du néandertalien. Mais Porchnev devait faire bien pire.
Or, quelques années plus tard, l’hydrologue A.G. Pronine déclara à la presse qu’il avait vu un homme-des-neiges, de loin, au Pamir, dans une vallée dite « des mille bouquetins » (Baliand Kyik). Donc dans une région très voisine. L’éclair, l’illumination, et notre Porchnev, persuadé qu’il détenait là l’arme absolue, devait consacrer tout le reste de son existence à la recherche passionnée de ces hommes-des-neiges.
Car pour lui ces derniers ne pouvaient être que des néandertaliens et, disons-le de suite, des animaux. Cela ne peut que stupéfier, pour le moins, tous ceux qui ont étudié un tant soit peu les néandertaliens. Cela devait, encore bien plus que son opinion sur leur façon d’obtenir leur nourriture, fortement indisposer les préhistoriens. Car les néandertaliens d’autrefois ne se contentaient pas d’allumer du feu et de tailler des silex. Ils enterraient soigneusement leurs morts, garnissant les tombes d’outils (La Chapelle-aux-Saints, en France), de fleurs (Shanidar, en Irak), ou de cornes de bouquetins disposées en cercle avec un art émouvant (Techik Tach, en Ouzbékistan !!). On pense qu’ils ont pratiqué un culte de l’ours au Regourdou (Périgord), où de nombreux crânes de ces animaux étaient soigneusement alignés. Egalement, qu’ils se peignaient le corps. On cite même une collection de fossiles et de minéraux qui leur est attribuée. Et aussi, le squelette d’un néandertalien qui a vécu, longtemps comme l’indique la recalcification, avec un bras coupé et une jambe fracassée, donc forcément avec l’assistance de ses semblables. Ce n’est pas rien.
Sans prendre davantage parti pour l’instant, citons quelques arguments de Porchnev concernant les néandertaliens fossiles. D’abord, au sujet du feu. Pour notre auteur, qui a lui-même cassé des cailloux pour vérifier sa thèse, c’était un sous-produit accidentel de la taille du silex, quasiment inévitable par temps sec, et probablement indésirable. Quand à ces silex taillés eux-mêmes, dits « moustériens », Porchnev estime que leur fabrication était stéréotypée, n’impliquant nullement un véritable langage pour l’apprendre. Accessoirement, ce n’étaient pas des armes. Pour se défendre, un bon bâton suffisait, et les chimpanzés actuels en usent à l’occasion contre les fauves. Et pour se procurer du gibier, les vraies armes, légères et pourvues de barbelures tournées vers l’arrière pour s’accrocher à la proie, elles sont venues avec les sapiens. Et elles ont dû leur assurer, à elles seules, la suprématie. Alors ces silex moustériens tellement impressionnants, à quoi servaient-ils ? A dépecer les gros animaux trouvés morts, ou à l’agonie, ou enlisés, en tout cas hors d’état de se défendre.
Mais nous verrons que ce problème, homme ou pas homme, la question de Vercors (dont Porchnev rejetait avec vigueur les réflexions), est vraiment LE problème dans toute cette affaire. Quoi qu’il en soit, Porchnev devait bien vite développer une activité inlassable. Il s’entoura d’une équipe solide qui continue ses recherches aujourd’hui, retrouva la note de Khakhlov, et Khakhlov lui-même[i]. Il garda toujours malgré les divergences le contact avec les chercheurs occidentaux, et recueillit plus de données, anciennes ou actuelles, que quiconque. Mais la preuve décisive qui convainc tout le monde, l’argument péremptoire auquel il aspirait de toute son âme, Porchnev ne devait jamais le trouver. Pourtant il en est passé près, très près, à diverses reprises. Nous reviendrons sur cette espèce de malédiction.
Il y a quelque chose de tragique dans ce personnage. Sur au moins deux points, l’identification d’une partie au moins des hommes sauvages d’Asie et leur mode de vie, cet amateur autodidacte a montré une intuition géniale qui a ébahi même les spécialistes de la paléontologie ou de la cryptozoologie (ceux du moins qui admettaient sa thèse, mais elle devait se trouver largement confirmée). Et à côté de cela, un conservatisme et un dogmatisme qui devaient finalement nuire à ses recherches, nous le verrons. Il considéra jusqu’au bout que les néandertaliens étaient nos ancêtres directs, conception que les préhistoriens avaient abandonnée depuis longtemps. Et il refusa d’admettre d’autres genres que néandertalien, en dépit de la disparité flagrante des descriptions.[ii]
Bernard Heuvelmans et Boris Porchnev, L’homme de Néanderthal est toujours vivant.
Robert A. Hutchison, Sur les traces du yéti, Robert Laffont, 1991.
[i] - Khakhlov avait délaissé la question des ksy-gyiks pendant près de quarante ans. Au moment de la vogue du Yéti himalayen dans les années 50 il avait tenté de faire valoir sa propre contribution, mais n’avait essuyé que des rebuffades jusqu’à la visite de Boris Porchnev...
[ii] - Le Sasquatch "classique" et ses cousins présumés d’Asie n’ont guère de traits communs avec les néandertaliens, le Yéti encore moins. Le Ksy-gyik et l’Almass en seraient par contre proches. Egalement, le Barmanu (Pakistan) et les velus d’Indochine (voir plus loin). Quant à ceux du Caucase, dont nous reparlerons, ils ont un temps été considérés comme néanderthaliens sous l’influence de Porchnev. Mais de trop nombreux témoins leur ont prêté de longues canines. Cela ne colle plus du tout et ne peut guère s’expliquer par des variations raciales ou individuelles comme les différences de couleur ou de taille. En fait, la classification des almastys est loin d’être stabilisée. Mais nous verrons plus loin que certains bigfeet sont probablement des néanderthaliens.