Par Philippe Cesse
Comme le précise l’introduction à l’édition anglaise par William McGuire traduite au tome1, Jung n’autorisa la publication de ses notes colligées par les participants que bien après la tenue de ce séminaire de 1928-1930. Leur propre participation était soumise à l’accord de Jung : un séminaire privé et restreint à quelques dizaines de personnes, expliquant et garantissant leur haut niveau intellectuel. La plupart en effet étaient soit médecins soit en analyse, et certains devaient s’illustrer par la suite dans la lignée junguienne, comme médecins-analystes ou écrivains, Barbara Hannah par exemple. Ces notes montrent que le contenu, sans avoir la complexité érudite et ramassée des grands livres de Jung ( tels que Les Racines de la conscience, Psychologie et Alchimie ou Aïon pour ne citer qu’eux ), n’était pas à la portée de tous, bien que symbologie et amplification soient grandement développées et de manière plus vulgarisée. Aussi, pour que l’exercice fût bénéfique, outre disposer de solides connaissances en histoire, littérature et philosophie, les participant devaient au préalable être bien sensibilisés à la psychologie junguienne.
Sur le plan du contenu, L’Analyse des Rêves reprend le principe des Métamorphoses de l’Âme et de ses symboles, en ce que les analyses, associations et amplifications sont développées à partir d’une suite de rêves faits par un même patient, en l’occurrence un homme quadragénaire, éduqué et riche, de type pensée-sensation et introverti. Le problème à l’origine de sa consultation, l’insatisfaction diffuse dans sa vie et l’absence de relation comme de relations sexuelles avec sa femme, toutes deux dues à l’unilatéralité de son logos qui étouffait l’expression de son sentiment et de son anima. De novembre 1928 à juin 1930, ces notes montrent une progression psychologique riche et instructive du sujet : laborieuse au début, il prend progressivement conscience de son inconscient et d’une partie du message de ses rêves. Il se prête volontiers au jeu de l’analyse, plutôt du côté intellectuel certes ; les progrès sont considérables, mais le processus d’individuation n’est qu’entamé quand finit le séminaire.
Pour le lecteur, c’est une somme monumentale d’allusions et développements relatifs aux rêves étudiés, précisant les concepts et positions de Jung à leur égard. Si la plupart sont évoqués dans ses autres ouvrages, de nouveaux apparaissent ici et là au détour d’une page, comme ne manqueront pas de constater les connaisseurs. Parfois, une formulation différente ou plus ramassée mérite d’être notée, comme cet exemplaire résumé quatre fonctions de la psyché identifiées par Jung : « les quatre fonctions se fondent sur le fait que notre conscient nous dit qu’il y a quelque chose dans l’inconscient. La sensation est une sorte de perception, elle sait que la chose est là. La pensée nous dit ce que c’est. Le sentiment nous dit la valeur que cette chose a pour nous, si nous l’acceptons ou la rejetons. Et l’intuition nous dit ce que cela pourrait devenir, quelles en sont les possibilités. Mais je n’ai rien pu découvrir de plus. Tout est dit. Et curieusement, le fait qu’il n’existe que ces quatre fonctions-là coïncide avec le fait qu’en Orient on détient la même conviction, ce que je n’ai découvert que beaucoup plus tard. Dans leurs mandalas, les quatre portes de la conscience expriment les qualités de ces fonctions (T.2, p.385) ».
Sur le plan pédagogique, au bénéfice des participants comme des lecteurs, Jung n’eut de cesse de corriger doutes, confusions ou malentendus, tout en les précisant d’exemples cliniques ou symboliques. Comme le dit la préface du reste, « un élément remarquable : aucune question posée par les participants, fût-elle maladroite, hors de propos, voire le reflet d’une incompréhension totale, n’est restée sans réponse de la part de Jung [...] Jung va interpeller ses participants de plus en plus fréquemment et les ‘obliger’ à se lancer eux-mêmes dans des interprétations au risque (voulu par Jung) de se tromper, tant il est vrai qu’il faut reconnaître aux erreurs leurs valeurs pédagogiques (T.1, pp.13,15) ». Si une poignée seulement des participants, moins réservés, ont assuré l’essentiel des dialogues, ces notes gardent la fraîcheur de la dialectique entre les adeptes et leur maître : celui-ci ne tarit pas de conseils et de mises en garde. A l’inverse, l’apport des participants est souvent éclairant et leurs contributions à chaque séance permit de préciser ou éliminer telle ou telle autre idée. A remarquer la très belle contribution sur la souris d’un rêve (pp.331-335), par Linda Fierz-David : ce n’est pas sans raison que Jung ne cessa jamais d’encourager les femmes à s’exprimer.
Enfin, la distinction entre l’interprétation des rêves à la manière freudienne étant précisée plusieurs fois dans ce millier de pages, les amalgames et erreurs faites par les participants, sensibilisés et éclairés pourtant, montrent combien l’exercice d’analyse des rêves est subtil. De plus, les rêves étant personnels et spécifiques, la généralisation est aussi rendue impossible par le fait que les interprétations diffèrent selon les types. C’est pourquoi patience, discrimination, perspicacité et humilité doivent être de rigueur chez tout analyste et analysé : « l’humilité est de rigueur quand il s’agit de nos propres rêves. Après vingt ou trente ans, j’ai appris à adopter l’attitude qui consiste à reconnaître que ce qui a de la valeur est toujours en avance sur moi. Il y a des choses en nous qui sont supérieures à nous-mêmes. Et c’est pour cela que nous développons l’idée d’un nouveau centre hypothétique, supérieur au conscient (T.1, p.351) »...
Voir également la rubrique : Connaissance de C G Jung
JUNG Carl Gustav - L’Analyse des Rêves T.1-2
Notes du séminaire de 1928-1930
Titre original : Dream Analysis, Notes of the Seminar given in 1928-1930
Albin Michel