La démarche de ce roman ethnographique centenaire reste remarquablement efficace et sa force d’évocation intacte. Il importe peu que les sources utilisées par Victor Ségalen aient à être corrigées par-ci ou complétées par-là et que l’œuvre ait suscité à sa parution des polémiques politico-religieuses aujourd’hui dépassées. Ce qui importe, c’est que le cheminement qui va de Térii le haèré-po à Iakoba le diacre soit exemplaire, en ce début du xixe siècle, du destin des Maoris. Térii, de vivant « mémorial » qu’il était, voué à la récitation rituelle « des beaux parlers originels où s’enferment... l’éclosion des mondes, la naissance des étoiles, le façonnage des vivants, les ruts et les monstrueux labeurs des dieux maoris » devient un immémorial qui refoule la parole et les pratiques ancestrales pour ânonner « le nouveau parler » et récupérer, à l’ombre des missionnaires, quelque chose du pouvoir perdu.
Quand le récit commence, Tahiti connaît depuis longtemps déjà les puissants navires étrangers semblables à des « îles voyageuses » : le premier abordage, l’apparition d’hommes pâles que l’on voyait parfois « enlever leur chevelure » sont entrés dans la légende. Maintenant la culture maorie, déjà décadente sans doute, est minée par l’évangélisation méthodiste avant de se désagréger sous les coups de boutoir d’une colonisation systématique. On sait que le missionnaire a été, — à quelques exceptions près —, l’esprit-saint de la trinité conquérante : grâce à lui, l’uniforme du militaire et le bureau du fonctionnaire se sont inscrits dans un ordre du monde qui les transcendait et les justifiait.
Le drame se déroule sans tapage : l’imaginaire du romancier se laisse encadrer par le témoignage et l’observation de l’ethnographe. Il faut, pour rendre sensible une perception du monde où le vécu sensoriel se leste d’invisible, ne pas la traduire dans le temps historique de la civilisation occidentale. Il s’agit de faire vibrer, par grands aplats colorés, la ruine de Térii le Récitant, ses errances à la recherche de la terre originelle, son retour à Tahiti parmi ses compagnons désormais investis par les hérauts de Iesu-Kérito... Les bourrasques de l’existence coutumière se résorbaient vite dans la rumeur quasi étale du temps maori où une nature généreuse, la répétition des mythes et des rites suffisaient à ancrer les jours et les nuits dans l’abondance originelle et la jubilation des esprits et des corps. La ripaille et le rut après le sacrifice au dieu scellaient la bonne entente du visible et de l’invisible, si bien que le temps ainsi saturé ignorait l’exigence d’éternité : « sous ce firmament, ici, les hommes maoris proclament ne manger que du bonheur »... À cette jubilation-là, les missionnaires ont eu bien du mal à opposer la honte du corps et la tristesse pénitente du pécheur qui peine à mériter le ciel. Dans les dernières années du xixe siècle, Gauguin — dont Ségalen a pu suivre les traces encore vives — a célébré « l’ève tahitienne... pouvant encore marcher nue sans impudeur... Naïvement, elle cherche dans sa mémoire le pourquoi des temps passés, des temps d’aujourd’hui. Enigmatiquement, elle vous regarde ».
Il y a une ironie discrète mais efficace dans la façon dont Ségalen utilise les cadres de la littérature occidentale. Le roman s’amorce en tragédie racinienne, se déploie en écho — vite brisé — d’Odyssée et s’achève sur de tortueuses et sordides manigances de drame petit-bourgeois. L’histoire n’y perd rien de son étrangeté : la logique de Térii et des siens n’est pas aristotélicienne et il faut un effort d’accommodation mentale pour approcher leurs mœurs et leurs croyances hors de toute censure légaliste comme de toute complaisance hagiographique. Une fois cet effort accompli, Térii-Iakoba gagne en proximité insolente.
Tout commence, disions-nous, comme dans une tragédie classique, par un incident apparemment anodin. Térii, lors d’une répétition nocturne du répertoire rituel, bute tout à coup contre le vide d’un nom qui se refuse. Mais Térii n’est pas un banal écolier de chez nous à table de multiplication récalcitrante. C’est un haèré-po, de rang modeste, certes, mais qui contribue par son savoir à maintenir une cohésion prudente entre l’homme maori et le monde qu’il habite. L’ordre de ce monde repose sur la fidélité et la continuité d’une mémoire qui ne se soucie pas de la mesure du temps mais qui assure par l’enchaînement du verbe la pérennité des commencements. L’erreur est faute, l’évènement est signe. Un mot qui échappe au récitant, c’est un présage qui s’accroche à d’autres présages pour manifester la colère des dieux.
Ces présages sont nombreux. Depuis des lunaisons « vingt, cent ou plus », Tahiti est accablée de maladies multiples et étranges, de guerres intestines entre chefs et ces maux résistent aux conjurations habituelles, comme s’ils venaient « de dieux inconnus ». Paofaï, grand-prêtre maori, chef des récitants et maître de Térii n’hésite pas à accuser les hommes « au nouveau parler » qui taxent d’impuissance les dieux maoris et usent « de sortilèges enfermés dans des signes... Ils les consultent des yeux et les répandent avec leurs paroles » ! Térii est rasséréné : Paofaï a un rang assez élevé dans le service des dieux maoris pour opposer aux étrangers et à leurs dieux les maléfices qui les détruiront.
C’est la tête bruissante de « parlers anciens » que Térii part à la recherche des hommes « au nouveau parler ». Il va de récif en récif pour entendre d’abord ce qu’on en dit avant d’arriver à la « grande pirogue » des missionnaires... Pour leur souhaiter la bienvenue, il faut leur tendre la main droite au lieu de leur flairer le visage. Les matelots échangent volontiers leurs richesses contre les caresses des femmes ; les missionnaires, eux, s’ils acceptent cochons et fruits, repoussent avec une même expression d’horreur l’approche dansante des filles nues et rieuses et le sacrifice de quelques malfaiteurs en l’honneur de leurs dieux . Ils disent n’avoir qu’un dieu qu’ils honorent de chants monotones et prétendent que tout homme doit se satisfaire d’une seule femme... Les navigateurs étrangers regardent le ciel à travers des instruments bizarres et ils affirment être capables de mesurer, au moyen de leurs signes, la distance entre le soleil et la lune, comme s’il ne savaient pas qu’« il n’est pas bon d’étendre aux espaces supérieurs les petites mesures des hommes qui piétinent les sentiers terrestres » ! Mais, des flancs de leurs navires, ils tirent des boissons enivrantes, des haches tranchantes, des armes qui leur donnent « une puissance neuve ». La foule maorie peut bien se moquer du parler des étrangers, de leur peau blême, de la maigreur de leurs femmes ensevelies sous de sombres étoffes. Le chef Pomaré et le grand-prêtre Haamanihi sont bien décidés à les fréquenter, voire à les servir pour en obtenir l’ivresse exaltée que ne donne pas le « ava » maori et les biens prestigieux qui confortent le pouvoir accordé par les dieux. Car enfin les dieux « sont gens paisibles et fraternisent bien mieux entre eux dans les régions supérieures, que leurs prêtres ne s’accordent autour des autels » ! Térii, lui, partage avec indulgence la curiosité narquoise et fureteuse de la foule : il sait que les sortilèges de Paofaï sont à l’œuvre...
Pourtant la célébration d’Oro le soleil-mâle fécondateur de la lune « la grande Hina-terrestre » — alors qu’il espérait y trouver l’occasion, grâce à « son impeccable diction » d’accéder à un rang supérieur parmi les récitants — va consommer sa déchéance. Pendant qu’« il disait tout d’une haleine les beaux noms ancestraux », il se trompe tout à coup, bafouille, s’immobilise un instant sur « la pierre-du-récitant », voit « les deux étrangers hostiles aux vêtements sombres parmi les peaux nues et les peintures de fête », entend la clameur injurieuse de la foule et s’enfuit... Il tentera en vain de réparer l’oubli sacrilège par un « prodige » : les dieux ne le transformeront pas en arbre. Dans la panique qui le pousse alors vers le rivage, la peur animale du vivant traqué l’emporte sur la honte du prêtre indigne. D’ailleurs, si fort est le goût de la transfiguration du réel chez les fidèles que « Térii qui perdit les mots » restera pour quelques-uns le « Disparu avec Prodige ».
Serait-ce lui seulement que les dieux abandonnent ? Après une joute oratoire — mythe contre mythe — qui les oppose aux missionnaires, les douze grands-prêtres maoris « Maîtres-du-jouir » peuvent se croire vainqueurs : empêtré dans une langue qu’il pratique mal, le Britannique — soit le Piritané en phonation maorie — est bientôt submergé par l’éloquence ample et agile de ses interlocuteurs. Dans un élan de fureur allègre, la foule saccage la maison de prière édifiée par les étrangers : Oro a mis Iesu-Kérito en déroute. Le parler toujours vivant de ses douze Arii l’a emporté sur le message noir et muet tatoué sur des étoffes blanches. Il n’y aura pas de paroxysme tragique.
Pourtant l’érosion est déjà perceptible. Les douze « Maîtres-du-jouir » ne sont bientôt plus que dix : Haamanihi s’éclipse pour rejoindre les missionnaires ; Paofaï, menacé par la faillite de son disciple qui, circonstance aggravante, est peut-être son fils (c’est par le seul plaisir qu’un maître-du-jouir sert les dieux : tout enfant né de lui doit périr) décide de partir « vers les pays originels ». Terii sera du pèlerinage. Le voyage durera ce qu’ont duré les errances d’Ulysse mais il n’y aura pour Térii ni régénération aux sources « du parler ancien », ni retrouvailles profondes — viens, toi, manger avec nous — avec Tahiti.
On va d’abord d’île en île pour renouveler les provisions et demander : « Tu sais le chemin vers Havaï-i » ? L’itinéraire, tressé selon la parole du lieu, on en mâche les mots pour assurer la pirogue d’après la courbe d’un rivage, la marche du soleil, l’ancrage d’une étoile, la couleur de la mer... Et on compose « à la façon des Parlers transmis » le récit d’aventures que l’on vivra ou que l’on ne vivra pas : ce qui importe, c’est de ne pas perdre les mots. « Il n’est pas bon de partir à l’aventure en oubliant les mots... Il n’est pas bon aux dieux de se mélanger aux hommes. Ni aux hommes de se risquer dans les demeures des dieux ». Mais les mots suffisent aux hommes pour articuler leurs aventures — réelles ou rêvées — à la geste des dieux.
Pourtant le cyclone a raison de tous les « chants mesurés » qui maintiennent l’homme à sa juste place. Il change « les étoiles du soir en étoiles du matin », il emporte les hommes dans « la nuit épouvantable, la-nuit-sans-visage, la-nuit-pour-ne-pas-être-vue ». À peine aperçue Havaï-i se dérobe. Paofaï et Térii échouent à Uvéa : « Nous avons perdu Havaï-i ! Nous cherchons les signes-parleurs ». Lesquels — via un baleinier — emmènent Paofaï jusqu’à l’île de Pâques. Térii, en qui s’engourdit le désir des lieux originels, le laisse partir seul. Il sera matelot lui aussi. Mais quand l’escale lui plaît -lieu et femmes- il se cache la nuit du départ. En voyageur éveillé, il glane des bribes des parlers divers qui séparent les hommes à la peau blême. Il enregistre les particularités des us et coutumes de chaque île et « ajoute avec soin à son faisceau de petites baguettes une autre de plus »... Jusqu’à ce que s’éveille la nostalgie de Tahiti. Au gré de ses errances, pour répondre à l’accueil d’hommes gardiens d’un « parler ancien », « n’avait-il pas changé de nom douze fois, depuis son oubli » ? De quoi dérouter la colère des dieux, sinon la mémoire des hommes. De quoi aussi, sans doute, user assez l’identité de Térii, l’haèré-po d’autrefois pour le rendre perméable au « nouveau parler » qui, en son absence, est devenu le langage des Maoris.
C’est la « conversion » de Térii qui constitue la partie la plus vulnérable du roman. La quête du « parler ancien » autorisait l’auteur à recourir à un exotisme — discret certes — mais facilement séduisant. Maintenant, l’action s’intériorise : c’est le choix d’un homme ballotté entre deux mondes qui fait l’évènement et il s’agit de rendre perceptibles les mouvements de l’âme qui font basculer l’univers mental d’un Maori dans un réseau de croyances et de comportements tissé par une prédication chrétienne sommaire et péremptoire. L’analyse doit s’aiguiser entre savoir et vraisemblance, s’ouvrir aux vibrations sensuelles charriées par la langue maorie sans se réduire à leurs échos, se faire assez ductile pour sinuer — scalpel infaillible et chant allusif — parmi les alluvions du passé et les méandres du changement. Le talent de Victor Ségalen ne faiblit pas pour nous donner à voir les mécanismes de la bonne et de la mauvaise foi : syncrétisme rassurant, survivances insidieuses capables d’entailler « la nouvelle loi », émerveillement devant un nouveau savoir, attente de nouveaux pouvoirs, amalgame sournois de consentements, de refus et de ruses.
L’acuité du regard de l’ethnographe et la vertu stylistique du poète culminent dans le chapitre intitulé Les Hérétiques. Térii est désormais Iakoba. Depuis son retour, le zèle de ses anciens compagnons visait à discréditer l’ignorance païenne qui dilue le monde dans un magma de signes et à rendre désirable la Révélation qui l’éclaire et le transforme par la seule vertu des signes enfermés dans le livre des missionnaires. Aussi Térii n’a-t-il pas résisté quand la pression de la foule — comme pour donner corps à la sourde convoitise de « la lumière de vie » qui le prenait aux entrailles — l’a poussé dans la rivière parmi les candidats au baptême... Mais le missionnaire piritané entend bien mettre à l’épreuve la solidité de ce baptisé prématuré et lui faire mériter l’illumination sacramentelle. Iakoba devra se glisser dans une réunion nocturne de ces « hérétiques » qui menacent la vraie foi et rendre compte de leurs agissements et de leur identité. Hérétiques ? Iakoba a connu des « fous » considérés — souvent tour à tour — comme « illuminés-du-dieu » ou comme imposteurs. Nouveau venu dans la « vraie foi », il ne sait pas encore qu’elle fait un crime de toute déviance doctrinale. Peu importe : au bout de cette mission contre les hérétiques, il y a le titre de « diacre de second rang dans l’église chrétienne des îles Tahiti » avec vêture y afférente :
— Alors, vraiment, demande Iakoba, j’aurai un maro noir ?
C’est pourtant avec quelque inquiétude qu’à la nuit tombée, Iakoba part à la rencontre des hérétiques. L’excellence de la foi chrétienne n’est pas en cause : la promesse du missionnaire a comme scellé la déroute de la tradition et celle de Paofaï ; car Paofaï revenu lui aussi de sa longue errance a confessé avec amertume une double faillite : les signes qu’il a tant cherchés sont « des inventions de pagayeur fou » et les Maoris convertis « au nouveau parler » ne sont plus « ni hommes, ni poules, ni poissons ». À ses imprécations passionnées, Iakoba a opposé quasi tranquillement sa fierté de néophyte : le texte achevé, ouvert à qui veut le lire — L’Éternel est mon partage et mon calice... — rend dérisoire « la palette de bois brun » incrustée de figures emmêlées que Paofaï porte à sa ceinture. Aussi, dans sa marche nocturne, Iakoba a-t-il vite fait de balayer le souvenir de cette nuit païenne d’autrefois où il traînait derrière lui une foule crédule, avide du prodige annoncé : il est loin le temps de l’ignorance. C’est la peur de la nuit qui le prend au ventre : « peur d’être seul ; plus grande peur à n’être point seul ». Les hérétiques ont d’abord la présence diffuse et affolante de ces « génies rôdailleurs » chassés par le dieu piritané avant d’être foule humaine « venue de toutes les faces de l’obscur », puis assemblée de fidèles unie dans une prière inouïe : « Je te salue, Maria Paréténia ». Le célébrant, c’est une voix surgie des ténèbres et qui demande : « Qui suis-je pour vous tous » ? Quand la foule l’a reconnu comme dieu, — atua descendu —, comme « esprit du prêtre Paniola dont on a fouillé les os sous la terre », il récite l’histoire de ces lointains missionnaires Paniola — soit Espagnols — qui, les premiers, ont enseigné aux Maoris le nom de Iesu-Kérito — en y joignant le nom d sa mère « que nul homme jamais n’avait touchée » mais qui avait été pénétrée par le « souffle-du-dieu ». Et la prière reprend : « Nous te saluons, Maria Paréténia », mêlée d’imprécations : « O Kérito que nous avons connu bien avant qu’ils ne t’apportent... donne-nous de faire périr tous les chrétiens ! qu’ils meurent par ton nom ! par ta force ! ceux-là qui se servent injustement de toi ». Roulé dans la voix du prêtre et de la foule, Iakoba, « le chrétien peureux » se réfugie dans le nom de cette femme neuve : « Je te salue, Maria Pérétania ». Sa peur fond bientôt dans la houle des étreintes qui honorent — comme elles le faisaient naguère des dieux maoris — Maria Paréténia, la femme divine « que nul homme n’avait jamais touchée ». Et Paofaï peut surgir en héraut vengeur des dieux oubliés. La prière et la volupté nouent, d’un corps à l’autre, une même transe qui exsude aussi bien Oro que Kérito, Ruahatu que Iohané le Baptiseur. Iakobé étreint le premier corps venu et crie avec les autres, d’une voix qui n’est plus sienne. « C’est le soir, c’est le soir des dieux ».
Quand il se réveille d’un court sommeil, Iakoba se retrouve, sans hésitation et sans remords, chrétien fidèle et serviteur des missionnaires méthodistes.
L’histoire pourrait s’arrêter là : la « conversion » de Iakoba est achevée. Mais Ségalen veut nous montrer que cette conversion est plus proche d’un reniement mortifère que d’un avènement spirituel : la greffe du « nouveau parler » consomme la déchéance de Térii « qui-perdit-les-mots ». Iakoba deviendra diacre mais la délation qui provoque le procès des hérétiques et la punition des femmes adultères n’y suffit pas. Pour bâtir la « maison du Seigneur » — où il exercera ses fonctions — avec les planches dont il dispose, il faut des clous. Pour les obtenir, il lui suffit de prêter sa fille au désir de quelques marins. Il le fera, le Livre, fébrilement feuilleté, lui ayant appris qu’Abraham s’est servi de la beauté de sa femme pour se protéger des Egyptiens. Et quand apparaît sur le chemin sa fille Erena, suivie de deux matelots « chargés de sacs rebondis », il feint de ne pas reconnaître Paofaï blessé et traqué. « Homme sans mémoire ! » crie Paofaï avant de disparaître. Le diacre rajuste « décemment » son vêtement, le maro noir tiraillé par le suppliant.
Livre refermé, nous savons désormais comment se fabrique un immémorial , qu’il soit d’hier ou d’aujourd’hui, qu’il soit Indien ou Noir d’Amérique, ex-colonisé devenu l’immigré de nos villes, sdf venu de nulle part. Et nous lancine la question oubliée : sais-tu le chemin vers Havaï-i ? La présence de Tériï n’est pas faite de sa seule texture individuelle mais de la vive image de tous ceux qui, avec lui, sont acculés à se renier pour survivre. Reniement qui n’est pas, comme l’est celui de saint Pierre, simple faute vite devenue occasion de régénérescence pourvu que l’on soit exact à pleurer au chant du coq. Quand Iakoba dit : je ne connais pas cet homme en repoussant celui qui fut son maître et son sauveur, c’est son humanité maorie qu’il retranche de sa vie. Oui, il est perdu le chemin vers Havaï-i, le chemin qui, en dépit des failles de l’espace et des silences du temps, noue l’homme à l’homme dans un même parler originel.
À jamais ? Gauguin déjà ne s’était pas contenté de souligner les méfaits d’une civilisation administrée aux « sauvages » par « de très braves gens qui n’ont qu’un tort, assez commun du reste d’être parfaitement médiocres », ni de se bâtir une « maison-du jouir ». Il faut lire dans OVIRI les pages éblouissantes d’intelligence et de sensibilité où il commente sa peinture océanienne. À un critique parisien qui y voit « des images coloriées représentant des femelles de quadrumanes étendues sur des tapis de billard, le tout agrémenté de paroles du cru », il oppose avec dédain les « locutions picturales » par lesquelles il ramasse l’espace en « couleurs fabuleuses » pour rendre « la vie en plein air et cependant intime...ces femmes chuchotant dan un immense palais décoré par la nature elle-même... cet air embrasé, mais tamisé, silencieux ». Le rôle de ces « locutions picturales » est de donner l’ « équivalent de cette grandeur, profondeur, de ce mystère de Tahiti quand il faut l’exprimer dans une toile d’un mètre carré ». À suivre d’une toile à l’autre le sillage enchanté de l’Eve tahitienne ou le tâtonnement des mains chercheuses dans le modelé fruste d’Oviri, le dieu androgyne, on défriche peut-être un bout du chemin qui va vers Havaï-i. Près du cadavre de Gauguin, Tioka, le fidèle Maori, fait de son ami Koké le seul éloge qui vaille : « Maintenant, il n’y a plus d’homme » !
Gauguin, le peintre, Ségalen, le poète, deux regards capables -parce qur ce sont des regards d’artistes — de creuser assez la perception des êtres et de leur monde pour réveiller l’écho d’un « parler ancien » qui met tout homme à hauteur d’homme. Deux regards pourtant venus de la civilisation prédatrice — dans ce qu’elle a de meilleur sans doute, soit la capacité difficilement acquise, si peu et si mal exercée, de se situer et de s’évaluer. Mais le prosélytisme des églises, le savoir plus raisonné que raisonnable, la technique galopante, les pratiques retorses de l’économie libérale ont réduit et continuent de réduire — avec l’indifférence de qui fait de la certitude de sa supériorité le fondement de son pouvoir — tous les Maoris du monde. Non que les Maoris de Polynésie ou d’ailleurs soient forcément exemplaires. L’intelligence de Ségalen fait qu’il évoque le meurtre rituel, l’infanticide, voire des résidus de cannibalisme dans leur contexte éthique et religieux, sans se laisser emporter par l’indignation mais sans pour autant les banaliser. Il reste que le Maori hèle encore l’étranger de passage : « Viens, toi, manger avec nous » ! Avant de quitter l’île de Pâques pour reprendre le chemin vers Havaï-i, Paofaï refuse le festin d’adieu que lui offre son hôte « un bras de malfaiteur rôti avec des herbes » — menu qui, selon ce très vieux Maori évoquant avec nostalgie devant Gauguin l’incomparable saveur de la chair humaine, aurait peu à peu cessé d’être agréable aux dieux et aux hommes... Dans l’entourage d’Eréna, la fille de Térii, on méprise un peu le doux compagnon blanc (il est probable que Ségalen s’offre ici, plume croisée de regard maori le plaisir narquois d’un autoportrait), inutile collecteur d’insectes et de mythes maoris, et qui pleure de ne pouvoir attacher à son seul désir l’insaisissable Eve tahitienne. C’est qu’en morale maorie, la jouissance sexuelle, si elle rapproche l’homme des dieux, est diffuse et anonyme alors qu’amour et fidélité sont fait de liens patiemment tissés entre des personnes. À Gauguin qui va partir mais pour revenir bientôt, assure-t-il, un voisin maori rétorque avec tristesse : « Vous autres, Européens, vous promettez toujours de rester et, quand enfin on vous aime, vous partez, pour revenir, dites-vous, mais vous ne revenez jamais ». S’il se perd si facilement le chemin vers Havaï-i, c’est sans doute qu’aucun homme — individu ou groupe — n’est tout à fait humain et qu’il ne l’est pas de la même façon que l’autre, ni au même moment. Dans la pérégrination hasardeuse des valeurs, l’homme est par excellence la valeur à éclipses. On nous a même annoncé sa mort, après celle de Dieu. L’espérance nous reste que ce soit là le prix à payer d’une résurrection pleinement humaine, enfin.
Le regard généreux de Gauguin ou de Ségalen n’en est que plus réconfortant. Mais il n’en vient pas moins d’une civilisation qui montre continûment depuis des siècles ses vertus prédatrices, tout enveloppées qu’elles soient de charité chrétienne ou de principes universalistes. La chute du mur de Berlin l’a révélé avec éclat : Havaï-i n’est pas le port d’attache de l’économie de marché.
Mais les « immémoriaux ne sont plus ce qu’ils étaient au début de ce siècle. Parmi les enfants de Iakoba, des voix s’élèvent pour énoncer quelques-uns de ces « pensers païens » que Ségalen prête à un Maori impossible, capable qu’il eût été de « fixer les mots » d’un peuple en train de mourir avant que la curiosité occidentale n’en fasse, à partir de quelques débris, un savoir « objectif ». Certes, les enfants de Iakoba sont d’abord les héritiers de Térii-qui-perdit-les-mots. Mais leur nostalgie de ce qu’ils ont été soulève assez de réminiscences, et assez fortes, pour toquer le passé rejeté dans la-nuit-pour-ne-pas-être-vue. Surtout, ils sont devenus capables d’utiliser pour leur propre compte les langages qui leur ont été imposés. Ainsi, c’est avec les méthodes de la science occidentale que les Mayas d’aujourd’hui commencent à se réapproprier leur histoire et leur langue.
Tony Morrison : Beloved
Que, bien souvent, le ton soit accusateur ou même imprécatoire, on ne s’en étonnera pas. « La seule malchance de ce monde, c’est les Blancs », dit Baby Suggs, l’esclave rachetée par son fils, un fils qu’elle a à peine regardé à sa naissance « parce que ça ne valait pa la peine d’apprendre un visage que, de toute façon, on ne verrait jamais devenir adulte ». Libre, elle s’improvise « prédicatrice sans église » pour rassembler dans « la Clairière » (un vide qu’un projet indécis a taillé au cœur d’un bois) les Noirs de Cincinnati, pour leur dire qu’il faut poser « épée et bouclier », pour leur apprendre, par la danse et le rire et les larmes, à récupérer leur corps noir — contre le Blanc qui le méprise et le morcelle — et à l’aimer parce qu’il est leur humanité. Dans la parole incantatoire d’une vieille femme au corps brisé par l’esclavage, Tony Morrison fait converger et se fondre : des réminiscences d’une Afrique perdue où les rites entretenaient la cohésion de la nature, des dieux et des hommes ; le phrasé biblique de l’exhortation chrétienne apprise des Blancs ; la complicité toute moderne d’Eros et d’Agapê pour une reconnaissance du corps... Pourtant Baby Suggs ne sauvera personne et ne sera pas sauvée. Sa parole se brise contre la violence autodestructrice que Sethe, sa belle-fille, oppose à la violence du maître blanc. Les mots semblent à nouveau s’être perdus.
On le voit : il zigzague et disparaît comme l’éclair le chemin qui va de l’homme à l’homme. Mais avec l’avènement de la parole humiliée, rien ne sera plus comme avant : l’homme blanc, adulte et civilisé sait désormais qu’il n’est pas le tout de l’homme et qu’il doit, bon gré mal gré, passer par le regard des enfants de Iakoba s’il veut prendre la mesure de son existence.
Tayeb Salih : Le temps de la migration vers le Nord
C’est encore un roman qui nous fera aller plus avant dans la quête du chemin vers Havaï-i. Il semblerait que l’auteur de Le temps de la migration vers le Nord, Tayeb Salih, un Soudanais brillant écolier de l’université anglaise et homme politique en vue dans les organismes internationaux, fait de son héros, Mustapha Saïd, un « ego expérimental » (Milan Kundera) où explosent les tourments de sa conscience de colonisé choyé, empêtré dans la culture délicieuse et mortifère du colonisateur, incapable d’assumer — tant parmi les siens que parmi ses pairs — sa condition de Noir retaillé mais non blanchi par la civilisation occidentale : « Ils ont bâti des écoles pour nous apprendre à dire oui dans leur langue ».
Mustapha Saïd, se fait, au risque de se perdre, le champion cruel et désespéré d’une vengeance symbolique : posséder et détruire les femmes du Nord...
Sa « monstrueuse » intelligence, lui a fait quitter très tôt une mère qui lui était « comme une étrangère connue en chemin » pour devenir bien vite « l’Anglais noir » envié de ses condisciples et enveloppé par la protection chaleureuse du colonisateur.. En raflant diplômes et distinctions, il va jusqu’à provoquer l’élite londonienne : « Je viens à vous en conquérant ». Le conquérant, on le sait, est volontiers violeur : le triomphe est affaire de sperme libéré comme de sang répandu. Mustapha Saïd est trop cérébral pour violer sommairement. Il construit avec art et patience son personnage de séducteur : à coups de paradoxes clinquants, il se fait, « au nom des valeurs spirituelles de l’Orient » le critique à tout dire de la philosophie, des lettres et des arts de l’Angleterre post-victorienne. Sa chambre à coucher (« une tombe » ou « un bloc opératoire » dira-t-il, sardonique) élargie de miroirs, feutrée de tapis, parfumée de santal et d’ambre gris creuse, pour la dévote qui y pénètre, la grotte exotique où le dieu noir la consacrera. Elles seront nombreuses à s’y succéder mais le suicide de l’une ou de l’autre égratigne à peine la réputation de « l’Anglais noir ». Il faut en arriver au meurtre de Jean Morris.
Car il y a eu, il y a, inexorablement morte et vivante tant qu’il prétend lui survivre, Jean Morris. Mustapha et Jean s’attirent et se repoussent selon une logique passionnelle tout à fait classique qui taille à grands traits dans la réalité topologique des personnages : lui, hybride en qui le Nord et le Sud s’exaltent dans une lutte emblématique (« je libèrerai l’Afrique avec ma verge ! ») ; elle, nomade du Nord, d’un Nord aux contours brouillés par l’expansion coloniale, maintenant que l’homme du Sud « goutte du fiel... inoculé dans les veines de l’histoire » est à la fois garant de son prestige, signe de sa dépendance, annonce de sa corruption... Dans sa « migration vers le Nord », l’homme du Sud sait qu’il risque, comme le Nil, de se perdre. Mais la femme du Nord sait, tout aussi bien, qu’il est mortifère le désir de l’homme du Sud sauvagement noir et nu sous son langage d’emprunt (« Vous êtes laid, je n’ai jamais vu d’être aussi laid dans ma vie. »). Leur corps à corps vénéneux alimente l’un du besoin et de la peur de l’autre. Chaque étreinte resserre leurs entraves jusqu’à la dernière, celle qui s’exalte en cérémonial de mise à mort. C’est dans un désespoir absolu que les amants doivent alors périr l’un par l’autre pour mimer l’impossible fusion qui les concilierait. Ainsi meurt Jean Morris.
Mustapha Saïd recule devant la mort comme s’il refusait ce dernier tour d’écrou à « l’énigme de (s)a vie ». Il dira plus tard que « le cœur d’un homme peut être dévoré par l’histoire mais (qu’) en même temps il peut être tenté de la dévorer ». A son corps défendant, la justice du Nord lui sera clémente : il sera condamné à sept ans de prison.
En prison, il apprendra que l’identité d’un être est affaire d’enracinement : appartenance familiale, attachement à un sol, accomplissement de tâches utiles. Mustapha va tenter de se fabriquer l’identité africaine que son enfance ne lui a pas donnée (et dont il a fourbi l’illusion pour séduire les femmes du Nord). Il s’installe dans un village de la vallée du Nil, s’y marie, y élève ses deux enfants, cultive ses terres, participe efficacement et discrètement à la vie collective. Mustapha Saïd est devenu un homme sans histoire(s).
Pourtant, il y a dans sa maison une chambre mystérieuse dont il garde la clé. Un soir où il a bu plus que de raison, il récite des vers anglais. Dans la bruyante assemblée, seul l’entend et le comprend un jeune homme qui a accompli la migration vers le nord pour en revenir plus savant mais intact, semble-t-il. C’est à lui que Mustapha Saïd conte sa vie, lègue la clé de la chambre ; c’est lui qu’il désigne comme son exécuteur testamentaire et comme le tuteur de ses enfants parce que, écrit-il « l’appel du large n’a jamais cessé de résonner dans mes oreilles ».
Mustapha Saïd disparaît pendant une crue du Nil : accident, fuite ou suicide ? Commence alors entre le fantôme de Mustapha Saïd et le narrateur un tête à tête sporadique mais implacable. Il y a entre les deux hommes la distance d’une génération et c’est assez pour faire entrer l’ère coloniale dans l’indifférence de l’histoire : « Nous parlons maintenant leur langue sans culpabilité ni reconnaissance. Nous sommes tels que nous sommes, des gens ordinaires ». C’est que dans les pays du Nord « où les requins meurent de froid », l’étudiant africain n’a jamais cessé de bruire des voix de son grand-père, du vent dans les palmiers, du Nil contre la berge. Et il se retrouve maintenant « créature de haut lignage et de sûre destinée ». Il y a entre colonisateur et colonisé « un abysse historique ». Il sera fonctionnaire à Khartoum. La migration vers le Nord a pu être provisoirement nécessaire. Elle ne sera pas une tentation.
C’est compter sans la charge passionnelle de l’héritage de Mustapha Saïd. Sa veuve est déjà troublante de l’avoir aimé. Sa mort sauvage (elle se poignarde après avoir émasculé et déchiré le mari qu’on lui a imposé) en fait l’image inversée — et fascinante comme elle — de Jean Morris. La femme du Sud, d’abord émouvante dans sa ferveur pudique, devient l’initiatrice posthume à l’amour, à la haine, au désespoir. C’est en meurtrier que le sage jeune homme de naguère entre dans la chambre mystérieuse de Mustapha. Il en sort en vaincu :le « mystère » se réduit à des livres, des meubles, quelques notes éparses, un poème médiocre, des photographies. Une volonté absurde a stérilisé les talents de « l’Anglais Noir » et rien de lui ne mérite de survivre. Il reste que Jean Morris lui a dit je t’aime avant de mourir et qu’elle a emporté dans la mort la certitude d’être aimée.
L’homme entre dans le Nil, « nu comme à la naissance ». A brasses hypnotiques, il nage « vers la rive nord ». Dans la courbe du fleuve, alors qu’il se trouve à égale distance du nord et du sud (symbole , quand tu nous tiens !), il « décide désormais de choisir la vie ».
C’est à ce moment-là, sans doute, qu’il devient l’exécuteur testamentaire de Mustapha Saïd. L’enfant de Iakoba a dépassé le lyrisme violent de la vengeance.
Ahmadou Kourouma, Edouard Glissant...et les autres
Il lui reste à se faire partenaire à part entière dans la rencontre entre le Nord et le Sud. Le chauffeur de camion qui se repose dans la fraîcheur nocturne du désert ne célèbre-t-il pas sa machine venue du Nord comme son aïeul le faisait de son chameau ou de la gazelle ? A lire En attendant le vote des bêtes sauvages ou Allah n’est pas obligé, on voit bien que Ahmadou Kourouma utilise le meilleur de l’esprit occidental, c’est-à-dire sa capacité critique, pour l’appliquer avec une même acuité aux dictatures africaines et aux anciens colonisateurs. Et c’est dans un français aux plis cassés par la langue de Céline qu’il écrit la tradition africaine du griot.
Hélas ! une réconciliation esthétique par la grâce du chauffeur-chamelier ou du romancier-virtuose ne suffit pas à faire dire « Viens, toi, manger avec nous ». Pourtant, grâce à ces enfants de Iakoba qui font surgir les mots oubliés, nous réapprenons que, bon gré, mal gré Térii-Iakoba ou Vendredi, c’est l’autre et c’est moi, si bien que sans eux, l’identité se réduirait à une « raideur insensée ». Voilà encore un dire de romancier, le Martiniquais Edouard Glissant qui s’y entend à laisser « la gueule ouverte » à la poésie. Pour rappeler par exemple que « nos lointains sont tous parents », que la diversité est le « sel » du monde et que le monde est un « tout-monde » dont le centre est partout et la circonférence nulle part, comme le dieu des théologiens d’antan, — à cette différence près que le « tout-monde », lui, grouille d’hommes d’hier, d’aujourd’hui et de demain dont chacun peut, à la grâce du regard, être centre et circonférence pour un autre, pour l’autre.
Depuis Les Immémoriaux jusqu’au Tout-monde, tant de livres se font écho pour répercuter à l’infini la question de Paofaï et de Térii : « Connais-tu le chemin vers Havaï-i » ? Entendons-la comme la question-vigile : Havaï-i existe et n’existe pas, Havaï-i est partout, là où il y a des hommes.
Je viens de signaler votre article sur le site de l’association Victor Segalen (victorsegalen.org) dans la Médiathèque, dossier n°8. Si vous avez d’autres informations sur cet auteur, je les passerais volontiers. Martine Courtois