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L’�me et le visage du soufisme

une article de Eva Meyerovitch


Parution originale�: Plan�te N��18, septembre 1964, tous droits r�serv�s.
Eva Meyerovitch nous donne � voir sa vision du soufisme. Elle retrace ici le sens profond du soufisme et son ancrage dans l’Islam des origines.

LA M�DITATION DU CORAN

Le terme de soufisme d�rive, selon l’�tymologie g�n�ralement accept�e, de l’arabe �uf, laine. Les adeptes avaient en effet l’habitude de se v�tir d’un froc de laine, symbole d’aust�rit� et de d�tachement du monde. Le surnom ��al-sufi�� appara�t d�s le viiie si�cle de l’�re chr�tienne, un si�cle apr�s la mort de Mahomet, et s’applique bient�t � l’ensemble des musulmans s’adonnant aux pratiques asc�tiques. Dans un trait� ancien de soufisme, nous trouvons cette d�finition�: ��Le soufi porte de la laine sur sa puret�, il tyrannise ses d�sirs et, ayant rejet� le monde, il avance dans la voie du Proph�te.��

Les orientalistes ont beaucoup discut� sur l’origine du soufisme. Ils se sont efforc�s de d�celer des influences �trang�res. Tant�t on l’a rattach� au V�danta de l’Inde�; tant�t on a mis l’accent sur des ressemblances avec le zoroastrisme et le n�oplatonisme. On l’a aussi consid�r� comme une r�action contre une religion qui laissait peu de part aux aspects �motionnels de l’exp�rience spirituelle. On a relev� aussi des affinit�s existant entre le soufisme et la mystique chr�tienne. Quelles que soient les comparaisons qu’on puisse �tablir avec d’autres formes de pens�e religieuse, l’origine islamique du soufisme ne semble cependant pas pouvoir �tre mise en doute. La lecture, la r�citation, la m�ditation du Coran fournissent au pieux musulman une source constamment renouvel�e de vie spirituelle. La beaut� m�me du texte �taye le dogme du caract�re miraculeux du livre saint, que nul art humain n’e�t pu composer. ��Ce qui donne au Coran sa puissance d’�mouvoir le c�ur des hommes et de modeler leur vie n’est pas son contenu de doctrines et d’exhortations dans sa nudit�, mais sa vivante parure verbale. Comme les livres proph�tiques de l’Ancien Testament, il parle la langue de la po�sie, bien que d�li� du joug ext�rieur du m�tre et de la rime. Si par po�sie on entend la disposition presque magique des mots en sorte qu’ils se r�percutent comme des �chos dans l’�me, d�couvrant � l’�il int�rieur de grands horizons et cr�ant dans l’esprit une exaltation qui le soul�ve au-dessus du monde mat�riel et l’illumine d’un rayonnement soudain, c’est justement ce que signifie le Coran pour le musulman. Le musulman ne trouve dans aucun autre livre sacr� cette qualit� po�tique, cette aptitude � soutenir et � renforcer la facult� de vision intuitive, ce bond par lequel l’�me et l’esprit saisissent, en une exp�rience concr�te, la r�alit� derri�re les ph�nom�nes �ph�m�res du monde mat�riel��. (A.R. Gibb).

� la magie incantatoire du texte saint, v�hicule du message divin, viennent s’ajouter tous les prolongements et les r�sonances que permet l’arabe, langue liturgique, qui par sa nature m�me se pr�te � une herm�neutique �tag�e sur plusieurs plans. C’est ainsi que les soufis parlent de sept ou m�me de soixante-dix-sept interpr�tations possibles, de plus en plus int�rioris�es. Une telle ��lecture�� sera en d�finitive fonction de la capacit� spirituelle du r�citant, comme si le texte lui �tait r�v�l� � l’instant, en ce lieu, � lui-m�me.

L’un des plus grands ma�tres du soufisme, Jalal-od-Din R�mi, donne cet exemple de l’interpr�tation spirituelle des �critures. Apr�s avoir cont� que Yahya (Jean-Baptiste) se prosterna en adoration devant le Messie, alors que tous deux se trouvaient encore dans le sein de leurs m�res, il note que les ignorants consid�rent cette histoire comme fausse et invraisemblable. Mais, dit-il,

��Celui qui conna�t le sens cach�, et pour qui ce qui est cach� dans le monde est pr�sent,
Sait que la m�re de Jean-Baptiste peut appara�tre � Marie bien qu’elle soit loin de ses yeux.
Les yeux ferm�s voient l’ami, � condition que l’enveloppe charnelle soit rendue perm�able � la lumi�re.
Mais, alors m�me qu’elle ne l’aurait vue ni de l’ext�rieur, ni de l’int�rieur, � toi, esprit faible,
T�che de comprendre le sens profond de cette histoire, et non pas comme celui qui a entendu des fables et reste attach� � leur sens litt�ral.��

TOUT EST SIGNE DE DIEU

Tout est signe pour celui qui sait voir�: ��Nous savons, dit Ibn’Arabi, ma�tre soufi du xiiie si�cle, que Dieu s’est d�crit lui-m�me comme l’Ext�rieur (al-Zahir) et comme l’Int�rieur (al-Batin) et qu’il a manifest� le monde � la fois comme int�rieur et comme ext�rieur, afin que nous connaissions l’aspect int�rieur (de Dieu) par notre propre int�riorit� et l’ext�rieur par notre ext�riorit�. Nous leur montrons, dit le Coran, nos signes aux horizons et en eux-m�mes...��

Le livre saint fait constamment appel � cette prise de conscience�:

��De quelque c�t� que tu te tournes, l� est la Face de Dieu... En v�rit�, dans la cr�ation des cieux et de la terre, dans l’alternance de la nuit et du jour, dans les navires qui parcourent les mers avec ce qui est utile � l’homme, dans la pluie que Dieu fait descendre du ciel pour rendre vie � la terre qui �tait morte et r�pandre sur elle toutes sortes d’animaux, dans le changement des vents, dans les nuages qui sont astreints au service entre le ciel et la terre, dans toutes ces choses, il y a des signes pour ceux qui comprennent.�� (Coran, II, 109, 159).

AU C�UR �PRIS D’AMOUR

Mais cette immanence de Dieu au monde n’est perceptible qu’aux yeux purifi�s. Ainsi que le dit R�mi, le soufi persan�: ��Si tu bois, assoiff�, de l’eau dans une coupe, c’est Dieu que tu contemples au sein de l’eau. Celui qui n’est pas un amoureux (de Dieu) ne voit dans l’eau que sa propre image.�� Seuls les yeux dessill�s peuvent d�couvrir que ��l’univers est le livre de la V�rit� tr�s haute��. Seul le c�ur poli par l’asc�se est susceptible de devenir ce miroir sans tache o� se refl�tera le divin. Le soufisme a toujours fait une large place aux pratiques de mortification. Ce caract�re asc�tique est particuli�rement marqu� au d�but du mouvement, en r�action contre la d�cadence religieuse et la corruption des m�urs qu’avait entra�n�es, au Ie si�cle de l’Islam, l’extraordinaire extension des conqu�tes.

Une pieuse femme de Basra, Rabi’a (morte en 801) s’adressait ainsi � Dieu�:

��Je t’aime de deux amours�: amour visant mon propre bonheur et amour vraiment digne de Toi. Quant � cet amour de mon bonheur, c’est que je m’occupe � ne penser qu’� Toi et � nul autre. Et quant � cet amour digne de Toi, c’est que Tes voiles tombent et que je Te vois. Nulle gloire pour moi, ni en l’un ni en l’autre, mais gloire � Toi pour celui-ci et pour celui-l�.��

En t�moignant de l’unit� divine par la profession de foi, le croyant atteste que la divinit� seule est digne d’adoration.

Tel sainte Th�r�se d’Avila, ��mourant de ne pas mourir��, le po�te soufi du ixe si�cle Dhu’l-N�n l’�gyptien chante la nostalgie de l’union divine�:
��Je meurs, sans que pourtant meure en moi L’ardeur de mon amour pour Toi,
Et Ton amour, mon unique but,
N’a pas apais� la fi�vre de mon �me.
Vers Toi seul mon esprit jette son cri�;
En Toi repose toute mon ambition.

VERS L’UNION MYSTIQUE

Dieu est la seule r�alit�, le seul but de la qu�te incessante de l’�me, peu importe la voie qui m�ne � lui. Les soufis se sont toujours faits les ap�tres de la plus large tol�rance�: ��Il y a, dit Jalal-od-Din R�mi, bien des chemins de recherche, mais l’objet de la recherche est toujours le m�me. Ne vois-tu pas que les chemins qui conduisent � La Mecque sont divers, l’un venant de Byzance, l’autre de Syrie et d’autres encore passant par la terre ou la mer�? La distance de ces chemins � parcourir est chaque fois diff�rente mais, lorsqu’ils aboutissent, les controverses, les discussions et les divergences de vues disparaissent, car les c�urs s’unissent... Cet �lan du coeur n’est ni la foi, ni l’infid�lit�, mais l’amour.��

Pour le soufisme, l’amour est en v�rit� l’�me de l’univers. C’est gr�ce � lui que l’homme tend � retourner � la source de son �tre. La musique et la danse, la giration des �toiles et le mouvement des atomes, l’ascension de la vie sur l’�chelle de l’�tre, de la pierre � la plante, de l’animal � l’homme, jusqu’� l’ange et au del� —�tout est d� � l’amour qui est ��l’astrolabe pat lequel se r�v�lent les myst�res cach�s��. L’�me �loign�e de son ultime r�alit� tend � la rencontre qui lui r�v�lera que l’amant et l’aim� ne sont qu’un. Un jour, est-il racont� dans l’une des paraboles du Mathnavi’�; un homme vint frapper a la porte de son ami. ��Qui es-tu�?�� lui demande celui-ci. Il r�pond�: ��C’est moi�� —���Va-t’en, je ne te connais pas.�� Apr�s un an d’absence, br�l� d’amour et de chagrin, le pauvre homme s’en revient frapper � la porte. ��Qui es-tu�?�� lui redemande l’ami. Et cette fois, il r�pond�: ��Je suis toi —�Entre alors, lui dit l’ami, puisque tu es moi�: il n’y a pas de place ici pour deux ��moi��.��

Le but du soufi, comme de tout mystique, sera de mourir � lui-m�me pour vivre en Dieu, retrouvant ainsi la source de son �tre. ��Toute chose est p�rissante, hormis la Face de Dieu��, dit le Coran. Le ma�tre de Balkh, Jalal-od-Din R�mi attendait avec impatience la supr�me rencontre avec le Bien-Aim�. Il d�clarait�: ��En v�rit�, ma mort seule est ma vie.��

La mort, pour les mystiques, c’est la vue de la V�rit� Supr�me. Comment fuiraient-ils devant cette vue�? Lors de sa derni�re maladie, � un ami qui lui souhaitait de recouvrer la sant�, R�mi r�pondit�: ��Entre l’amant et l’amante, il ne reste plus qu’une chemise de crin. Ne voulez-vous pas qu’on la retire et que la lumi�re se joigne � la lumi�re�?��

Toutefois, si la mort terrestre d�chire les derniers voiles, Jalal-od-Din R�mi rappelle � chaque instant que le royaume de Dieu est au dedans de nous�: ��On peut voir le Cr�ateur dans chaque objet cr��, on peut contempler le soleil des v�rit�s dans chaque atome.��

LES CONFR�RIES

Tel est le climat de la spiritualit� soufie�: Dieu sensible au c�ur —�en entendant justement ce terme (qalb, en arabe, dil, en persan) au sens pascalien d’intuition, de ��fine pointe�� de l’�me. Dieu est recherch� ardemment tout au long d’un p�lerinage mystique jalonn� d’�tapes, qui sont elles-m�mes ��color�es�� par une certaine tonalit�, ou disposition int�rieure. Dans la pratique, l’appartenance au soufisme, en dehors de cas isol�s, se traduit par l’appartenance � diff�rentes ��voies�� (tariqa)�: ��Chaque grand ma�tre � partir duquel on distingue une cha�ne initiatique particuli�re a autorit� pour adapter la m�thode aux aptitudes d’une certaine cat�gorie d’hommes dou�s pour la vie spirituelle. Les diverses voies correspondent donc aux diverses vocations et sont toutes orient�es vers le m�me but.�� (Titus Burckhardt)

Le terme arabe de tariqa, signitiant chemin, route, voie, a pris deux acceptions techniques successives en mystique musulmane. Dans la premi�re, selon Louis Massignon, il d�signe une m�thode de psychologie morale pour guider chaque vocation individuelle, en tra�ant diverses �tapes de la pratique litt�rale de la loi r�v�l�e jusqu’� la R�alit� divine. Il en est ainsi aux ixe et xe si�cles de notre �re, et les noms des grands soufis Jonayd, Hall�j, Sarraj, Kushairi, Hudjwiri sont ceux de ma�tres en mystique. Dans sa seconde acception, le terme de tariqa d�signe, � partir du xie si�cle, l’ensemble des rites d’entra�nement spirituel pr�conis�s dans les diverses congr�gations musulmanes qui commencent d�s lors � se fonder. Par extension, il est devenu synonyme de confr�rie, il d�signe une vie commune fond�e sur des prescriptions sp�ciales, sous l’autorit� d’un ma�tre commun. L’appartenance � une de ces confr�ries peut entra�ner la r�sidence dans un monast�re, g�n�ralement pour des p�riodes plus ou moins longues, tr�s rarement pour toute la vie, la plupart des adh�rents �tant mari�s. Des centaines de confr�ries furent fond�es�; plusieurs d’entre elles comptent encore aujourd’hui des adh�rents par milliers. Chacun d’eux est en principe astreint � suivre certaines r�gles de m�ditation, de pri�res, etc., et assiste aux r�unions p�riodiques de sa tariqa.

LE ROLE DU MAITRE

Les trait�s de soufisme d�crivent minutieusement la r�gle � suivre dans chaque couvent. Le r�le du ma�tre (pir, en persan�; murshid, en arabe) qui le dirige et � qui est due une ob�issance absolue, consiste � adapter les exercices aux besoins spirituels et aux capacit�s des disciples ou murids. Mais les liens entre ma�tre et disciple soufis sont bien plus �troits que ceux qui peuvent attacher � un ��directeur de conscience�� au sens ordinaire de ce terme. Il ne s’agit pas seulement de l’enseignement d’une m�thode conform�ment aux aptitudes d’hommes aspirant � une vie spirituelle, mais d’une transmission initiatique, de la communication d’une influence spirituelle, d’un influx divin (baraka) que peut seul conf�rer un repr�sentant d’une ��cha�ne�� (silsila) remontant au Proph�te lui-m�me. Pratiquement, cette initiation est symbolis�e par l’investiture, la remise par le ma�tre au disciple de la khirqa, le froc de bure. Pour qu’il puisse valablement le faire, il faut que le ma�tre soit lui-m�me digne d’imitation, c’est-�-dire qu’il doit conna�tre parfaitement, tant au point de vue th�orique que pratique, les trois phases de la vie mystique —�La Loi, la Voie et la V�rit�. Il lui faut �tre enti�rement d�livr� de ses app�tits charnels, de sorte que rien de son moi inf�rieur ne demeure en lui. Quand un tel shaikh est parfaitement au courant des actes et des pens�es d’un disciple, et sait qu’il est digne de progresser dans la Voie, il pose la main sur sa t�te et le rev�t de la khirqa, t�moignant ainsi qu’il m�rite de s’associer aux soufis. Lorsqu’un derviche inconnu vient dans un monast�re ou une association de soufis, on lui demande�: ��Quel est le ma�tre qui t’a instruit�?�� et ��De quelles mains as-tu re�u la khirqa�?��

Le murid est ainsi dit fils du shaikh. Cette notion de ma�tre et disciple r�pond � la structure m�me de l’�tre, il y a d�doublement du Seigneur et du Vassal qui aspirent l’un vers l’autre. ��Le shaikh est ton Cr�ateur��, dit Ibn’Arabi. Comme l’�crivait Barr�s, une congr�gation ��enregistre et transmet � travers les si�cles le fluide particulier de son fondateur��. En outre, comme le note le professeur Nicholson, chaque murid a ses amis, et toute la communaut� soufie constitue une fraternit� indivisible, de sorte que le moindre adepte se sent uni spirituellement au hi�rophante le plus exalt�. Les soufis se regardent comme le peuple choisi de Dieu�; ils se sentent aim�s par Lui, et s’aiment les uns les autres en Lui. Le lien entre eux ne peut jamais �tre bris�, car c’est un mariage d’�mes qui a �t� conclu au ciel.

L’APOLOGUE DES TROIS PRINCES

L’enseignement des ma�tres tend � faire acc�der le disciple � une connaissance mystique —�marifat —�qui constituera la seconde naissance, la naissance spirituelle. Cette ma�eutique a tr�s souvent recours � des apologues, susceptibles d’interpr�tations de plus en plus profondes, qui ne s’excluent pas les unes les autres, mais se com�pl�tent. Ici encore, il s’agit de d�chiffrer des symboles valables sur plusieurs registres. Voici par exemple, une parabole due au ma�tre des derviches tourneurs, Jalal-od-Din R�mi, dont nous avons d�j� parl�. C’est l’histoire des trois princes et de la citadelle merveilleuse. Il y avait, est-il racont� dans le Mathnavi, trois fr�res. Le roi, leur p�re, poss�dait sur son territoire une forteresse dans laquelle il �tait absolument interdit de se rendre. Les trois princes, sachant que c’�tait interdit, avaient d’autant plus envie d’y aller. Lorsqu’ils y furent parvenus, ils virent que cette citadelle avait dix portes. Une fois celles-ci franchies, ils d�couvrirent de magnifiques peintures qui les remplirent d’�merveillement, et notamment le portrait d’une jeune fille dont la beaut� les �blouit et les enflamma d’amour. S’�tant inform�s, ils apprirent qu’il s’agissait de la princesse de Chine, gard�e recluse dans une tour par son p�re l’empereur. Ils d�cid�rent aussit�t de partir pour la Chine. Apr�s avoir attendu longtemps dans la capitale, l’un des princes, � bout de patience, vint se jeter aux pieds de l’empereur. Celui-ci le traita avec tendresse et le jeune homme devint de plus en plus enivr� d’amour. Le jeune prince finit par en mourir. Le fr�re cadet �tant malade, le second fr�re assista seul aux fun�railles. L’empereur lui t�moigna la m�me bienveillance, et le combla de dons. Peu � peu, ce prince en con�ut de l’orgueil et donna des preuves d’ingratitude. L’empereur en fut indign� et, sans le vouloir, lui infligea une blessure mortelle. Le troisi�me fr�re �tait le plus paresseux de tous. Il ne fit rien, et pourtant ce fut lui seul qui r�ussit � atteindre le but�; l’histoire ne nous dit pas comment. Jalal-od-Din R�mi a repris ici un th�me folklorique tr�s connu. Ce qui est important, c’est moins l’anecdote que le commentaire donn� par le sage soufi. Il explique tout d’abord que c’est l’attrait des choses d�fendues qui incite � leur recherche�; l’itin�raire spirituel aussi est une aventure. Les princes se sont lanc�s sans guide dans leur qu�te�; c’est fort dangereux. Les dix portes de la citadelle repr�sentent les cinq sens externes et les cinq sens spirituels. Les peintures sont les formes et les couleurs du monde par lesquelles l’�me risque d’�tre ensorcel�e et d�tourn�e de sa v�ritable voie. Traditionnellement, la Chine d�signe dans le soufisme le domaine spirituel, alors que l’�gypte est le domaine mat�riel. Quant aux trois princes, le premier est mort d’amour�; le second initi� aux myst�res par le roi, est perdu par sa pr�somption. La pointe de l’apologue est ici�: pourquoi le troisi�me prince a-t-il remport� une victoire compl�te, alors qu’il �tait le plus paresseux�?

Ce que R�mi appelle ici paresse, on pourrait � meilleur escient l’appeler passivit�. Il y a quelque chose d’infiniment passif, d’absolument abandonn�, dans l’�me du mystique qui appelle la gr�ce, ce don de Dieu, et c’est l� une sorte de virginit�, d’offrande de soi, comparable � l’atti�tude de Marie devant l’ange de l’Annonciation.

Ainsi que le dit le commentaire d’Isma�l d’Ankara�: ��Lorsque la parole de Dieu p�n�tre dans le c�ur de quelqu’un et que l’inspiration divine emplit son c�ur et son �me, sa nature est telle qu’alors est produit en lui un enfant spirituel ayant le souffle de J�sus qui ressuscite les morts.�� Si le petit prince paresseux parvient seul � remporter la victoire, c’est qu’il n’a pas compt� sur ses propres efforts�: il est rest� ��passif�� et disponible � la gr�ce divine qui a pu le saisir.

L’APOLOGUE DES CHINOIS ET DES BYZANTINS

Dans une autre parabole Jalal-od-Din Rami compare la d�marche vers Dieu des �tudiants en th�ologie avec celle des mystiques soufis. Un jour, raconte-t-il, un sultan appelle � son palais des peintres, venus les uns de la Chine, les autres de Byzance, et les charge de d�corer de fresques deux murs qui se faisaient face. Un rideau fut tir� entre les deux groupes de concurrents qui travaillaient donc sans apercevoir ce que faisaient leurs rivaux. Or, tandis que les Chinois employaient toutes sortes de peintures et dessinaient de ravissantes figures, les Grecs se contentaient de polir le mur et de le lisser sans rel�che. Le jour venu, le sultan vint juger des r�sultats de cette comp�tition. Il se dirigea tout d’abord du c�t� du rideau o� se trouvaient les peintres de Chine, et tomba en extase devant la beaut� de leur fresque. Il d�clara que l’on ne pouvait, en v�rit�, rien concevoir de plus beau. Mais lorsque le rideau fut tir�, les peintures des Chinois se refl�t�rent dans le mur qu’avaient poli les peintres de Byzance � la fa�on d’un miroir —�et ce reflet �tait bien plus beau que l’�uvre d’art elle-m�me. On pourrait imaginer que le reflet f�t aussi beau que l’image�: mais pourquoi la surpasse-t-il�? Il y a l�, tout d’abord, une raison d’esth�tique. R�mi parle ailleurs de l’amour du beau, plus beau que la beaut� elle-m�me. Mais il s’agit ici d’une sorte de pressentiment. La v�rit� n’est pas quelque chose de tout fait, c’est quelque chose vers quoi on se dirige, guid� par l’intuition, de m�me qu’un parfum fait deviner une r�alit� cach�e. Rien, sur le plan spirituel, n’est achev�. Selon une telle conception, les couleurs repr�sentent ce que le monde ph�nom�nal (les apparences) comporte d’impuret�: le monde noum�nal (les r�alit�s) est ��sans couleur��, disent les soufis persans.

De m�me, Shelley parlait de la vie comme d’un verre bigarr� ��qui souille la pure blancheur de l’�ternit頻. Le monde ph�nom�nal sert en quelque sorte de prisme au monde de l’intelligible. Les soufis ��comparent l’univers � un ensemble de miroirs dans lesquels l’Essence infinie se contemple sous de multiples formes, ou qui refl�tent � divers degr�s l’irradiation de l’�tre unique�; les miroirs symbolisent les possibilit�s qu’a l’Essence de se d�terminer Elle-m�me, possibilit�s qu’Elle comporte souverainement en vertu de Son infinit頻 (Burckhardt). Le c�ur du mystique, poli par l’asc�se, d�barrass� du p�ch� et des imaginations vaines, devient cette paroi blanche comme la neige o� se refl�tera la beaut� divine.

Le soufisme, d’une fa�on g�n�rale, met l’accent sur l’aspect ��beaut頻 de la R�alit� ultime. Selon Ibn’Arabi, Dieu aime la beaut� des formes parce que la forme refl�te la beaut� de Dieu, comme elle refl�te l’�tre. Une tradition proph�tique dit�: ��Dieu est beau, et Il aime ce qui est beaut�.�� La beaut� appara�t ici comme la raison suffisante de l’amour. � travers ces apologues, on aper�oit toute la subtilit� de la doctrine des soufis.

EVA MEYEROVITCH.

mars 2006 par Webma�tre


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