A Saint-Beno�t-sur-Loire j’ai entendu un moine-guide dire, apr�s avoir d�taill� � un groupe de touristes les beaut�s int�rieures de l’�difice, que sa valeur esth�tique �tait subordonn�e � sa fonction religieuse. J’ai grogn� —�in petto —�que rien n’�tait moins s�r et que, de toute fa�on, ce n’�tait pas une raison pour laisser la pri�re en libert� saccager les lieux�: en effet les stalles r�serv�es aux offices entravent l’espace du transept de leur envers r�p� et la cl�ture monastique interdit de parcourir l’admirable ch�ur roman, donc d’en b�tir l’unit� � travers la continuit� de la marche comme d’en �prouver l’ouverture par les glissements de la perspective.
Cet acc�s de mauvaise humeur est apr�s tout un bon point de d�part pour regarder du c�t� de l’exp�rience esth�tique et de l’exp�rience religieuse —�exp�riences intimes et enti�res s’il en est, si bien qu’elles tendent constamment � glisser l’une vers l’autre malgr� les efforts de l’analyse pour les distinguer, voire les opposer. A glisser, oui, —�sans doute � cause d’un m�me et mouvant sous-sol d’impressions multiples, emm�l�es, intenses et fuyantes, sinon fugaces, sur lequel b�quille le glossaire de la sensation et de la perception.
L’extase de Sainte Th�r�se
L’extase de Th�r�se d’Avila, telle qu’elle est repr�sent�e par le Bernin, est un bel exemple, particuli�rement subtil, de l’imbrication de la sensibilit� religieuse et de la sensibilit� esth�tique (malgr� l’�tymologie, l’accolement de ces deux derniers termes n’est ni pl�onasme, ni redondance�: l’art requiert une participation originale, sp�cifique de la sensibilit�). Essayons de d�brouiller l’�cheveau des impressions qu’elle est susceptible de produire.
On voit d’embl�e qu’elle sollicite l’attention � deux niveaux�: il y a d’abord le bloc de l’exp�rience mystique dans la niche centrale�; il y a ensuite les personnages sculpt�s dans les parois lat�rales (cens�s figurer les proches du patriarche de Venise, le cardinal Federico Cornaro qui a donn� son nom � la chapelle) et qui semblent commenter la sc�ne...
Entre nuage porteur et rayons d’or qui tombent de la vo�te, l’ange se tient debout au-dessus de la sainte —�l�ger, a�rien, rieur —�et c’est bien sa gr�ce sans entrave qui aimante la l�vitation, corrige en courbe ascendante l’abandon du corps terrass� et maintient les paupi�res mi-closes entre vision radieuse et sensations torrentielles. Le bras droit de l’ange est encore infl�chi sur le retrait de la fl�che qui a travers� le c�ur de Th�r�se et il suffit d’aller de ce geste s�r et sans poids � l’affaissement d�sordonn� du v�tement monacal pour saisir la distance entre la gr�ce et la pesanteur et pressentir leur rencontre dans ce corps tumultueux et ravi... L’art du Bernin nous donne � voir l’extase de Sainte Th�r�se. Et il nous invite � tendre l’oreille aux commentaires qui en explorent la signification.
Car ces personnages qui parlent avec animation de part et d’autre du bloc central sont bien, � n’en pas douter, des commentateurs de la sc�ne. Non qu’ils la regardent�: plac�s comme ils le sont, ils ne peuvent la voir. Mais peu importe�: la sc�ne s’est produite —�il �tait une fois —�et, de l’int�rieur de leurs loges de th��tre, ils sont, aujourd’hui comme hier, les spectateurs �mus qui, � l’entracte, �changent leurs impressions. La sacr�e conversation, —�th�me fr�quent dans la peinture italienne —�, quitte ici le centre du tableau (comme elle le fait d�j� dans La flagellation de Piero della Francesca) pour laisser � la parole humaine sa part d’improvisation. Elle n’est plus l’�coute appliqu�e qui enregistre le message d�livr� par les personnages divins�: elle est approche vivante, passionn�e, partiale, donc toujours � reprendre, des manifestations du divin, qu’elles soient proches ou lointaines dans l’espace et dans le temps... Dans l’Extase de Sainte Th�r�se, le Bernin, volens nolens, nous d�livre ce qui est peut-�tre l’essence de l’art baroque�: aucune r�v�lation n’�puise le myst�re de l’�tre�; c’est l’�vidence de ce myst�re qui foudroie quelques �lus�; il revient � l’artiste de retenir les palpitations de sa pr�sence dans l’enroulement d’une volute ou le mouvement d’une phrase...
II y aurait donc les �lus, les artistes —�et la foule innombrable de la pi�taille avec ses clairvoyants, ses borgnes et ses aveugles.
Les �lus
Aux �lus est r�serv�e la certitude intime et totale d’une Pr�sence, v�cue comme une assomption de l’�tre tout entier, avec une intensit� affective variable selon les individus. Chez Th�r�se d’Avila, la sensation est, semble-t-il, maximale, d�bordante, comme si elle tendait � totaliser la douleur de la finitude et la dilatation voluptueuse vers l’infini (le Klein de Hermann Hesse fait une exp�rience du m�me genre mais nettement plus discr�te dans ses manifestations). Chez un Garcia Morente par contre, la Pr�sence est donn�e comme une perception sans sensation mais elle survient au terme d’un savant processus au cours duquel l’id�e d’une providence tut�laire a �t� intellectuellement pens�e, puis affectivement ressentie � travers la musique (y aurait-il, dans ce simulacre de m�thode, un appel du pied —�narquois ou d�confit —�du rationaliste flou� au catholique mal repenti et bien vite imp�nitent�?). Quoi qu’il en soit, nous sommes l� au c�ur d’une exp�rience spirituelle dont l’unique support est celui qui la vit, si bien qu’on ne peut, de l’ext�rieur, ni la r�cuser, ni en prouver le bien-fond�. Aussi, sa description ou sa figuration ne peut-elle �tre qu’allusive, m�me quand elle rayonne dans un choix de vie. Le registre des sensations —�y compris la volupt� amoureuse —�ne peut lui offrir que des m�taphores, le corps �tant ici emport� hors des limites de l’�troite peau (Reverdy). Comme l’esprit souffle o� il veut une telle exp�rience ne concerne que les �lus, lesquels semblent bien �tre, en effet, le petit nombre. On comprend que Pascal renonce au projet d’une apologie de la religion chr�tienne. L’�lection est l’affaire de Dieu. Le philosophe ne peut servir sa foi qu’en essartant le terrain psychologique afin de faire un Dieu d�sirable du solennel et r�pulsif emp�cheur de danser en rond de la morale chr�tienne. C’est l� le postulat d’une saine p�dagogie.
Le Bernin, lui a lu la relation que Th�r�se fait de son exp�rience avec sa sensualit� d’homme et sa pens�e catholique rompue au maniement des symboles. L’artiste qu’il est peut faire de la p�moison de Th�r�se un acte de foi dans l’union —�sup�rieurement �rotique —�de l’�me et de Dieu . Dieu est Amour, nom de Dieu�! Et � ce titre, il ne peut qu’�tre, comme le dit le philosophe Jean-Luc Marion le meilleur des amants. Bienheureuse Th�r�se�!
L’objet esth�tique
Mais nous avons � nous pr�occuper avant tout de ce que l’artiste propose dans l’oeuvre r�alis�e -le rapport du v�cu et de l’�uvre �tant un tout autre probl�me. Je saisis comme fil conducteur ce propos d’une cin�aste, Claire Simon�: ��Le r�el est un chaos qu’on ne cesse d’interroger�: les films sont des questions��. Certes. Et aussi les tableaux, les sonates, les statues, les po�mes, soit tout ce cr�� ou recr�� que les artistes dignes de ce nom ajoutent au monde des choses. Dieu, es-tu l�? demandent les Cornaro en bordure de l’extase de Th�r�se. Est-ce ainsi que les hommes vivent�? demande Aragon ou le peintre de Guernica ou l’auteur de Madame Bovary. Le propre de l’artiste est donc de faire advenir un objet de perception qui, quelle que soit sa ressemblance avec un mod�le, rend ce mod�le probl�matique, le transpose ailleurs et au-del�, si bien que le pinceau ou la phrase le fait acc�der � un autre registre d’existence. C’est ce qui �clate dans la s�rie des autoportraits de Rembrant o� le peintre semble chercher dans son image le sens m�me du geste de peindre�; dans ce dernier autoportrait o� le visage de Picasso, violemment peinturlur� en masque d’�pouvante, renvoie � la mort la d�rision du cr�ne vide au sourire outrancier. C’est ce qui est tout aussi �vident dans la subtile th��tralisation de l’Extase de Sainte Th�r�se chez le Bernin�: l’artiste qui mod�le dans le marbre la singularit� d’une exp�rience, nous invite � entrer dans la loge des Cornaro pour participer � l’�ternit� d’un instant. La r�v�lation est ici celle d’un monde ��en �tat de gr�ce�� (Hermann Hesse), comme celui o� fleurit l’amandier de Bonnard, comme celui de cette mosa�que ravennate o� la lente procession des vierges immobiles se lit � travers d’infimes diff�rences dans l’inclinaison des t�tes, la position des pieds, la retomb�e des tuniques...
L’artiste n’est pas Dieu et si grand que soit son g�nie, il ne peut imposer � qui que ce soit sa vision du monde. Il ne peut que la proposer dans le silence foisonnant d’une oeuvre qui est l� —�et comme un �pisode dans l’histoire des cultures et comme une constante invite � une relecture, � une r��valuation du monde. D’un monde qui reste notre monde. Si l’exp�rience de la madeleine de Proust est authentiquement spirituelle en tant qu’elle ouvre le temps � l’�ternit�, elle demeure strictement esth�tique, sans r�f�rence � une autre transcendance que celle de l’art, lequel devient alors une vivante protestation contre l’�miettement de l’espace et du temps, contre l’insignifiance des travaux et des jours. Le pinceau d’Elstir fait vibrer l’Orient dans la fa�ade d’une modeste �glise de campagne�; la petite phrase de Vinteuil recueille en pure m�lodie les pauvres tourments d’un amour jaloux�; le Printemps de Boticelli magnifie l’�charpe d’Odette�; la grossesse d’une fille de cuisine s’exalte en Charit� de Giotto... Le regard esth�tique est un regard g�n�reux qui recompose le monde selon une coh�rence sensible...
La sensation esth�tique
Pour l’amateur clairvoyant, la finalit� de l’art est bien dans ce regard ouvert qui prolonge la sensation esth�tique, laquelle, comme toute sensation, est la r�sonance intime d’un �branlement du corps comme clavier sensoriel et organique. Mais elle n’est ni saveur, ni odeur, ni contact, m�me si ces sensations (la saveur de la madeleine) peuvent jouer le r�le de d�clencheurs. C’est une sensation globale, diffuse qui fait vibrer le corps sans aucune sensualit�. Elle est d�sir sans concupiscence (la pomme de C�zanne ne fait pas saliver), jouissance sans consommation. Il est d’ailleurs remarquable que ce soit essentiellement par les sens � distance —�la vue et l’ou�e —�que la sensibilit� acc�de � l’art. Pour intime qu’elle soit, la sensation esth�tique n’est pas possessive, elle ouvre la voie au d�sint�ressement. La pratique de l’art, quand elle ne s’enlise pas dans la d�coration culturelle et les vanit�s sociales est l’apprentissage sensible de la multiplicit� et de l’unit� du monde. On comprend alors que le regard esth�tique puisse servir de mod�le � une attitude intellectuelle et morale d�livr�e du pathos —�mais toujours sensible —�devant le chaos du monde comme il va.
Sans doute y a-t-il l� une piste ouverte pour qui voudrait, dans la pi�taille des non-�lus et des non-artistes, aider borgnes et aveugles � se faire clairvoyants... On ne saurait affirmer qu’il y ait une n�cessaire continuit� entre exp�rience esth�tique et exp�rience religieuse mais apr�s tout, qu’importe�? L’exigence morale impliqu�e dans un humanisme coh�rent est d’abord de parier pour un av�nement possible de l’esprit. Et � Dieu vat, certes. Mais aussi que se fasse entendre une parole humaine capable d’utiliser toutes les ressources de l’intelligence et de l’exp�rience sensible pour calmer la gloutonnerie consum�riste qui pervertit le d�sir, pour endiguer la profusion techno-scientifique qui masque l’homme � l’homme. Cette parole, c’est celle de l’art, sinon celle de Dieu.