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Gen�se d’un monstre

Analyse d’un p�troglyphe, par Claude-Michel Cluny


Claude-Michel Cluny se penche sur la gen�se d’un ph�nom�ne singulier � partir d’un p�troglyphe�: la gen�se d’un monstre.

Une gravure peinte dans une grotte et vieille d’� peu pr�s 15 � 20 000 ans �voque probablement une danse sacr�e.

Malgr� son carat�re d�suet, l’article m�rite une m�ditation sur le pouvoir ... au deuxi�me degr�.

Parution originale in La Tour St. Jacques, N��13-14, janvier-avril 1958.

L’examen des sources de l’art n’a certes pas fini de susciter des controverses�: l’imagination la plus fantaisiste, la philosophie de l’art, et l’occultisme, demeurant, en fonction de l’incertitude des donn�es, respectivement ma�tres de ce terrain vague. � titre d’�claircissement, il pourrait �tre fructueux de se pencher sur la, naissance d’un ph�nom�ne significatif, r�v�lateur d’une corr�lation profonde de l’art � la magie, et que chaque d�couverte arch�ologique recule dans le temps ou multiple dans l’espace�: Le monstre.

Tout derni�rement, M.�Henri Lhote, au cours de randonn�es et d’explorations patientes dans la Tassili, s’�merveillait des vestiges d’une civilisation inconnue, et nous en r�v�lait les �tonnantes images. Or, ce qui retient ici l’attention, c’est justement, parmi les sc�nes de chasse, la pr�sence de myst�rieux personnages curieusement travestis�; vieux d’� peu pr�s cinq mille ans, on voit processionner des sortes de scaphandres, aussit�t (faut-il le dire�?) baptis�s ��martiens��... il y aurait � faire une symbolique, ou une mythologie de la science-fiction et de ses d�bordements�! Des hebdomadaires ont publi� ces figures�; l’un des plus anciens myst�res du monde humain a pass�, un instant, dans l’indiff�rente prunelle de l’honn�te homme du milieu du vingti�me si�cle. Mais les processionnaires du Tassili, qui n’ont aucune r�sonance dans l’art �gyptien (alors qu’il est loin d’en �tre ainsi en ce qui concerne les sc�nes de chasse), poss�dent un tr�s diff�rent anc�tre, grav� au fond des grottes de Montesquieu-Avant�s, en Haute-Garonne. ��Gant� de pattes de lion, (le sorcier) est saisissant�; il a un bec d’aigle, une barbe de bison, des yeux de chouette, des oreilles de loup et une ramure de renne. Il est noir et danse nu � trois m�tres cinquante au-dessus du sol...�� Cette gravure peinte qui date de la fin du Pal�olithique a peut-�tre 15 ou 20 000 ans. L’�vocation graphique y est li�e � l’aspect religieux de la danse, art premier sans doute et le plus imp�ratif dans sa primitive expression. Et c’est peut-�tre aussi des ornements de la danse (qui deviendront peu � peu rituels) que sont n�s les arts plastiques�: gravure, masques, peintures et statuaire. La danse primitive, organique, ne transpose pas encore. Cependant, l’homme s’essayant � graver un aurochs sur un fragment de bois ou � modeler une statuette dans la glaise, a d� �veiller l’id�e de la possession par la repr�sentation, la fixation de la vie. La magie, qui est tentative de soumettre le monde, n’a pu prendre forme que par l’interm�diaire d’un agent�: penser le monde c’�tait, aussit�t, le recr�er � sa mesure, pour son d�sir�; la silhouette d’animal esquiss�e sur la palette d’ivoire s’av�rait pour l’artiste et par l’artiste le premier fait magique, et le ��pr�tre�� n’avait plus qu’� frapper la b�te de traits incis�s pour la soumettre � la mort. De l’observation sensuelle du monde, de ses rythmes et de ses forces, l’incantation et l’envo�tement sont n�s. L’art fut rapidement imbu d’une qualit� sinon religieuse, du moins magique. Les grandes sc�nes de chasse peintes ou grav�es paraissent en effet avoir �t� plus que de simples d�corations. L’importance des ateliers de sculpture et d’arts d�couverts ne se justifie qu’en raison de cette exceptionnelle valeur, et de ce cr�dit supra-humain accord� � l’artiste. Est-ce de l’�chec relatif de la sorcellerie qu’est issu le mythe des dieux, du bien et du mal, la dualit� gnostique�? Ce qu’il appert des vestiges nombreux des religions primitives, c’est ce perp�tuel effort d’asservissement de l’univers�; plus tard, les mythologies peupleront la marge qui s�pare le vouloir du pouvoir. Contre Fabre d’Olivet, Voltaire a raison...

La naissance du monstre a donc proc�d� de ce besoin de domination, et d’un examen de la nature moins superficiel et plus intelligent qu’on pourrait croire. Claude de Saint-Martin a merveilleusement �crit qu’une fleur est la r�union visible de toutes les propri�t�s qui existent invisiblement, depuis sa racine jusqu’� elle... et la nature enti�re n’existant que par cette m�me loi n’est autre chose qu’une plus grande portion de cette �chelle des propri�t�s des �tres.

Ce principe clairement �nonc� par un philosophe avait pr�sid�, vingt mille ans plus t�t, � la gen�se du sorcier de Montesquieu-Avant�s�! Car, pour atteindre � une efficacit� si d�sir�e, il a fallu concevoir une repr�sentation durable, savamment compos�e, accumulatrice de pouvoirs occultes et de grandeur�; d’o� ce m�lange fantastique de l’humain et de l’animal qui, autant qu’� des proc�d�s d’�pouvante propres � frapper le cr�dule ou l’ennemi surpris, para�t r�v�lateur d’un instinct moniste primitif ou, mieux, d’une volont� de r�duction du monde visible par la vertu des apparences et des analogies, l’esprit n’�tant qu’une manifestation particuli�re de la mati�re. Pourquoi le monstre�? Sinon que prendre le masque d’un animal, ou d’un ennemi, c’est le tromper, donc le vaincre. Et le tromper dans son essence particuli�re, lui ravir ses forces et ses qualit�s propres. Il est. normal de penser que la magie n’a tout d’abord tent� qu’un transfert de forces (de la victime au sorcier ou � la tribu), et non pas un recours � des puissances occultes et infiniment sup�rieures�; encore une fois la question du divin ne s’est pos�e qu’apr�s l’�chec de la magie. Conjonction de forces occultes et de prestiges naturels, le ��sorcier�� d�couvert en Haute-Garonne, entour� d’animaux peints et d’empreintes de pas, assiste depuis des milliers d’ann�es � l’�volution subtile de la conscience. Manifestation jusqu’� pr�sent la plus recul�e d’une sorte de pouvoir religieux, parce que suscitant d�j� l’adoration et la soumission (sa position �lev�e, les traces nombreuses de pas, la grandeur du.��temple�� qui le garde le confirment), il fait curieusement pr�sager des dieux hybrides de l’antique Orient plus que des ��martiens�� du Tassili�; s’il y a entre les fresques retrouv�es par Henri Lhote et la peinture �gyptienne des rapports �troits et significatifs, ils ne sont pas, pour ajouter au myst�re, sensibles dans le domaine des dieux. Les imp�ratifs ayant command� la tenue des sorciers africains sont en effet moins apparents�: il y a dans ces personnages un caract�re de grand pr�tre plus que de sorcier, ce dernier s’enveloppant davantage dans un appareil rituel expressif. Mais ce qui ajoute aux preuves de l’ant�riorit� de la magie sur la religion, c’est que tout, soit au Sahara, soit dans le sud de la France, demeure orient� vers l’homme et gouvern� par lui. Le monstre est le compl�ment de l’homme. Le magicien d�veloppe son pouvoir, assimile le plus possible d’univers et en demeure — ou croit en demeurer — le ma�tre. � l’origine des croyances, le fait magique est l’antith�se m�me du panth�isme.

L’�volution des soci�t�s a progressivement d�fait l’emprise du magicien, et renouvel� la magie, inefficace, par une conscience du monde diff�rente. Parall�lement, de nouveaux monstres ont �t� cr��s, que l’on a trop vite confondus avec les sorciers d’autrefois. Alors que l’homme de Montesquieu-Avant�s �tait le Ma�tre, le pr�tre n’est plus que le serviteur d’Horus ou de Baal. Les hommes ont d�ifi� ce qui leur �chappait, apr�s avoir �chou� dans la possession des forces cosmiques. On comprend devant cet abandon l’irr�ductible position des sorciers (position qui a trouv� dans les arts contemporains d’�tonnantes correspondances). Et l’art, qui avait donn� � l’homme la conscience du monde et celle de son pouvoir, allait se plier devant les pr�tres pour transcender, � force de beaut�, l’apparente insensibilit� de l’inconnu... Cette lente maturation issue de l’Orient o� l’art a fix� l’image d’une s�r�nit� perdue, a recouvert d’oubli l’orgueilleux �veil des monstres, et leur soumission... Entre la magie et les dieux, il n’y a peut-�tre qu’un abandon... Dans son Introduction � l’art oriental, Elie Faure �crivait�: ��Toutes les religions de l’Occident, du moins de l’Occident moderne, viennent d’Asie... (o�) les instincts populaires, la religion, le sacerdoce lui-m�me jaillissent � la fois, et m�l�s ensemble, des m�mes sources int�rieures, imm�moriales, qui se confondent avec la naissance et la croissance m�me de l’esprit.��

Claude-Michel Cluny

juin 2006 par Webma�tre


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