Chère Madame Halter,
Le Hamas, en Palestine, vient de rompre la trêve qu’il observe depuis plus d’une année. Cet acte fait suite à une bavure, causant la mort sur la plage de Gaza de sept membres d’une même famille, des enfants pour la plupart, par un obus israélien qui visait des lanceurs de roquettes palestiniens ciblant des villes israéliennes. Bien qu’éloignée d’une vraie paix, cette trêve représentait un répit, même partiel et imparfait ; elle risque désormais de laisser la place à une recrudescence de la belligérance globale. Ces derniers temps, la population israélienne a subi un nombre très limité d’attentats, amenant un sentiment de sécurité. Côté palestinien, les attaques contre les militants et combattants a continué sans répit, générant un flot ininterrompu de morts civiles palestiniennes, regretté par Israël, à l’instar de ce qui s’est passé sur la plage de Gaza, mais justifié en tant que dégâts collatéraux inévitables. Une situation que les médias appellent « un calme relatif ».
J’ai eu l’opportunité, récemment, de visiter la création sur la paix que vous avez réalisée à Jérusalem, dans le cadre de « Voilà ! Une saison française en Israël ». J’ai visité les tentes de la paix que vous avez érigées sur la promenade d’Armon Hanatziv, face aux pittoresques remparts de pierre de la Vieille Ville.
J’ai pu méditer sur le message de paix voulu par vos tissus, imprimés avec le mot « paix » en une cinquantaine de langues, dans une esthétique en noir et blanc, transmettant une symbolique d’unicité entre peuples et cultures (http://www.jerusalem.muni.il/tent/all.html).
Ces jolis tissus, libres dans l’air chaud et sec de Jérusalem, m’ont fait penser à une autre œuvre d’un autre artiste, Christo. Son Running Fence, clôture de tissu qui sortait de l’Océan Pacifique pour courir sans entraves sur les collines de la Californie, épousant la poésie de ses courbes et sa topographie, était profondément paisible.
Et puis, de mon lieu d’observation j’ai remarqué une autre construction, qui elle aussi court le long des sommets des collines. À Jérusalem, le bâti est revêtu d’une pierre dorée lumineuse, réverbérant la lumière brillante de la ville. Cela est imposé par le règlement d’urbanisme. Mais la construction dont je parle bénéficie manifestement d’une dérogation, car elle est faite en béton brut de décoffrage. Il s’agit d’un pan du mur de séparation qu’Israël est en train de construire, unilatéralement, pour définir la frontière avec la Palestine. Vous ne l’avez peut-être pas remarqué car à cet endroit, il est caché par la Colline du Mauvais Conseil. On en aperçoit un petit pan, bien plus loin sur la gauche, caché par la densité des habitations palestiniennes de Jérusalem, situées d’ailleurs des deux côtés du mur, qui à cet endroit, traverse au beau milieu des quartiers palestiniens de la ville.
Êtes-vous descendue de l’autre côté de la colline du Mauvais Conseil ?
Vous arrivez dans le village palestinien de Jabel Mukaber, en territoire occupé. Les habitants vous interrogent, essayant de cerner si vous parlez hébreu, ce qui vous désigne alors comme ennemi. Là, parmi les oliviers et les nids de poule, tout discours sur la paix en tant qu’idéal universel semble surréaliste, ouvrir le cœur à une récitation incantatoire du mot « paix » en cinquante langues ressemble à une abstraction venant d’une autre planète. Sous la chaleur écrasante, le paysage entier est dominé par cette couronne de béton serpentant le long de la crête de la vallée en face, avec ses miradors et ses antennes de surveillance.
Pour ses promoteurs, le mur de séparation a été créé en rempart contre les actes terroristes, qui ont profondément traumatisé la population d’Israël. En contribuant à la réduction du nombre d’attentats, on peut arguer que le mur est en train d’apporter la paix aux israéliens - ce qui est strictement unilatéral, car les palestiniens continuent de subir la violence, les humiliations, l’appauvrissement et la dépossession de l’occupation. On peut arguer que pour les mouvements de libération palestiniens, le terrorisme était la pire des stratégies : non seulement parce que le recours à un crime de guerre contre des civils est une marque noire contre l’humanité, mais également car utiliser l’horreur comme arme donne toute latitude à son adversaire pour opérer l’escalade dans la mise en œuvre du dispositif sécuritaire.
Ainsi, justifier la construction d’un mur pour arrêter des attentats est une évidence. Utiliser ce mur pour accaparer les territoires palestiniens dans une vaste opération d’annexion est un acte de vil opportunisme se cachant derrière la promesse de sécurité. A Jérusalem, le mur déplace 235 kilomètres carrés de territoire palestinien du côté israélien, empêchant les palestiniens de l’autre côté de jouir de la ville.
Si israéliens et palestiniens s’accordent sur quelque chose, c’est sur la haine ressentie à l’égard l’un de l’autre. Donnez à chaque partie une baguette magique pour faire disparaître l’autre, elle sera probablement utilisée. Les deux côtés s’accordent sur un autre point : chacun se considère victime. Pour les Juifs, c’est le fruit de siècles de persécution et la Shoah. Néanmoins, dans la réalité d’aujourd’hui, la situation n’est pas symétrique, car Israël est un pays souverain, et la Palestine est un territoire soumis.
Les israéliens se disent un peuple épris de paix. Ecoutez les chansons populaires depuis cinquante ans pour en témoigner. Mais déclarer la paix comme concept humaniste et universel ne suffit pas pour que le rêve devienne réalité. Faire la paix est un dur ouvrage de concessions et compromis, permettant d’établir un équilibre politique, social, économique entre entités antagonistes. Israël, qui est dans la position dominante dans le conflit, a le choix entre une véritable paix négociée, et l’imposition d’une « paix » factice, unilatérale, sur les palestiniens, avec annexion de parties importantes de leur territoire. Pour l’instant le choix porte sur la deuxième possibilité. Mais une « paix » armée imposée par un partenaire dominateur sur un partenaire assujetti n’est pas une paix du tout.
Pour terminer, j’aimerai vous décrire un autre travail artistique, que j’ai vu près de Jérusalem. On peut critiquer sa qualité intrinsèque, mais il portait indubitablement les traces d’un travail artistique : une recherche esthétique et conceptuelle. Je n’ai pas pu savoir qui était l’auteur, vraisemblablement un ingénieur des travaux publics. Son médium : peinture en trompe l’œil sur béton — une longue série d’arches peintes, à travers lesquelles on voit un ciel bleu surplombant une terre verte, totalement vierge. Ça rappelle De Chirico.
Il s’agit d’une œuvre de décoration peinte sur le mur de séparation qui longe la route numéro 443 dans son tronçon entre Jérusalem et Atarot, dans les territoires occupés. Le concept promu est clair — derrière le mur il n’y a personne, rien, c’est la paix totale, les palestiniens, eux, se sont tous volatilisés.
Joseph Rabie, mai 2006
On a daubé, avec raison, sur une prétendue fonction consolatrice de l’art. Cette fonction pourrait être anodine si elle ne détournait pas du réel. C’est que l’art participe de la fiction et en tant que tel, il peut servir à prolonger et à renforce les illusions, les compromissions, les mensonges, donc à entretenir l’état de guerre. L’exemple que vous donnez de l’arche en trompe l’oeil en est une illustration saisissante. Il est certain que l’entreprise de Clara Halter, elle, relève d’un authentique désir de paix et est donc parfaitement louable -et peut-être nécessaire :il faut ouvrir les têtes et les coaurs à ce désir-là et la représentation esthétique permet d’embrasser formulation locale et expression universelle dans l’unité humaine de la parole. Mais il n’est que trop vrai, hélas, que dans la situation actuelle, une telle manifestation fait facilement figure d’incantation vaine. Il faut vouloir la paix, c’est-à-dire la désirer et oeuvrer pour elle. L’art tente depuis longtemps de jouer son rôle dans l’articulation de ce désir et de cette volonté.