Les papiers trouv�s dans la sacoche d’Albert Camus apr�s sa mort nous ont l�gu� un titre Le premier homme, des fragments d�j� articul�s en chapitres parfois, des indications de plan, des notes. L’une de ces notes r�sume le projet du roman�: ��En somme, je vais parler de ceux que j’aimais. Et de cela seulement. Joie profonde��. Cette joie, l’�criture, encore toute proche de la densit� brute de la m�moire, nous la fait partager. Et nous aurions presque envie de nous r�jouir de ce que les fragments r�dig�s s’arr�tent � peu pr�s � la fin de l’enfance. Nous n’avons pas ici � juger une �uvre litt�raire mais essentiellement � regarder vivre et grandir dans l’Alg�rie coloniale un enfant pauvre que l’Instruction publique arrachera � la fatalit� de sa condition sociale pour lui permettre de devenir Albert Camus, prix Nobel de litt�rature, �crivain majeur du xxe si�cle.
� lire l’histoire de l’�l�ve Jacques Cormery, alias Albert Camus, on est tent� de dire que l’�cole d’aujourd’hui –�en regard de celle de monsieur Germain –�fait figure de d�chetterie plus que de p�pini�re de prix Nobel...
1 — Le milieu familial
Il na�t en Alg�rie en 1913�; son p�re est d’origine alsacienne, sa m�re d’origine espagnole. Il a un an quand son p�re meurt d�s la premi�re ann�e de la grande guerre et la veuve vient, avec ses deux enfants, vivre chez sa m�re � Alger. Elle travaille comme femme de m�nage et ses maigres gains, ajout�s au salaire � peine moins maigre de ses deux fr�res, font vivre la famille, soit quatre adultes et deux enfants. La grand’m�re tient le m�nage et gr�ce � son implacable �conomie on mange � sa faim et on est correctement v�tu. Le superflu se limite, lorsqu’on re�oit de la famille, � un morceau de brioche tremp� dans un bol de caf� noir.
Ce qui frappe dans ce milieu familial, c’est qu’il est compos� de gens venus d’ailleurs et qui, enti�rement pr�occup�s de et occup�s � survivre, ont perdu tout contact vivant avec leurs origines. L’identit� de ce milieu est imm�diate, faite tout enti�re de la proximit� de ses membres. Elle s’impose sans explication ni justification.
Le p�re du petit Jacques dont les grands-parents Alsaciens avaient fui l’occupation allemande � la fin de la guerre de 1870 a �t� orphelin de bonne heure, est tr�s peu all� � l’�cole et a �t� mis au travail tr�s t�t comme ouvrier agricole. Il n’a connu la France, � 29 ans, que pour s’y battre et y mourir et c’est � peine si son absence se dessine en creux dans la vie du petit gar�on. La qu�te du p�re plus tard ne r�v�lera pas grand’chose de l’homme qu’il a �t�: taciturne, dur � la peine, mais ��capable�� dira sa veuve, il a appris � 20 ans � lire et � �crire et il exprime avec force son indignation devant un acte de sauvagerie�: ��un homme, �a s’emp�che��.
La grand’m�re n’a gard� de l’Espagne que les rudiments d’une langue et le port du fichu noir dont elle couvre ses cheveux lors de toute sortie quelque peu c�r�monieuse. Sa culture est celle de la pauvret�:qui fait de la vie une fin en soi�: vivre, c’est travailler pour survivre. C’est dans ce carcan de la n�cessit� qu’elle a �lev� 7 enfants et le petit Jacques apprendra tr�s t�t qu’user trop vite ses semelles � certains jeux, se paie de coups de nerf de b�uf administr�s sans m�nagements. Elle incarne l’ordre implacable d’un monde sans horizon.
La m�re, � demi sourde, quasi mutique, s’efface derri�re l’autorit� de la vieille femme�; ce n’est que press�e de questions qu’elle �voque des bribes de son pass� de jeune femme�; sa tendresse attentive et inqui�te ne s’exprime gu�re que par la douceur de son regard. Sa pr�sence silencieuse et lointaine fait battre le c�ur du petit Jacques. Le myst�re de cette pr�sence-l� se joindra � l’absence du p�re pour animer l’existence du fils du d�sir de pr�ter sa voix � ceux � qui la parole est refus�e.
L’oncle Ernest est plus sourd encore que sa s�ur, et son �locution est difficile et maladroite. Mais sa beaut�, sa g�n�rosit�, sa gentillesse travers�e de brusques col�res, ses qualit�s d’ouvrier tonnelier qui autorisent le petit Jacques � participer �� et l� � la vie de l’atelier, les parties de chasse qu’il organise en font un compagnon qui contribuera, tout autant que les camarades de jeu et d’�cole � cr�er autour de l’enfant cette atmosph�re de ��pauvret� chaleureuse�� que l’�crivain Camus n’�voque pas sans nostalgie.
Une famille sans histoire qui, jour apr�s jour, vit au ras d’un quotidien r�p�titif et besogneux. L� est le myst�re de la vie et de la mort du p�re, dit Camus, c’est le myst�re de la pauvret� ��qui fait les �tres sans nom et sans passé » (p. 213).
2 — le milieu alg�rois
C’est celui du quartier populaire de Belcourt peupl� essentiellement de petits Blancs�: ouvriers, employ�s, artisans, petits commer�ants plus ou moins pauvres mais rarement tr�s ais�s�; population hybride avec des Fran�ais de souche, bien s�r, mais aussi de Espagnols, des Maltais, des Italiens. Beaucoup avaient ceci en commun d’avoir �t� chass�s de leur pays, eux ou leurs parents, leurs grands-parents, leurs arri�re grands-parents par la mis�re ou la pers�cution. En France, apr�s la conqu�te de l’Alg�rie, on promettait terres et logement � ceux qui viendraient, par leur travail, mettre en valeur le nouveau territoire fran�ais mais les �migrants ne trouvaient bien souvent � leur arriv�e que des abris de fortune, les fi�vres et la dysenterie qui les d�cimaient. Dans la population de Belcourt, il y avait beaucoup de rescap�s malchanceux des promesses fallacieuses de la colonisation –�ou leurs descendants. C’est dire que cette population se juxtaposait sans gu�re s’y m�ler –�aussi bien � celle des beaux quartiers o� fonctionnaires de l’administration coloniale et colons riches s’abritaient derri�re des murs ruisselants de bougainvill�es qu’� celle des quartiers arabes qui grouillaient d’enfants et cachaient leurs femmes. Plus tard, Camus aura beaucoup � ajouter � son exp�rience d’enfant de Belcourt pour faire de l’�galit� des droits entre Fran�ais de souche et Arabes le postulat de sa lutte politique.
En attendant, c’est le quartier de Belcourt quasi tout entier qui s’offrait � Jacques et � ses camarades comme territoire de jeux, de luttes o� l’on apprenait � donner et � encaisser les coups en m�me temps qu’un certain code d’honneur, d’explorations, de polissonneries gamines, parfois cruelles. Mais le meilleur de ce territoire �tait qu’il ouvrait sur la mer o� l’on p�chait, o� l’on entrait nu et � grands cris dans l’ivresse de la lumi�re et de l’espace. C’est ainsi sans doute que vous p�n�tre dans le corps ce go�t de la libert� avant-coureur de l’engagement pour les libert�s ...
3 — l’�cole primaire
—�C’�tait d’abord un lieu exotique en ce que, �tranger aux soucis mesquins de la maison, on y parlait d’un temps diff�renci� en pass�, pr�sent et avenir, d’un ailleurs multiple et changeant –�Autriche, Canada –�que l’on pouvait fr�quenter avec des mots –�jusqu’� entrer par exemple dans un village enneig� d’Alsace o� des enfants emmitoufl�s faisaient claquer leurs sabots sur le sol gel�. Avant de proposer un savoir, le langage d�verrouillait l’imagination. Apprendre � lire, c’�tait offrir au r�ve tous les r�servoirs d’images. Jacques allait, d�s son ouverture � la fin de l’�cole primaire, devenir un abonn� fid�le de la petite biblioth�que du quartier et un familier du cin�ma qui d�bitait en tranches hebdomadaires des films d’aventures dont il devait traduire le texte � sa m�re et � sa grand’m�re.
—�L’�cole, c’�tait aussi, �videmment le lieu de l’apprentissage du savoir. Mais, avant monsieur Germain, on pr�sentait aux enfants ��une nourriture toute faite en les priant de bien vouloir l’avaler�� (p.164). Avec monsieur Germain, ils �prouvaient tout � coup ��la faim de la d�couverte... Dans la classe de monsieur Germain, on les jugeait dignes de d�couvrir le monde��. Monsieur Germain les associait � sa vie. Tr�s marqu� par la guerre qu’il avait faite pendant les quatre ann�es de sa dur�e, il leur lisait �� et l� des passages du livre de Roland Dorgel�s Les croix de bois. Les personnages, d’abord aussi �tranges que les enfants en sabots marchant dans la neige, �taient devenus des compagnons dont on parlait, dont on supputait –�entre deux lectures –�les aventures � venir...
Monsieur Germain �tait d’une tol�rance sourcilleuse dans ses propos�: libre penseur dans la pure tradition des instituteurs de la IIIe R�publique, il savait que c’est par une analyse personnelle –�et non en subissant des critiques acerbes ou ironiques –�que l’intelligence va vers la v�rit�. Il conseillait, encourageait, r�compensait mais aussi punissait ��ce qui ne souffrait pas de discussion, le vol, la d�lation, l’ind�licatesse, la malpropreté ». Il ne reculait pas devant le ch�timent corporel soit la fess�e appliqu�e au moyen d’une vieille et solide r�gle en bois appel�e sucre d’orge. On ren�clait � peine devant la punition�: la faute �tait toujours �vidente et tr�s souvent le coupable appartenait � un monde o� taloches et coups de pied aux fesses faisaient partie du lot des mis�res quotidiennes. Le plus p�nible �tait l’humiliation subie devant toute la classe. Mais enfin, Jacques, toujours premier de la classe et parfois qualifi� de chouchou n’�chappait pas � la fess�e et cela pansait bien des amours-propres. La justice �tait sauve et l’autorit� de monsieur Germain gardait toute sa densit� humaine.
—�L’�cole a �t� enfin –�pour Jacques et quelques-uns de ses camarades –�la rampe d’acc�s au lyc�e, puis � l’universit�, soit � un mode de pens�e et d’existence sans commune mesure avec la vie familiale. L� encore, c’est monsieur Germain qui donne le branle. Comme seul l’enseignement primaire est gratuit et que, de ce fait, les enfants pauvres n’entrent pas au lyc�e, il d�cide de pr�senter ses meilleurs �l�ves au concours des bourses. Il aura fort � faire avec la grand’m�re de Jacques qui entend bien, qu’apr�s le certificat d’�tudes, le gar�on se mette au travail pour all�ger les charges familiales. Mais il obtient gain de cause. Jacques entrera au lyc�e comme demi-pensionnaire en octobre 1925.
4 — Le premier homme
C’est le fils qui, une classe apr�s l’autre, grandit en �ge, en savoir, en exigences, sinon en sagesse. Des formulaires � remplir, des papiers administratifs � faire signer l’am�nent � d�couvrir –�avec une honte doubl�e de la honte d’avoir eu honte –�(p. 222) que la profession de sa m�re est domestique, que sa grand’m�re ne sait pas tracer son nom. C’est sur cette n�gation d’humanit� qu’engendrent la pauvret� mat�rielle et la mis�re intellectuelle, que Jacques se laisse informer et former par le savoir. Il poursuit ainsi le travail du ma�tre d’�uvre, monsieur Germain, pour se construire comme le premier homme parmi les siens, lui qui n’a h�rit� de rien. Certes, il y aura d’autres interm�diaires –�professeurs de fran�ais surtout et enfin le professeur de philosophie Jean Grenier –�mais avec qui les relations directes restent passag�res. Dans le secondaire, le temps est morcel� et l’�l�ve a constamment � composer et � recomposer le puzzle de la connaissance et par l� m�me � se composer lui-m�me par la prise de conscience et l’�largissement de ses int�r�ts. Tout le sens d’une culture humaniste est l�. Jacques fera ce travail. Ses succ�s –�et scolaires et sportifs –�lui valent l’estime de ses professeurs et la reconnaissance de ses camarades. Il peut vivre sans violence les incertitudes de l’adolescence. Il peut m�me accepter de travailler pendant les vacances pour satisfaire sa grand’m�re pour qui le repos n’est qu’un court instant arrach� au travail. C’est d�cid�ment la fin des jeux de l’enfance Mais au retour du lyc�e le soir, la vision de sa m�re, la domestique aux mains us�es par les lessives, assise dans la p�nombre, sera l’ic�ne qui le prot�gera de tout reniement.
Le meilleur de cette histoire est la fid�lit� d’Albert Camus � son ma�tre d’�cole, monsieur Germain. Il lui d�die le discours qu’il prononce lors de la remise du prix Nobel. Il lui envoie peu apr�s une lettre courte et affectueuse qui figure dans les annexes du Premier homme. Cette lettre t�moigne de la sensibilit� de Camus mais aussi –�et pour moi surtout –, elle authentifie la valeur humaine de monsieur Germain, indissociable de ses qualit�s professionnelles.
Monsieur Germain a donc bien �t� un de ces instituteurs mod�les, –�missionnaires la�ques de la IIIe R�publique –�parmi ceux que l’on a appel�s les marchands de participes. Mais sa p�dagogie et son comportement peuvent-ils encore servir de mod�le au professeur d’�cole d’aujourd’hui�?
Il faut d’abord rappeler bri�vement que, pr�s d’un si�cle plus tard, l’�cole primaire –�toujours gratuite, obligatoire et la�que –�et devenue mixte, n’est plus ce qu’elle �tait�: programmes, m�thodes et moyens d’enseignement, formation des ma�tres, public scolaire ont chang� selon les acquisitions du savoir et des techniques, la demande sociale et les modes, les secousses de l’histoire... Il faut bien constater que l’institution scolaire est en crise et qu’il est difficile pour un enseignant d’aujourd’hui d’�tre anim� de la sereine et in�branlable certitude qui a fait de monsieur Germain un instituteur efficace et un homme heureux.
1 — L’�cole comme lieu de vie
Pourtant une salle de classe d’aujourd’hui claire, pimpante, avec un mat�riel p�dagogique adapt� aux besoins de l’enfant semble bien plus accueillante que le local d’autrefois dont les principaux ornements �taient le tableau noir et les encriers de porcelaine �clabouss�s de taches violettes. En d�pit de multiples erreurs et maladresses dans l’adaptation de la th�orie � la pratique (que l’on songe aux m�faits d’un usage intemp�rant de la m�thode globale dans l’apprentissage de l’�criture)�; en d�pit d’un mauvais ajustement du temps scolaire aux activit�s propos�es par les programmes, les m�thodes p�dagogiques se sont affin�es avec les progr�s ind�niables de la psychologie de l’enfant. L’�ducation Nationale, en rempla�ant l’Instruction Publique, a fait et fait encore de louables efforts pour que l’�cole soit un lieu de vie o� l’enfant puisse s’�panouir psychologiquement et intellectuellement. Monsieur Germain se devrait d’applaudir.
2 — La formation du corps enseignant
Comme il se devrait d’applaudir � l’allongement des �tudes des candidats � l’enseignement. Cet allongement a pour but de donner aux ma�tres non seulement un savoir mais une ouverture � la richesse des savoirs et des savoir-faire d’aujourd’hui, de leur apprendre la souplesse de comportement n�cessaire –�toute fess�e cessante –�pour r�pondre aux multiples et subtiles sollicitations des enfants. � l’aust�rit� militante et s�re d’elle-m�me de l’�cole de la IIIe r�publique, l’�cole d’aujourd’hui oppose –�� coups de r�formes qui n’en finissent pas de retailler l’uniforme scolaire –�son d�sir �perdu et souvent impuissant d’accueil, d’adaptation, de compr�hension...
3 — Le public scolaire
Il semble bien que cette impuissance de l’�cole � remplir sa mission d’instruction et d’�ducation ne tienne pas seulement � des lacunes internes de l’institution mais � une transformation structurelle de nos soci�t�s, transformation qui affecte spectaculairement –�et en profondeur –�la mentalit� et le comportement du public scolaire.
Le public scolaire a chang� en effet.
—�Non pas essentiellement et uniquement, comme on aurait tendance � le dire, � cause d’une baisse de niveau due aux origines h�t�roclites de la population scolaire. Le petit Jacques entendait chez lui et autour de lui un jargon fait de fran�ais et de dialectes divers, le petit paysan fran�ais �tait interdit de patois dans l’enceinte de l’�cole -cour de r�cr�ation comprise. � travers le territoire fran�ais comme dans les colonies, l’�cole de monsieur Germain a d� souvent tout apprendre � ses �coliers. C’est encore ce qu’elle a � faire et pas seulement dans les banlieues chaudes des grandes villes.
Mais le public ren�cle et il va souvent jusqu’� consid�rer toute attitude directive comme un abus de pouvoir, comme une atteinte � sa libert�.
—�Ce qui a chang�, c’est l’attitude des enfants�: dans les milieux les plus divers, se manifestent un m�me refus de l’autorit�, une m�me indiff�rence � l’�gard du savoir.
Le refus de l’autorit�
Disons bri�vement qu’il tient aux transformations rapides et profondes de la vie �conomique et sociale apr�s la fin de la deuxi�me guerre mondiale. On est pass� tr�s vite de la p�nurie � l’abondance. L’av�nement de la soci�t� de consommation a favoris� l’explosion d’un individualisme dont le credo est la loi du d�sir. Mai 68 a �t� la prise de la Bastille d’une r�volution libertaire que la crise �conomique d’aujourd’hui rogne dans le monde du travail sans pour autant endiguer le d�labrement des rapports enfants-adultes dans les institutions traditionnelles comme la famille et l’�cole.
Les �coliers de monsieur Germain �taient, chez eux, soumis � la dure discipline de la pauvret�. Il leur fallait l’autorit� de monsieur Germain pour s’en lib�rer et prendre conscience d’eux-m�mes. Ils ne risquaient pas de confondre libert� et libertinage comme le font spontan�ment bien des enfants d’aujourd’hui abandonn�s � leurs pulsions.
L’indiff�rence � l’�gard du savoir
Disons, toujours rapidement et superficiellement, qu’elle doit beaucoup � ce bruitage sonore et visuel de l’information qui gave l’esprit de l’enfant de repr�sentations multiples, successives, agglutin�es sans coh�sion et sans coh�rence. Constamment sollicit�e, l’attention se laisse capter et refuse l’effort volontaire. L’enfant d’aujourd’hui demande � �tre s�duit. C’est au ma�tre d’entretenir et de rafra�chir constamment ce que l’on appelle sa motivation.
Monsieur Germain ne cherchait pas � s�duire. Si sa rigueur se temp�rait d’un int�r�t affectueux pour ses �l�ves, elle ne s’embarrassait pas de fioritures pour faire apprendre la conjugaison, les r�gles d’accord du participe pass� ou celles du calcul... Dans la classe de monsieur Germain ma�tre et �l�ves se rencontraient dans la joie d’une complicit� conqu�rante. Au lyc�e, Jacques s’est vite rendu compte que la ma�trise technique de la langue le conduisait en souplesse � l’analyse litt�raire qui r�v�le la valeur d’un texte –�et celle du calcul � des formes math�matiques plus complexes. L’int�r�t d’apprendre et de comprendre ne pr�tait pas � discussion.
Est-ce � dire que l’�cole de la IIIe R�publique se r�duit � une p�riode r�volue de l’enseignement et ne nous donne plus qu’� admirer –�avec quelque condescendance –, � regretter et � r�ver�?
4 — Monsieur Germain et nous
Dans une lettre que monsieur Germain envoyait � Albert Camus, � peu pr�s un an et demi apr�s la remise du prix Nobel, on trouve l’essentiel de ce qui fait le p�dagogue, celui d’hier comme celui d’aujourd’hui�: l’attention � l’enfant, l’attachement � la la�cit� comme respect d’une libert� qui transcende les appartenances culturelles et religieuses.
L’attention � l’enfant
Elle est, aujourd’hui comme hier, le r�gulateur de l’autorit�. Laquelle est bien autre chose qu’un pouvoir fond� sur un rapport de forces. La discipline d’une classe ne tient pas � la victoire brutale du ma�tre sur les �l�ves et encore moins � un copinage complaisant. Elle tient � ce que le ma�tre ne perd jamais de vue le but � atteindre�: faire apprendre et faire comprendre en jouant au mieux son r�le de m�diateur. L’enfant de l’�cole primaire a besoin de cette m�diation du ma�tre ou de la ma�tresse pour aller sans violence de l’enveloppement familial � l’ouverture sociale. Dans la relation p�dagogique ainsi comprise, l’autorit� du ma�tre s’accomplit non pas dans la soumission passive de l’�l�ve mais dans l’�veil de son attention, dans l’�largissement de ses int�r�ts, dans une activit� qui met en branle sa m�moire, son intelligence, sa sensibilit�. Ce qui permet de relativiser le r�le des m�thodes�: elles sont n�cessaires mais elles ne doivent pas emp�cher tout ajustement, ni bloquer l’improvisation�; c’est la relation p�dagogique qui commande le choix et l’usage des m�thodes et non l’inverse�; il n’y a pas de pr�t-�-porter p�dagogique.
L’exemple de monsieur Germain invite donc � maintenir le cap sur l’essentiel , m�me –�et surtout –�dans le d�sordre d’aujourd’hui, quels que soient les enfants qui nous sont confi�s � l’�cole. Nous parlions plus haut d’une distinction � faire entre libert� et libertinage. Le comportement de l’enseignant doit incarner visiblement cette distinction. �tre libre, ce n’est pas faire et laisser faire n’importe quoi et n’importe comment. C’est ouvrir l’existence –�la sienne et celle des autres au possible –, � la cr�ation. Voyez monsieur Germain et son petit Camus.
L’attachement � la la�cit�
Il reste bien, aujourd’hui comme hier, le credo r�publicain de la tol�rance. On voit bien avec quelle facilit� religions, sectes, voire partis politiques tendent � se pr�senter comme d�tenteurs de la v�rit� et � confondre autorit� l�gitime et pouvoir totalitaire. L’�cole primaire reste le lieu de l’acquisition d’un savoir �l�mentaire offert � tous et valable pour tous o� les croyances, celles du ma�tre comme celles de la famille de l’�l�ve n’ont pas � s’afficher, pas plus qu’elles n’ont � y �tre critiqu�es. L’�cole tend, non pas � supprimer la diversit� des appartenances, mais � les transcender dans un m�me projet �ducatif
On dit volontiers, ici et ailleurs, que cet attachement � la la�cit� est une particularit� fran�aise cons�cutive aux particularit�s des rapports entre un �tat fortement centralis� et une �glise catholique pr�pond�rante. Certes. Et ce rappel doit nous inciter � la r�flexion et � la prudence dans les rapports avec les familles des jeunes enfants, comme avec les r�voltes des pr�adolescents. On voit bien dans l’attitude de monsieur Germain que la tol�rance est une protection de la libert� de chacun dans le respect de la libert� de tous. Cet ajustement n’est ni un fait, ni un dogme mais une conqu�te toujours incertaine, toujours menac�e. On sait que l’�cole peut �tre le th��tre d’affrontements o� les passions se d�guisent en revendications de libert�. L’attachement � la la�cit� ne donne pas la solution des conflits. Elle doit se contenter d’�tre le garde-fou intellectuel et moral qui permet, l� encore, de chercher des solutions sans raideur dogmatique mais sans d�mission.
Conclusion
On le voit�: il ne s’agit pas de pr�tendre revenir � l’�cole de Jules Ferry et � ses valeureux marchands de participes. Le xixe si�cle ne fournit pas les solutions des probl�mes du xxie si�cle et notre �cole est sans doute l’institution o� se cristallisent le plus visiblement la plupart des aspects du mal de vivre de nos soci�t�s. Mais j’ai tout de m�me envie de dire�: au secours, monsieur Germain�! Aidez-nous � garder confiance dans l’enfant. Aujourd’hui comme hier l’enfant est un bouquet de promesses. Aujourd’hui plus que jamais, il revient � l’�cole de soutenir leur r�alisation.