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Les sorciers des Andes


Le Grand Temple Inca de Coricancha, a Cuzco, avait pour principal ornement une plaque d’or de forme ovale, flanqu�e des effigies de la lune et du soleil. Lehman Nitsche y voit la repr�sentation de la divinit� supr�me des Incas, Huiracocha, sous la forme de l’�uf cosmique. Il cite ainsi plusieurs mythes cosmologiques recueillis au P�rou par les premiers chroniqueurs espagnols, dont celui-ci�: le h�ros cr�ateur demande � son p�re, le Soleil, de cr�er les hommes pour peupler le monde. Celui-ci envoie sur terre trois oeufs. Du premier –��uf d’or –�sortiront les nobles�; du second –��uf d’argent –�sortent leurs femmes�; du troisi�me enfin –��uf de cuivre –�est issu le peuple. Francisco Aliaga, natif de la r�gion de Huancayo, nous en donne ici son interpr�tation...

Au P�rou, les origines de la m�decine traditionnelle sont � rechercher � une �poque ant�rieure � l’arriv�e des Espagnols, dans la religion et la mythologie andines. C �tait le pr�tre, ayant pour mission de mener � bien les rituels agricoles, religieux et sociaux, et jouant le r�le de m�decin, qui �tait le d�positaire de cette richesse culturelle.

Pour nous faire une id�e de cette conception de l’Univers, de l’�volution de la vie et de l’�nergie qui nous entourent, nous nous appuierons sur le dessin du chroniqueur indien Santa Cruz Pachacuti (1613), qui montre en partie leur carte cosmogonique.

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La cosmogonie

Sur le croquis pr�c�dent se trouve repr�sent� le Cosmos des Incas selon Santa Cruz Pachacati. Tout d’abord, on distingue dans la partie centrale sup�rieure une forme ovale, qui repr�sente selon le chroniqueur, ��le commencement et la fin de toute chose��, plus pr�cis�ment l’origine de notre syst�me solaire, lequel reviendra � son �tat origine ��Big Bang�� (a) apr�s �tre arriv� � sa fin. Cette forme ovale se d�compose en trois parties�:

La premi�re, Tonapa Wiracocha, repr�sente l’�l�ment masculin, chaud, f�condateur.

La deuxi�me, Pacha Yachachi Wiracocha, repr�sente l’�l�ment f�minin, telle la terre, froide, et qui donne la vie.

Enfin Ticci Wiracocha repr�sente l’�nergie, �l�ment sans lequel la terre serait un d�sert sans vie.

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Pour qu’il y ait une dynamique d’�volution dans notre plan�te, l’existence de ces trois �l�ments compl�mentaires, m�le, femelle et �nergie, est indispensable. Des deux c�t�s de cette forme centrale, on voit le soleil (b), m�le, la forme ovale, �nergie, et la lune (c), femelle. Sans entrer dans les d�tails et suivant l’ordre des formes du c�t� du soleil, on peut dire qu’elles font partie de l’�l�ment masculin, repr�sentant, en ce qui concerne les saisons, le printemps et l’�t�, alors que les formes du c�t� de la lune sont les �l�ments f�minins, tout comme l’automne et l’hiver. La partie centrale de cette carte cosmique est la zone d’�nergie o� s’unissent les �l�ments m�le et femelle qui engendrent la procr�ation et l’abondance. Nous pouvons voir la circulation de l’�nergie sur le croquis suivant. Il est int�ressant de remarquer que cette �nergie �volue en circuit ferm�.

La sph�re terrestre (d) du c�t� du soleil, appel�e Pacha Mama (M�re Plan�te), � l’int�rieur de laquelle on aper�oit trois montagnes repr�sentent �galement les trois �l�ments vitaux. Du c�t� gauche de la sph�re, ce qui para�t �tre une esp�ce de serpent est en r�alit� la foudre (e), qui tombe sous forme de pluie et cr�e une rivi�re qui fertilisera la terre et donnera la vie. Bans la partie basse, on voit un rectangle quadrill� (f) qui repr�sente des terres, lieu de reproduction des v�g�taux. A partir de notre analyse de cette carte cosmique, nous pouvons constater que le syst�me solaire et la terre ont le m�me principe, puisqu’ils ont leur origine dans l’union des �l�ments froid-chaud ou f�minin-masculin. Pour l’indig�ne, l’Univers est le reflet de son image et vice-versa. Selon cette conception, l’infiniment grand, comme les ph�nom�nes atmosph�riques et les accidents g�ographiques, est source d’�nergie. En particulier, les montagnes sont peupl�es de ph�nom�nes qui �chappent � l’entendement, auxquels on donne un nom et que l’on identifie � une divinit�. Pour qu’il existe une harmonie avec l’homme, celui-ci assure, � travers les rites et les sacrifices, le bon fonctionnement de la r�ciprocit� entre le monde d’en haut et le monde d’ici. De m�me, il doit exister une compl�mentarit� au niveau de l’agriculture entre l’homme et ses anc�tres (monde d’en bas), auxquels on offre les meilleures graines de la r�colte pour assurer la germination des plantes.

Avec ces rites et sacrifices, nous pouvons remarquer une fois de plus que l’homme des Andes attire l’�nergie de l’espace et l’eau des pluies qui fertilisent la terre (mati�re). Par ce processus, il unit le monde d’en haut et le monde d’en bas dans le monde d’ici. En ce qui concerne les maladies, on peut dire qu’elles sont provoqu�es par la rupture de la r�ciprocit� entre le mat�riel et le spirituel.

Les maladies

Pour le gu�risseur, les maladies se divisent en trois cat�gories�: les maladies envoy�es par Dieu, celles dont l’homme est responsable et les affections surnaturelles appel�es ��atteintes��. Les maladies envoy�es par le Dieu chr�tien sont organiques�; celles caus�es par l’homme, appel�es ��maux��, sont dues aux jalousies, haines, sorcelleries. Enfin, il y a les affections spirituelles, appel�es ��atteintes��, comme la �� maladie de la terre��. On attrape ce mal en passant ou en dormant dans un lieu ��malsain��, au bord d’une lagune, de ruines arch�ologiques (anc�tres) ou de cimeti�res, charg�s d’�nergies n�gatives.

Les sympt�mes seront diff�rents selon les lieux et seul le gu�risseur (pongo) pourra soigner les maux provoqu�s par les entit�s tut�laires. Pour les m�decins de la ville, ces sympt�mes sont des maladies psychosomatiques - surmenage, d�pression nerveuse, m�lancolie, d�lires, etc. - m�me si le patient est un paysan andin qui ne subit en rien les pressions de la soci�t� industrialis�e�: horaires � respecter, besoins particuliers de la vie citadine, etc. Le paysan prend son temps hormis lors des r�coltes pendant lesquelles son travail s’intensifie, mais en contrepartie il en profite pour bien manger et danser, en f�tant l’�v�nement en communaut�. Cela d�montre bien que la vie � la campagne est beaucoup plus tranquille. � ce sujet, la m�decine officielle (occidentale) est divis�e. Certains m�connaissent totalement l’efficacit� de la m�decine traditionnelle et la combattent, alors que d’autres essayent d’en tenir compte en faisant une analyse critique d’un point de vue psycho-historique et anthropologique, cherchant des r�f�rences dans la mythologie andine.

Le gu�risseur

Le pr�tre de l’ancienne religion andine subsiste toujours gr�ce � la tradition orale, et l’actuel gu�risseur des Andes est le d�positaire des racines culturelles. Les pratiques du ��pongo�� trouvent leur origine dans la religion et les mythes qui font partie de l’histoire de cette soci�t�, � laquelle il manquait une �criture compr�hensible pour les Espagnols. Comme ses pr�d�cesseurs, le gu�risseur de l’�poque actuelle continue de pratiquer les rituels agricoles, religieux et sociaux. Le ��pongo�� sert d’interm�diaire entre les habitants de la r�gion et la divinit� du monde d’en haut (Wamani) ainsi que ceux du monde d’en bas (les anc�tres). En analysant la technique du gu�risseur d’un point de vue objectif, nous pouvons dire qu’elle se compose de trois aspects�: religieux, magique et magn�tique. G�n�ralement, il effectue les gu�risons au pied d’une colline ou d’une montagne, lieu habit� par la divinit� tut�laire de la r�gion. Le gu�risseur, au niveau religieux, offre � la divinit� de la montagne (Wamani) les offrandes acquises par le patient, avec lesquelles il pr�pare un autel (table) ainsi nomm� car on croit que la divinit� se nourrit du parfum r�pandu par la nourriture et les boissons. C’est aussi un moyen de mettre en pratique la r�ciprocit� entre le malade et la divinit� que le ��pongo�� interroge pour conna�tre la th�rapie � appliquer. Il re�oit la r�ponse � travers l’�cho. En ce qui concerne l’aspect magique de la gu�rison, on peut constater, d’une fa�on symbolique, que le patient est persuad� que ses offrandes � la divinit� sont partie int�grante de sa personne et de la nature, et que les �l�ments sont sacrifi�s sur le lieu m�me. On peut dire que symboliquement il existe une communication �troite entre la divinit� et le malade. Pour ce qui est du magn�tisme, on peut prendre pour exemple les manipulations du gu�risseur, l’imposition des mains au moment o� l’on fait passer un oeuf et un cochon d’Inde sur le corps du patient.

Le sorcier ou ��pongo��, lorsqu’il dresse la table (rituel au cours duquel il dispose les offrandes consacr�es au Wamani), prend quelques petits verres d’alcool de canne � sucre et m�che une poign�e de coca. Pendant la dur�e de la c�r�monie (de 15 � 30 minutes), le gu�risseur se concentre et l’on peut remarquer que sa voix change de ton. Lorsque commence le rituel o� il consulte la divinit� de la montagne, le ��pongo�� entre dans une sorte de transe et l’on peut dire qu’� partir de ce moment-l� il perd contact avec le monde qui l’entoure�: son regard se perd dans le vague, ses mouvements deviennent automatiques. Lorsqu’il est n�cessaire d’entamer un dialogue avec le patient, il revient � l’�tat de veille, et lorsqu’il poursuit le rituel, il retombe dans une sorte d’�tat second. Le ��pongo�� passe d’un �tat � l’autre sans aucune difficult�.

G�n�ralement, il est accompagn� par une personne charg�e de r�p�ter les r�ponses faites en ��quechua�� et traduites par elle en espagnol car de nombreux ��clients�� qui viennent de la capitale ne comprennent pas la langue indienne. Il a pu �tre v�rifi� que dans son �tat le gu�risseur n’est pas en mesure de se souvenir de ce qui se passe pendant la s�ance ni m�me des r�ponses qui sont donn�es � son patient. Ni le gu�risseur ni les patients ne prennent de drogue, sauf de l’alcool de canne � sucre et des feuilles de coca (dont la consommation, lorsque les paysans travaillent dans les champs, est sup�rieure � celle du rituel). Ceci nous am�ne � penser que l’altitude joue dans ce cas un r�le tr�s important. Le glacier o� se d�roule le rituel se situe � environ 4 200 m�tres et le manque d’oxyg�ne peut �tre une des causes qui favorisent l’entr�e en transe. Certains patients perdent �galement connaissance, d’autres se mettent � parler de fa�on d�sordonn�e. Ce qui est une fa�on de dialoguer avec la divinit� de la montagne.

La th�rapie

Nous allons �tudier maintenant le cas d’une habitante de Lima qui a eu une forte d�pression en apprenant par hasard que son mari avait une ma�tresse avec laquelle il avait eu un enfant. En rentrant chez elle, elle fit une crise de nerfs et quand elle arrivait en apparence � se calmer, elle se mettait � pleurer dans un coin. Elle d�cida de se s�parer de son mari mais quand elle voulut en venir au fait, elle s’aper�ut qu’elle n’avait pas les moyens de subvenir � ses besoins, pas d’endroit o� aller et, comme si cela ne suffisait pas, c’est alors qu’elle prit conscience qu’elle avait d�j� cinquante ans. De plus, elle ne voulait pas que sa famille soit au courant de son infortune. Petit � petit, elle se renferma sur elle-m�me, refusant de parler � ses enfants, pleurant continuellement ou soupirant sans cesse.

Un an plus tard, son �tat de sant� ne s’am�liorait pas. Malgr� les traitement m�dicaux, son cas empirait, provoquant des acc�s de violence. Elle fut donc intern�e � deux reprises dans un h�pital psychiatrique, et quand elle rentrait chez elle, elle tombait en �tat de l�thargie m�lancolique. L’ann�e suivante, il n’y avait toujours aucune am�lioration. De plus elle souffrait de tremblements dus aux �lectrochocs et aux tranquillisants. Un jour un ami de la famille arriva de la montagne. Il lui conseilla de consulter un gu�risseur qu’il connaissait pour ses gu�risons de maladies d�licates. Mais les membres de cette famille se trouv�rent confront�s aux inhibitions et tabous de la religion catholique parce que, pour eux, le gu�risseur �tait un sorcier qui pratiquait des rites d�moniaques. Ayant vaincu leurs probl�mes de conscience, ils d�cid�rent de se rendre � la montagne pour rencontrer le gu�risseur.

L’homme leur demanda d’apporter une tenue de lingerie neuve, six oeillets rouges et six blancs, du vin doux et du vin blanc, une bouteille d’anisette, trois pommes rouges, de la jora, pr�paration � base de ma�s pour faire la chicha (bi�re), du sucre blanc, un �uf frais, un cochon d’Inde noir, des sucreries, des biscuits en forme de petits animaux, de l’alcool de canne, des feuilles de coca et des cigarettes. Au jour d�cid� par le ��pongo��, il les emmena au pied d’un r�cif montagneux qui se trouvait � environ 4 500 m�tres. Cette montagne �tait le mont tut�laire de la r�gion dans laquelle r�sidait la divinit� Wamani.

Avec l’ensemble des �l�ments apport�s par la patiente, il dressa un autel ou une table d’offrandes et il expliqua � la malade qu’il effectuerait un rite pour modifier son sort. Le gu�risseur invita les patients et les accompagnateurs � s’asseoir en demi-cercle face � lui et ils commenc�rent le rite. La dame dont on s’occupa en premier, distribua une poign�e de coca � chaque personne, et un quart d’heure plus tard ils burent un verre d’�alcool de canne. Tous les malades parlaient de leurs maux respectifs. C’�tait une esp�ce de communion, renforc�e par l’effet de la coca, des cigarettes et de l’alcool. Une demi-heure plus tard, le ��pongo�� prit la femme par la main et la fit s’agenouiller � c�t� du petit autel. Ensuite il demanda la permission au Wamani, l’interrogeant pour savoir s’il ne voyait aucun inconv�nient � ce qu’il soigne la malade.

Apr�s un moment de questions et r�ponses, le ��pongo �� entreprit la gu�rison. D’abord il lui appliqua l’�uf sur le corps entier, particuli�rement sur la t�te, en finissant par les pieds. Ensuite il fit une pause, cracha le coca qu’il avait dans la bouche, en reprit une autre poign�e et un quart d’heure plus tard environ, le rite recommen�a. Cette fois-ci il passa le cochon d’Inde sur tout le corps et � la fin de cette manipulation, il y eut une autre pause.

Plus tard commen�a le paiement appel� �galement ��anguso��,. qui consiste � r�pandre les vins et le sucre vers d’autres montagnes, d’autres r�gions, en l’occurrence celle de Lima appel�e San Cristobal. Puis le gu�risseur fit quelques pas sur la lingerie qu’il avait plac�e d’un c�t� de l’autel, r�cita quelques pri�res, pla�a deux �illets blancs sur le linge, le fouetta avec une botte de rue et ordonna � 1a femme de changer de lingerie. � quelques d�tails pr�s, c’est ainsi que se conclut la c�r�monie. Le lendemain, la malade avait chang� du tout au tout. Elle se sentait en pleine forme, �tait de bonne humeur, et un second rite suffit � sa gu�rison totale.

L’�quilibre des trois mondes

A partir de la gravure de Santa Cruz Pachacuti, nous pouvons voir que l’apparition du cosmos a �t� due � l’union de deux �l�ments, le chaud et le froid, qui ont engendr� l’�nergie, troisi�me �l�ment qui fonde notre syst�me solaire. Si nous consid�rons la gravure repr�sentant notre plan�te, le soleil et la lune cr�ent l’�nergie sur la terre. Ils s’identifient aux �l�ments masculin/f�minin, chaud/froid, jour/nuit. En ce qui concerne les saisons, le printemps et l’�t� se situent du c�t� du soleil et l’automne et l’hiver, du c�t� de la lune. L’union de l’�t� et de l’automne (chaud/froid) ainsi que celle de l’hiver et du printemps (froid/chaud), temp�ratures oppos�es et compl�mentaires, font na�tre l’�nergie qui rend possible la fertilisation de la terre. Quant aux maladies, elles peuvent �tre dues aux changements de temp�rature, d’o� le soin extr�me apport� aux herbes qui sont appliqu�es lors des traitements. D’abord est d�termin� le genre de maladie en fonction de sa cause�: si c’est le froid qui a provoqu� le mal, le patient se verra ordonner des herbes ��chaudes��, et dans le cas contraire, des herbes ��froides��. On diff�rencie aussi les herbes masculines et f�minines. Tous ces traitements sont valables lorsque l’on a affaire � des maladies organiques mais lorsqu’il s’agit de maladies ��engendr�es par la sorcellerie��, la gu�rison se fait au pied du glacier.

Le gu�risseur a pour r�le de cr�er l’harmonie entre le ��monde d’en haut�� et le ��monde d’en bas�� pour les relier au �� monde d’ici�� (� la surface de la terre). Par le biais de ce rituel l’Indien suit le fil conducteur qui unit l’homme � un monde magico-religieux et lui permet des �changes entre le monde naturel et le monde surnaturel, la conscience et l’inconscient, domaines compl�mentaires indissolubles. Par cons�quent, la th�rapie indig�ne conserve l’�quilibre des trois mondes et des �l�ments qui les constituent.

mars 2007 par Francisco Aliaga


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