La 4e page de couverture de Revu et corrig�(Gallimard 2005) dit que ce livre de l’�crivain hongrois P�ter Esterhazy est inclassable. Certes�: ni r�cit autobiographique, ni document historique, ni roman, ni manuel de bonne conduite, -mais un peu tout cela et bien autre chose encore. C’est l’�uvre d’un �crivain fort en mots et en th�mes et qui construit l�, avec une sensibilit� � vif, cingl�e de lucidit� ironique -et encadr�e de savoir-faire artisanal-, une �trange tragi-com�die � deux temps o� -sur fond de grande Histoire- les lignes de vie d’un p�re et de son fils -jusque l� m�l�es et distinctes comme il convient- se t�lescopent et s’encastrent mais sans jamais plus se rencontrer. Le livre se fait, au fil des pages, le t�moin inexorable de l’impossibilit� de la rencontre.
L’avant et l’apr�s
Il y a eu rencontre pourtant entre le p�re, Matyas, et le fils, P�ter, dans le temps d�sormais mythique de l’�pop�e familiale, Harmonia Caelestis, cisel�e par le fils � la m�moire du p�re �rig� en grande figure paternelle. En tant que membre d’une famille aristocratique longtemps chez elle -biens, parent�le et alliances- � travers tout l’ancien empire austro-hongrois, Matyas avait eu � subir, plus que d’autres, l’ostracisme du pouvoir communiste. ��Comme le pays tout entier, il ne lui est rien laiss� d’autre que le pr�sent, or il n’�tait pr�par� en aucune fa�on � cette solitude�� est-il �crit dans Harmonia Caelestis et rappel� dans Revu et corrig�.
Solitude qui va prendre une ambivalence tragique lorsque P�ter d�couvre que son p�re a �t� pendant pr�s de 25 ans agent secret du gouvernement communiste hongrois. On est le 28 janvier 2000 et Peter Esterhazy est convoqu� � 13 heures dans les locaux de l’Office National d’Histoire Contemporaine afin d’y recevoir la r�ponse � une demande qu’il a faite pour savoir si la police communiste s’�tait particuli�rement int�ress�e � lui autrefois. Il s’y rend d’un c�ur l�ger�: il vient d’achever Harmonia Caelestis, -qui s’annonce d’embl�e comme le livre de l’ann�e en Hongrie et m�me au-del�. On le re�oit avec une amabilit� un peu crisp�e�: non, il n’y a rien sur lui mais il y a ces dossiers de travail d’un agent... On en pousse un vers lui, il l’ouvre�: ��...j’ai imm�diatement reconnu l’�criture de mon p�re��.
P�ter Esterhazy d�couvre en ce 28 janvier 2000 que dans la courte histoire d’un individu, tout autant que dans la grande, il peut y avoir de ces ruptures qui instaurent un avant et un apr�s inconciliables. Deux jours plus tard, il ouvre un cahier avec le titre ��Revu et corrig�, 30 janvier 2000��. La rupture entra�ne imm�diatement la mise en examen du pass� du p�re mais aussi du pr�sent du fils. Indissolublement homme et �crivain, c’est � travers un livre que P�ter Esterhazy va � la fois refonder son �criture et repenser la responsabilit� de l’individu pris dans le temps de l’Histoire. Il y a, dans Revu et corrig�, l’esquisse, bancale parce que trop rageuse et vivante pour �tre syst�matis�e, d’une esth�tique et d’une �thique.
L’esth�tique
L’esth�tique de Revu et corrig� repose d’abord sur une exigence�: respecter une r�alit�, soit le texte contenu dans les dossiers, texte dont l’auteur sait, avant m�me de l’avoir lu, qu’il met � mal l’image du p�re selon Harmonia Caelestis et que sa vie � lui -le fils et l’homme public- va en �tre boulevers�e. Ce texte, m�me s’il ne figure dans l’�uvre que par bribes -soigneusement recopi�es-, en est le noyau irr�ductible qui re�oit et r�fracte sans broncher les �clats de la col�re d’aujourd’hui comme les effluves de la tendresse d’hier... C’en est fini de go�ter innocemment ce plaisir d’�crire qu’un libre encha�nement des mots accorde au romancier. M�me si Harmonia Caelestis se pr�sente comme un roman historique, il n’a pas eu, en l’�crivant, � se heurter � l’inertie hostile d’un r�el pr�existant. Souvenirs et t�moignages lui appartenaient et se sont pli�s sans regimber aux exigences de la construction et de l’�criture romanesques. Revu et corrig� doit �tre, ne peut qu’�tre la d�construction de ce roman historique -tant par son propos que par sa facture. L’�criture devient un corps � corps avec ce mat�riau qui avoue sans l’expliquer la d�ch�ance du p�re et qui r�siste � tout accommodement dialectique. Elle doit rendre compte de cet aveu mur� comme de la mobilit� chaotique des sentiments et des pens�es qui, sous l’�piderme lisse d’un pr�sent offert aux regards (l’indignit� du p�re ne sera r�v�l�e qu’avec la parution du livre), ravine la dur�e intime du fils.
Mais il n’y a pas d’�criture qui vaille sans discipline. Si le texte qui consigne le travail de l’agent secret, nom de code Csanadi, est intangible, il faut encadrer le remue-m�nage intellectuel et affectif d’un pr�sent culbut� par la duplicit� du pass� et la b�ance �quivoque de l’avenir.
C’est la continuit� de la confection du livre -de 2000 � 2002, soit de la r�v�lation � l’ach�vement de la lecture des quatre dossiers- qui en balise les contours. Le temps de la composition seul peut nouer les coins du mouchoir o� ballottent, autour des dossiers et de leur lecture, les commentaires saccad�s de P�ter, son quotidien de romancier c�l�bre et de p�re de famille, ses errances dans le Budapest o� Matyas rencontrait ses sup�rieurs hi�rarchiques ou ceux dont il traquait les comportements et le langage. Le texte est �maill� de rep�res visuels qui permettent de faire l’�conomie de proc�d�s rh�toriques qui l’alourdiraient�: les propos de Matyas et de ses chefs sont �crits en rouge, des abr�viations indiquent ironiquement les d�bordements �motionnels -larmes et fureurs langagi�res-, crochets et soufflets diff�rencient au besoin les dates des commentaires pour donner relief et profondeur � l’agitation du vivant devant ce p�re mort qu’il a parfois le sentiment d’assassiner. Tout est fait pour donner � l’expos� de cette �uvre au noir une lisibilit� cristalline. Le travail de d�construction est l’oeuvre d’un ma�tre artisan du langage.
L��thique
C’est aussi, -d’un seul tenant-, l’�uvre d’un homme qui affronte, pris qu’il est dans une situation cul-de-sac, la responsabilit� humaine individuelle et collective�: la sienne, soit celle du fils qui d�nonce publiquement son p�re�; et celle du p�re tra�tre � lui-m�me, aux siens, � son pays
Il y a d’abord le refus du silence, du repli sur le secret honteux�: ��je ne veux pas choisir cette mis�re. Nous ne le voulons pas�: mon p�re et moi��. Si la faute du p�re d�fait l’ancienne solidarit� du p�re et du fils, sa d�nonciation la recr�e en faisant de l’aveu du fils le prolongement quasi organique de la faute du p�re.
Il y a ensuite le refus de diluer la trahison de quelqu’un dans l’anonymat fangeux de la responsabilit� collective et sa d�nonciation dans l’eau baptismale de la bonne conscience justici�re. On peut disserter sans fin sur Judas, tra�tre peut-�tre n�cessaire et -bon gr� mal gr�- salvateur. On ne r�ussit pas � l’innocenter, non, mais on arrive � en faire ��un fr�re, un parent, voire�: un miroir�� si bien que P�ter peut dire � son p�re, Matyas�: ��Voil�, vieux, ce que j’ai r�ussi � n�gocier pour toi��... Mais reste enti�re la question�:
Comment devient-on tra�tre�?
On ne devient pas tra�tre par d�cision raisonn�e mais par d�mission. Il y a en chacun de nous l’attrait vertigineux de ce qui est autre, du d�racinement�; les circonstances font le reste en nous pla�ant dans des situations inqui�tantes et c’est alors la peur devant la menace insidieuse, la panique quand la pression d’un pouvoir hostile devient insupportable. Chez le ci-devant comte Esterhazy, il n’y a ni conviction, ni ignominie, ni cynisme, ni m�me r�signation dans la soumission au diktat du pouvoir communiste. La lecture des dossiers montre que Matyas s’est d’abord engag� dans la d�nonciation avec de multiples r�ticences -au point de donner parfois l’impression qu’il surveillait pour prot�ger, pour disculper- mais qu’au fil du temps, il s’y meut avec de plus en plus d’aisance, se montre m�me capable d’initiatives qui lui valent l’approbation de ses sup�rieurs -lesquels vont jusqu’� envisager d’en faire un v�ritable espion�! Tout se passe comme si ses activit�s de mouchard -sans grande envergure politique pourtant puisqu’elles s’exercent surtout parmi les d�bris de l’aristocratie d�chue- lui permettaient d’utiliser, avec quelque satisfaction, des comp�tences jusque l� sans emploi.
Pourtant P�ter sait maintenant que ce p�re qui n’a jamais assum� sa trahison a support� jusqu’� sa mort une situation schizophr�nique�: tra�tre tant qu’on voudra donc mais aussi p�re quasi h�ro�que dans sa volont� constante d’assurer la survie, tout autant morale que physique, de ses quatre enfants (��L’homme qui manquait de tenue nous a appris � avoir de la tenue�� �crit P�ter Esterhazy). La fuite dans l’alcool s’est sold�e par d�pression et crise de delirium tremens. Le m�decin qui l’a assist� lors de sa cure de d�sintoxication fait �tat du sentiment de culpabilit� qui le rongeait. Ses derni�res ann�es ont �t� calmes�: il n’�tait plus ni indic, ni traducteur�; ses fils �taient sortis sans dommage du carcan communiste�; il avait une compagne plus apaisante que l’�pouse tromp�e d’autrefois... Peter peut �crire�: ��Aujourd’hui, je vois que j’ai pr�serv� mon amour -et j’ajouterais en ricanant et en pleurant�: il s’est nuancé ».
Oui, p�re tant qu’on voudra donc mais encore et toujours indic qui, de 1956 � 1979, s’est fait -peu importe avec quels sentiments intimes- le complice actif du r�gime. Que son travail de d�lateur n’ait gu�re touch� que des individus sans grand pouvoir et n’ait entra�n� la mort de personne ne l’innocente pas. C’est le r�seau serr� de la petite d�lation qui permet au pouvoir totalitaire de contr�ler l’opinion et de durer l� o� il s’exerce.
Revu et corrig� ne fait qu’ent�riner la juxtaposition du P�re selon Harmonia Caelestis et de l’obscur serviteur de Kadar dans le seul Matyas Esterhazy. Le jugement du fils ne peut que glisser le long de la ligne de d�marcation des deux figures et rester ainsi en de�� du pardon. Et P�ter Esterhazy de conclure�: ��La vie de mon p�re est la preuve imm�diate (et r�pugnante) du fait que l’homme est libre��.
Le pendant -subjectif et n�cessaire- de l’affirmation de la culpabilit� du tra�tre au travers d’un libre arbitre g�n�rique est l’exclamation spontan�e d’un ami de P�ter, mis dans le secret de la r�daction de Revu et corrig�: ��Ach, comme ton p�re serait fier de toi���! P�ter Esterhazy dit avoir ri � gorge d�ploy�e, d’un rire que la r�alit� fait para�tre impudique mais qu’il aurait qualifi� d’hom�rique si la situation avait �t� une invention romanesque. Tel p�re, tel fils, oui, jusqu’� l’absurde. ��Cette phrase sera la plus belle phrase du livre.�� dit Peter Esterhazy � son ami. C’est peut-�tre vrai.
Quelle histoire�!
Le voil� bien d�construit, le roman historique tel qu’il fonctionnait dans Harmonia Caelestis. Mais la d�nonciation de l’indignit� de Matyas Esterhazy n’est pas seulement -et essentiellement- la fin piteuse de la saga d’une grande famille aristocratique. Elle engage l’�crivain qui la d�nonce � r�ins�rer la famille Esterhazy, son p�re et lui-m�me dans l’histoire de la Hongrie. �uvre litt�raire, Revu et corrig� fait appara�tre l’Histoire dans la litt�rature. Histoire dans laquelle le fils est impliqu� autant que le p�re en tant qu’il se doit, en d�voilant la culpabilit� du p�re, de livrer aussi compl�tement que possible un �pisode occult� et totalement signifiant de la collaboration d’un homme avec le r�gime totalitaire qui menace de le d�truire lui, avec les siens, avec son pays tout entier. Une telle entreprise oblige � confronter les agissements d’un individu, d’une famille, d’une classe, � la totalit� nationale. Il y a eu dans la famille Esterhazy des hommes politiques importants qui ont peut-�tre fait ce qu’ils ont pu pendant la seconde guerre mondiale mais qui n’ont pas emp�ch� la shoah et qu’il est impossible de consid�rer comme �trangers � la shoah. L’�crivain aussi doit faire ce qu’il peut et dire ce qu’il a � dire m�me si la Hongrie d’aujourd’hui ne veut pas se rappeler un pass� de collaboration avec le r�gime Kadar. L’�lucidation de l’Histoire passe par cet ajustement de ce que les hommes font � ce que l’�crivain parvient � en dire. P�ter Esterhazy, en publiant Revu et corrig�, a conscience de faire participer le choix d’un individu au sens de l’Histoire. ��Quand on ne peut pas enjamber son ombre et quand il est arriv� ce qui est arriv�, nous devons red�finir le Soleil��. Une belle phrase encore -et pour dire la n�cessit� d’inscrire la litt�rature dans une perspective �thique. Le Soleil, c’est la libert� de l’homme dans l’Histoire, une libert� qu’il tient sans doute de Dieu. Prendre pr�texte des turpitudes de l’Histoire pour accuser Dieu, c’est avouer la nostalgie ��d’un dieu petit-bourgeois��, magicien r�gisseur d’un monde indolore ��o� il n’y a pas de nids de poule sur les routes et o� mon p�re n’est pas un indic��. Or, en v�rit�, ��nous faisons souffrir Dieu nous aussi��...
Conclusion
On le voit�: la lecture suivie des turpitudes du p�re am�ne le fils � penser haut et large. Revu et corrig� est un livre grave, souvent amer et qui, par notations br�ves, incisives, en dit long sur les mis�res de la condition humaine. Mais, tout travers� qu’il est de reniflements et d’injures plus furieuses encore d’�tre retenues, c’est aussi un livre gai, sem� des �clats d’une verve goguenarde, celle d’un homme de bon app�tit, d’intelligence aigu� et alerte, d’un homme qui n’est jamais dupe de ses affects et qui, par sa fa�on de nous le faire savoir, nous rend amicalement complices de son ironie. Ainsi, il envisage les cons�quences -in�vitablement d�sastreuses pour lui- de la publication de Revu et corrig�. Il se dit pr�t � accepter critiques, m�pris, ruptures de relations et cetera... Mais perte de ses lecteurs�?... Le narcissisme de l’�crivain est peut-�tre ind�crottable mais il n’est pas n�cessairement complaisant.
Le Dieu auquel croit P�ter Esterhazy n’est pas petit-bourgeois�: le succ�s de Revu et corrig� a �t� immense. Et depuis, l’�crivain s’est offert la r�cr�ation -s�rement jubilatoire- d’un livre sur le football. Il arrive que l’oeuvre du fils t�moigne joyeusement de ce libre-arbitre bafou� par le p�re. Dieu en soit lou�!