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david grossman�: Chroniques d’une paix diff�r�e


Un romancier habile � donner � la fiction toute la densit� du r�el, est-il apte pour autant � donner au r�el toute la force persuasive de la fiction�? Voyons ce qu’il en est dans ce livre o� David Grossman rassemble des articles �crits de 1993 � 2003 au fil d’�v�nements qui ponctuent -espoir par-ci et surtout horreur par-l�- l’interminable conflit isra�lo-palestinien.

Delenda Carthago�?

Une �vidence d’abord�: la pens�e de l’honn�te homme arrime la situation du jour selon une exigence inlassablement r�p�t�e�: il faut faire la paix -et pour la faire, il faut d’abord la vouloir. C’est qu’� l’entour, en arabe et en h�breu, claironn� ou chuint�, le mot d’ordre est plut�t le Delenda Carthago des pages roses du dictionnaire, �tant bien entendu que chacun des fr�res ennemis voit dans l’autre la Carthage � d�truire. Attitude absurde et finalement suicidaire, dit � peu pr�s Grossman�: la d�monstration n’est pas � faire des cons�quences ruineuses de l’engrenage de la violence, la plus insidieuse et la plus mena�ante �tant sans doute l’irr�sistible mont�e du fanatisme dans les deux camps. Il est facile de perdre pied sur la pente savonneuse du pathos quotidien et ainsi fait l’opinion commune qui se laisse rouler dans la haine de l’autre et de soi, dans la peur et le ressentiment, dans la qu�te infantile du sauveur.

Mais on n’est pas impun�ment, face � la mis�re palestinienne, Isra�lien autochtone, t�te pensante -et �crivain reconnu�: il faut rendre des comptes � ce tribunal intime et diffus -celui-l� m�me du Proc�s de Kafka-, qui tiraille la conscience entre angoisse visc�rale et jugement tatillon. Grossman joue franc jeu�: s’il ne va pas jusqu’� reconna�tre que le malheur palestinien est le p�ch� originel d’Isra�l, il accepte de regarder Isra�l dans le miroir du malheur palestinien�: bon gr� mal gr�, la poign�e de main entre Arafat et Rabin officialise devant les Isra�liens l’existence d’une nation palestinienne et son droit � s’inscrire dans un territoire�: pour Isra�l la jouissance l�gitime de ses propres droits passe d�sormais par l’acceptation des droits des Palestiniens si bien que le paysage politique du conflit en est transform�: il y a les Isra�liens et les Palestiniens�: la visite de Jean-Paul II a fait clignoter un possible devant les yeux de l’Isra�lien�: regarder l’autre -Palestinien agressif comme chr�tien ex-pers�cuteur- sans peur, sinon sans col�re... Que Ythzak Rabin soit assassin�, que Netanvahou succ�de � Shimon P�r�s ou Ariel Sharon � Barak et l’espoir de paix s’�loigne, h�las�! Pourtant, si la foi faiblit, l’esp�rance reste�: la paix n’est que diff�r�e... On peut ainsi parcourir le livre comme un r�pertoire d’id�es, justes le plus souvent, et de sentiments larges et chaleureux toujours au service de la bonne cause. On le fait -non sans un certain agacement parfois�: � �tre trop uniment vertueuse, l’intelligence vire � la rosi�re villageoise et il arrive que la sensibilit� de l’auteur tire la trag�die vers le m�lodrame complaisant qui, dit-on, faisait pleurer Margot. Mais Margot que je suis, je pleure, je pleure avec Grossman sur les vies perdues, les corps mutil�s, la peur au ventre des survivants, les murs effondr�s, les chances manqu�es et surtout, surtout sur cette jeunesse qui, dans le mouvement pendulaire de la violence, se nourrit d’une culture de la haine -laquelle fait un trac� de mort de l’arabesque d’un lancer de pierre ou de l’itin�raire d’un �colier... Oui, on a envie de croire qu’une occasion manqu�e ne fait que diff�rer la paix.

Mais encore�? Mouche ton nez, Margot, et demande-toi un peu ce qu’il en est de ces mots pour dire la n�cessit� de la paix...

La forteresse int�rieure

Il ne s’agit pas de rouvrir la querelle Sartre-Aron autour de l’engagement de l’�crivain. R�sistant, porteur de valises, vendeur de journaux subversifs ou simple ��spectateur engag頻 (Raymond Aron), l’homme de plume a, volens nolens, appris quelque modestie dans l’usage militant de l’�criture. David Grossman n’a pas choisi -et c’est son affaire- d’entrer en guerre aux c�t�s de l’ennemi comme Ilan Hal�vy ou de combattre Sur la fronti�re comme Michel Warschawski. A eux le panache -et le risque mortel pour le corps et pour l’�me- de l’action h�ro�que port�e par l’�vidence de l’universel et soumise pourtant � tous les al�as de l’histoire telle qu’elle se fait. avec eux, mais aussi sans eux et contre eux. Grossman, lui, reste essentiellement un Isra�lien de l’int�rieur, si bien que sa perception de la r�alit� politique et sociale de son pays -comme son imaginaire de romancier- partent d’un sentiment visc�ral d’appartenance, -sentiment d’abord innocent et chaleureux mais que vient troubler le regard palestinien...

Delenda Carthago�? Sans doute. Mais Carthage, pour Grossman, ce n’est plus Isra�l ou l’autorit� palestinienne vus par l’ennemi, c’est cette forteresse de la mauvaise bonne conscience de la politique isra�lienne, de l’inconscient jud�o-isra�lien -collectif et intime- lesquels font pierre et ciment du sang, de la sanie, des gravats qui giclent de l’engrenage pierres-bombes, des fum�es d’Auschwitz, des terreurs du ghetto, des promesses bibliques, de l’arrogance du plus fort. Tout est bon pour �chapper au regard de qui refuse de vous reconna�tre -et c’est ainsi que besogne l’opinion publique, que se mitonnent les d�rives du fanatisme. L’action exog�ne. -qu’elle soit militaire, politique, diplomatique- est impuissante � d�manteler cette Carthage-l� laquelle, toute fantasmatique qu’elle est, entretient dans le corps social comme chez l’individu le confort d’une identit� ins�cable. Il faut alors opposer l’imaginaire � l’imaginaire, convoquer une �criture qui traite le r�el comme un mat�riau ind�finiment ouvert � une d�composition et � une recomposition sensibles. La m�thode rel�ve de l’allusion po�tique qui d�voile plus que de l’analyse qui diss�que. C’est, me semble-t-il, ce que tente de faire David Grossman. Ce qu’il dit ne fait que reprendre l’information journalistique, n’ajoute rien � l’analyse historique ou sociologique, ne d�finit objectivement aucun plan de paix. Il s’agit de d�noncer ��la puissance hypnotique�� des structures mentales scl�ros�es qui entra�nent une ��c�cit� collective�� dans la perception des situations et des �v�nements.. Lui-m�me a peut-�tre tort d’intituler Chroniques cet assemblage de r�flexions qui, au gr� de l’instant, fluctuent entre indignation, esp�rance, incantation mais qui ram�nent inlassablement � la m�me interrogation�:��que regardes-tu et comment le regardes-tu�?

Regards crois�s

Tentative hasardeuse, certes. Le premier obstacle � sa r�ussite est d’abord int�rieur. Alain dit � peu pr�s que le fanatisme, c’est l’adh�rence -et non pas simplement l’adh�sion- du moi � une id�e, � une attitude, si bien que le moi vit toute possibilit� de rupture comme une menace de mort. L’inconscient est fanatique. Il tronque, biaise pour mieux ass�ner le coup ou commander la fuite, il ergote, masque et se masque. Il n’aime pas qu’on le fasse parler et encore moins qu-on pr�tende entendre ce qu’il ne dit pas�: vouloir le forcer dans ses retranchements, c’est se d�signer comme tra�tre. S’il suscite quelque sympathie � l’ext�rieur, Grossman est facilement per�u comme un tra�tre parmi les siens.

II y a un deuxi�me obstacle qui reste dans l’air du temps malgr� la faillite des id�ologies qui ont fait de l’int�riorit� le simple r�sultat de l’action du milieu. Les hommes sont pris dans leur niche �cologique et on ne peut les transformer qu’en transformant leurs conditions d’existence�: il n’y a donc d’efficace que le militantisme politique et social. L’existentialisme lui-m�me -celui de Sartre du moins- en d�finissant l’homme comme pure projection d’une libert� qui inscrit ses actes dans le monde, jette aux orties cet homme int�rieur dont l’analyse - p�renne jusqu’� la psychanalyse et m�me psychanalyse comprise- a fait les belles oeuvres de la pens�e humaniste. Et le d�veloppement des sciences sociales et des sciences humaines -en multipliant les d�terminismes qui fabriquent l’homme tel qu’il est ici ou l�-, tend � aller dans le m�me sens. Donc, monsieur Grossman, cessez de pleurer sur l’aveuglement de l’�lecteur qui fait confiance � Ariel Sharon et par cons�quent de vouloir le persuader qu’il a � se convertir en partisan de la paix. Carthago doit �tre d�truite, certes, mais elle appartient au monde visible et il faut l’assi�ger de l’ext�rieur et � d�couvert.

Il n’est pas question d’entrer dans des querelles de pr�s�ance, et encore moins d’accepter de r�duire en termes d’alternative le choix d’un front de lutte contre l’injustice. Les obstacles que nous venons de signaler peuvent bloquer l’intellect, d�courager la volont�, ils n’entament en rien la l�gitimit� de cet effort pour faire advenir une authentique conscience de soi. Les combattants et les strat�ges qui vouent leur existence au triomphe d’une juste cause m�ritent admiration et estime quand ils savent garder quelque propret� aux int�r�ts qu’ils d�fendent. A eux l’autorit� capable de faire passer quelque chose de la parole vraie dans le discours officiel. Mais seul l’homme de bonne volont� qui reste parmi les siens peut leur apprendre, de bouche � oreille, dans l’intimit� d’une m�me exp�rience, � temp�rer d’�quit� les s�ches revendication de la justice. Nous sommes ici en ce lieu o� se joue, -pour le meilleur et pour le pire-, l’articulation du je, du tu, du nous�; et c’est sans doute le difficile assouplissement de cette articulation qui nous fait libres.

Nous voici revenus au propos de David Grossman. Mais, pour en pr�ciser la port�e, il faut dire quelle est, au d�part, ma situation de lectrice�: je ne suis ni juive, ni arabe, je suis acquise depuis toujours � la cause palestinienne et ma col�re devant la politique coloniale d’Isra�l est celle d’un refus passionn� de voir la victime s�culaire endosser si bien -avec une sorte de cynisme candide- l’uniforme et la fonction du bourreau. Grossman dit que les deux peuples - Palestiniens comme Isra�liens- n’ont rien appris de l’histoire, de leur histoire. Oui, mais je serais tent�e d’ajouter que le g�nocide a donn� du malheur juif une repr�sentation si pr�gnante, si aveuglante que cette m�connaissance a, chez les Isra�liens, quelque chose de particuli�rement scandaleux. Il faut -tristement-, admettre que la victime a, une fois de plus, si bien int�rioris� le bourreau qu’elle le r�gurgite � la premi�re occasion�: il n’y a plus alors qu’� revenir au divan de Freud (... et au bistouri de Grossman�!)... On comprendra donc que j’ai abord� le livre de Grossman en lectrice de l’ext�rieur -d’o� impatience et sarcasme �� et l�. Et qu’il a fallu bien des va-et-vient entre ma demande initiale -et implicite-, mon savoir sur le romancier et le texte qu’il me proposait pour d�gager l’intention de l’auteur et tenter d’�valuer son travail. La lecture de quelque importance n’est pas distraction�: elle implique la mise en jeu , voire la mise en question de celui qui s’y engage. J’ai d� m’arracher � ma glaise pour aller vers ces lecteurs de l’int�rieur que Grossman voudrait arracher � leur glaise afin d’en faire des interlocuteurs attentifs et mobiles, vivants enfin. Il s’agit pour tous -eux, lui et moi- d’aller assez loin pour que les regards se rencontrent�; il s’agit pour chacun d’apprendre � �quilibrer son propre regard quand il va du malheur palestinien � la peur isra�lienne, afin d’�chapper � la complaisance hagiographique comme � la facilit� de l’anath�me. C’est cet �quilibre du regard qui fait la valeur -tant intellectuelle que morale- des Chroniques de David Grossman et qui soutient tout au long la d�mystification de la force, la revendication de la paix. Oui, David Grossman assume sa condition d’Isra�lien de l’int�rieur mais refuse, -pour lui comme pour les siens- d’en faire une fatalit�. Cette fid�lit�-l� est bien pr�s d’�tre exemplaire quels que soient, le long du temps comme il va, les � peu pr�s de la compr�hension, les brouillages d’une sensibilit� qui parfois s’affole.

Le c�ur et la plume

Mais n’oublions pas l’�crivain qui fait mieux que pr�ter son talent � l’homme de bonne volont�. On peut d’embl�e admirer l’habilet� du parall�lisme contrast� dans la pr�sentation d’Arafat et de Rabin comme co-signataires des accords d’Oslo, la force incisive du portrait d’Itzhak Rabin dans la chronique La fin du sabra mythique, la r�sonance du glas de l’assertion ��Isra�l n’est pas m�r pour la paix�� au terme de l’ �gr�nement sec des atermoiements politiques et des saccades de l’opinion...

Mais ce ne sont l� que des effets secondaires du talent du romancier entra�n� � une certaine �l�gance de fabrication. En incluant dans ses Chroniques son journal de la semaine du samedi 13 octobre au vendredi 19 octobre 2001 (destin� � Lib�ration), Grossman lui-m�me nous invite � aller � l’essentiel. Le traumatisme de l’effondrement des tours jumelles est tout frais et Isra�l subit de plein fouet la suspicion du monde musulman qui fait du conflit du Proche-Orient le lieu de la cristallisation du terrorisme. Grossman se retrouve dans la peau du Juif de nagu�re ��m�taphore effrayante�� de l’Autre. Il s’accroche aux menues exigences de la vie familiale, tente, pour �chapper ��� l’obscurit� qui p�se sur (s)on existence�� de renouer avec la fiction, s’accorde la ��gr�ce mineure�� de cette pratique juive de ��la sp�culation intellectuelle�� autour de la Bible avec deux amis, revient � l’�v�nement du jour -��acide qui ronge��-�: la p�n�tration de Tsahal � Ramallah. L’Isra�lien au jour le jour, le romancier de Tu seras mon couteau, le chroniqueur des tribulations de la paix et de la guerre, ils sont l�, rassembl�s dans une m�me exigence�: �crire pour t�moigner de la vie.

Merci, David Grossman. La paix soit avec nous. en nous, autour de nous.

f�vrier 2006 par Yvette Reynaud-Kherlakian


Notes�:

P.S.- Nous sommes en 2006 et malgr� l’�vacuation de la bande de Gaza, les analyses de Grossman n’ont rien perdu de leur pertinence. La paix n’en finit pas d’�tre diff�r�e.

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