J’ai vu, il y a un vingtaine d’années, le film fétiche de toute une génération More (1969) de Barbet-Schroeder, avec notamment cette actrice trop peu souvent utilisée, Mimsy Farmer. Je me souviens que More m’avait vraiment marqué, avec en plus ce morceau de Pink Floyd que j’aime beaucoup Main Theme. La quête vers le sud de ce jeune allemand novice, parti à Ibiza retrouver une fille, Estelle, rencontrée lors de son arrivée à Paris et dont il est tombé amoureux, représentait quelque chose de vraiment nouveau dans le cinéma. Cette aventure symbolisait un besoin de liberté associé au voyage, à la drogue, à l’amour démesuré et libre. Certes tout ceci fait un peu sourire maintenant, et rend les anciens nostalgiques comme quand on regarde Woodstock et que l’on voit tous ces jeunes gens, venus trop nombreux assister au rassemblement, se baigner nus et glisser dans la boue tels des gamins laissés seuls un instant sur la planète Terre. Ces images et la musique ont impressionné je crois beaucoup d’entre nous et j’avoue quand les revoyant j’ai ressenti une certaine tendresse pour une époque trop vite passée et désormais révolue (je parle de notre jeunesse bien sûr). Toutefois, More ne correspond plus réellement à mes préoccupations actuelles, tout cela fait partie du passé. Je ne dirais pas que le film a vieilli puisque je sais très bien que cet état est avant tout le mien. Je pense que le but de la jeunesse n’est plus, de nos jours, de se rendre à Ibiza pour vivre d’amour, d’eau fraîche et de drogue. On va à Ibiza pour des raisons bien différentes ; non pas que la baise et la drogue ne soient pas au rendez-vous, mais le but suprême a changé. Le besoin d’absolu, la quête d’un paradis terrestre, le dénudement physique et matériel, ne sont plus, heureusement peut-être, des utopies à la mode. D’ailleurs le jeune allemand plaqué par la fille finira par prendre une dose mortelle de LSD. Le rêve devient vite une réalité plus sombre. La vision de Barbet-Schroeder est terrible, sans issue ; de superbes images inoubliables n’empêcheront pas la fin tragique de nous dévoiler sans ambages l’impossibilité d’une telle quête.
En revanche, son film suivant La Vallée (1971), que j’ai vu plusieurs fois mais hélas jamais au cinéma, a suscité en moi, bien que très proche du film précédent sous certains aspects, une certaine curiosité, pour ne pas dire un réel intérêt. J’en résume brièvement l’histoire :
« Une expédition formée de jeunes hippies européens et conduite par un illuminé — Jean-Pierre Kalfon — souhaite se rendre dans une vallée, au coeur de la Nouvelle-Guinée australienne, demeurée vierge et qui n’a jamais pu être photographiée car une épaisse couche de nuages la recouvre en permanence. Une jeune femme, Viviane — Bulle Ogier—, à la recherche de plumes rares qu’elle souhaite ramener à Paris, rencontre l’un des membres du groupe et par avec eux. L’aventure s’avérera devenir une quête vers un impossible absolu menant hommes, femmes et enfants vers une mort certaine ( ?) ».
Film étrange, curieux, fantasmatique, délirant et pourtant si proche d’une réalité que le metteur en scène à aucun moment ne souhaite dissocier du rêve fou de ces aventuriers. J’ai pensé en voyant ce film à Aguirre [1]. Beaucoup de points communs les unissent : expédition dans une contrée inconnue, destination fortement empreinte d’imaginaire, manière de filmer proche du documentaire (d’ailleurs Barbet-Schroeder avait tourné quelques temps auparavant un documentaire dans la même région sur la façon dont les autochtones font cuire le boeuf aux pommes de terre en l’enterrant sous terre avec des pierres préalablement chauffées dans un feu de bois, documentaire dont les éléments seront repris dans le film de fiction donnant à la Vallée une impression à la fois flahertienne et rouchienne [2], rôle de la musique, vision pessimiste — quasi nihiliste pour Barbet-Schroeder —, vaine lutte de l’homme contre la nature, effacement définitif du rêve rousseauiste.
Mais l’évolution du personnage interprété par B. Ogier dans La Vallée me semble constituer une différence majeure par rapport à Aguirre. On connaît pratiquement dès le début les intentions d’Aguirre, alors que ceux de Viviane sont plus flous. La recherche de plumes d’oiseaux rares semble être un prétexte mais davantage pour s’éloigner de sa vie confortable et sans histoire avec son consul de mari — bien qu’elle ne nous donne pas vraiment cette impression — que pour participer à une aventure extrême. D’ailleurs elle semble réticente et décide à un moment donné d’abandonner l’expédition pour retourner chez elle. Mais elle rebroussera chemin préférant poursuivre l’aventure. D’hésitante elle devient, dès lors, la plus entreprenante, expérimentant tout ce dont elle ne connaît pas : l’amour libre, la drogue, le retour à la nature, ... À la fin, alors que les membres de l’expédition, sont épuisés, sans vivre, sans eau, transis de froid à cause de l’altitude, certains qu’un retour est impossible, s’allongeant sur le sol sans doute pour la dernière fois, Viviane, comme lors d’une vision hallucinée, se lève regarde à l’horizon par delà la crête de la montagne et dit : « La vallée, je la vois ! ». Alors que dans la séquence finale du film de Herzog, la caméra s’élève en tournant autour d’Aguirre demeuré le seul survivant du radeau envahi par les singes et contemplant au loin un illusoire Eldorado, dans La Vallée, Barbet-Schroeder prend le parti de nous montrer cette contrée embrumée, vue pour la première fois par un être humain à l’instant suprême qui le sépare de la vie mais qui donne sens à rebours à sa quête toute à la fois chimérique et téméraire.
[1] — Voir mon analyse « Aguirre ou le carnaval du pouvoir » dans les archives du site : http://www.hommes-et-faits.com/cinema/AMB_Aguirre.htm
[2] — Du nom de deux des plus grands réalisateurs de documentaires : Robert Flaherty et Jean Rouch.