e
cargo entra dans le port d'Abidjan
au moment même où la ville
s'illuminait. Il restait encore à l’équipage quelques heures de travail
avant que chacun ne puisse vaquer à ses occupations favorites. Il
fallait
préparer le soir même les opérations de chargement et de déchargement
pour le
lendemain. Jo y prit sa part sans
états d'âme. Il se sentait en communion avec les autres membres de l'équipage
pendant ces heures de travaux collectifs ; ce qui lui fit oublier un
moment, l'étrange aventure qu'il vivait depuis le départ de Cotonou.
Jo était couché sur le ventre ; il était étendu sur l'unique lit de
l'infirmerie du bord et écoutait l'infirmier disserter sur son abcès. Il lui
posa calmement la question pendant que, de la pince qui tenait un morceau de
coton, il nettoyait délicatement la plaie. On sentait que ses pensées se
partageaient entre cette activité et l'attente de ce qu'il allait peut-être
apprendre.
Il dit : « Comment as-tu
fait, Jo ? »
— Oh ! Moi, rien.
Le mécanicien allait donner des
explications sur l'utilisation des feuilles de tomates que Lêgba s'était procurées, il ne savait comment, dès leur arrivée au
port d'Abidjan. Il se
ravisa. Il se rappela que ses camarades le considéraient comme un fou
depuis le départ de Cotonou.
L'infirmier comprit que l'homme ne souhaitait pas donner d’explications. Il
pensait, comme les autres matelots, que le mécanicien souffrait certainement de
défaillances mentales ; il se contenta de dire : « Du gros abcès, il ne
reste qu'une petite plaie à soigner ; ce sera vite fait. »
Il jeta encore, un coup d'œil à
son patient ; il espérait que le mécanicien allait lui dire enfin comment fut
résorbé l'abcès ; mais Jo ne dit mot.
Jo continua de prendre sa part de
besogne pour décharger le cargo et embarquer ce qui devait l'être au port d'Abidjan. Par moments, ses camarades
le surprenaient en train de parler tout seul à voix basse. A d'autres instants,
ils lui trouvaient un regard interrogateur sans pouvoir dire vers qui allait
l'interrogation ni connaître le propos qui l'avait suscité. Tous étaient
convaincus de sa folie et le plaignaient.
Jo passait nonchalamment d'un étal à l'autre sur le grand marché d'Abidjan ; il y déambulait. Il était à
son aise dans la foule dense et colorée qui animait le marché. Il était détendu,
heureux dans cette atmosphère où la vie ne demandait qu'à continuer sans se
préoccuper de savoir quelle était la pente du sentier. Des moments pendant
lesquels nul ne se pose de problèmes existentiels ; Jo venait de s'en rendre compte, il reconnaissait par là-même que,
désormais, il n'allait pas pouvoir se contenter d'être un élément anonyme sur
un cargo. Il restait encore une pièce sans importance certes, mais il lui était
proposé d'entrer dans la ronde de l'humain. Il était serein ; c'était normal, après
la visite qu'il venait de rendre à ses amies. Jo les avait retrouvées avec plaisir. C'est toujours ainsi à chacun
de ses passages dans ce port. Parfois, il y découvrait de nouvelles têtes ; il
rencontrait un nouveau sourire, une nouvelle douceur. Fa et Lêgba étaient
aussi sur le marché. Les deux divinités allaient d'un marchand à l'autre. Les
dieux regardaient, soupesaient puis abandonnaient les marchandises sans
échanger une parole avec les négociants. Ceux-ci les observaient, l'air étonné
; on était surpris en effet, que les deux individus ne répondent pas aux
sollicitations même pour les écarter ; ils ne participaient pas aux
marchandages que chacun leur proposait pour espérer les voir repartir avec un
achat sous le bras ; rien, c'était inhabituel ; Fa et Lêgba n'offraient
que le silence et la sérénité.
« Vous êtes bien à l'aise
dans cette foule pour des gens qui ne sont pas d'ici. » leur dit Jo au bout d'un moment.
— Nous sommes de partout et de
tout temps. Répondit Lêgba, tandis
que Fa gardait le silence.
— Vous connaissez donc...
Le mécanicien se ravisa. Il se
souvenait que ses interlocuteurs prétendaient exister dans tout homme ; mais il
avait envie de parler ; il avait un désir irrépressible de sortir de lui-même ;
il changea alors de sujet et leur dit, maintenant que tous les trois étaient
devenus sourds aux appels mercantiles :
« La Côte d'Ivoire a beaucoup changé depuis l'époque de l'indépendance.
Nous considérons, nous Français, que ce pays est un exemple réussi de la
coopération avec nous... »
A peine avait-il commencé à
parler que Lêgba éclata de rire ; il
ne laissa pas au mécanicien le temps de développer sa réflexion. Le mécanicien
fut surpris par l'hilarité du dieu des croisements ; il regarda tout autour de
lui ; il s'assurait ainsi qu'il n'était pas l'objet de la curiosité du
voisinage comme ce fut le cas sur le cargo. Il fut d'abord rassuré en
constatant que personne ne semblait le prendre pour un fou qui soliloquait.
Puis, brusquement, il eut peur ; chacune des personnes qui l'entouraient aurait
dû se rendre compte qu'il parlait tout seul et à voix haute. Cette absence de
curiosité le saisit d'angoisse ; pris de panique, il chercha un contact avec le
réel, il saisit par le bras la première personne qui se trouvait à sa portée.
C'était une marchande de légumes, une femme forte et bien enveloppée.
« Bon sang ! S'écria celle-ci. Qu'avez-vous à
m'agripper comme ça ? Achetez des tomates si vous en avez envie ; mais ne me
bousculez pas. »
Après ces mots, et après avoir
ajusté sa tenue, la femme se mit à ordonner son étal quelque peu secoué par la
brusquerie du geste de Jo. Le mécanicien était confus ; le réel aussi lui
échappait. Il se sentait perdu. Il ne voyait plus ni Fa ni Lêgba dans la
foule ; il fit du regard, le tour de l'assemblée à la recherche de têtes
connues ; rien ; les divinités avaient disparu, l'abandonnant en plein
désarroi. Il s'excusa maladroitement tout en s'éloignant à reculons de l'étal
de sa victime ; il finit par se fondre dans la foule. Pendant ce temps,
l'Ivoirienne avait repris ses esprits. Elle maugréait en suivant du regard son
agresseur qui s'éloignait. Elle dit, avec une voix forte : « Ils sont fous ces
Français ! » Jo, le mécanicien
l'entendit ; sa panique gagna en proportion, et il joua des coudes dans la
masse humaine pour s'éloigner au plus vite de la matrone ; mais, ce ne fut pas
aisé, la foule était si dense. Pendant ce temps, l'Ivoirienne finissait
d'arranger sa marchandise ; elle maugréait encore quand elle entendit quelqu'un
lui demander par derrière :
« Qui vous dit qu'il est Français
? »
Elle se retourna vivement. Elle
dut lever la tête pour dévisager un barbu, trop grand pour sa colère qui venait
de lui poser la question. Elle répondit avec vivacité par une autre question ;
elle manifestait ainsi sa mauvaise humeur. Elle dit :
« Pourquoi ? Vous êtes Français
vous ? »
— Non, répondit Lêgba, mais, cela n'a pas d'importance.
— Important ou pas, il n'avait
pas à me tomber dessus comme..."
Elle commençait à déclamer sa
protestation quand elle aperçut le doigt du barbu qui pointait quelque chose
sur son étal. Elle porta le regard dans la direction du doigt et vit que le
l'appendice du visiteur indiquait une patate sur le tréteau. La femme éclata de
rire avec générosité ; Lêgba aussi
faisait de même. Le dieu lui dit :
« Français ou pas, c'est surtout
un être humain ; un homme qui vit un moment de désarroi ; mais, il ne le sait
pas encore. »
— Et vous, vous le savez ? Qui
êtes-vous donc ?
— Lêgba.
— Un être humain aussi ? Et qui
n'est pas dans le désarroi, sans doute ?
La marchande et le dieu riaient
encore quand un client se présenta devant l'étalage.
Une lueur blafarde veillait
péniblement sur Abidjan et son port
; c'était au point du jour. Jo
suivait depuis le pont du cargo la manœuvre du bâtiment pour quitter la rade et
gagner la haute mer. Le jour n'allait pas tarder à noyer le monde sous un flot
de lumière à peine supportable. Pour le moment, un brouillard diffus, sans
doute, les prémices des pluies à venir, donnait à l'atmosphère l'impression
d'attendre. Jo le mécanicien suivait le sillage que le bateau laissait de son
passage ; en réalité, les pensées du mécanicien erraient dans un autre monde ;
un monde dans lequel il aurait aimé trouver des points d'ancrage aussi lumineux
que ces myriades de boules d'eau qui, en accrochant la lumière signalaient le
passage du cargo. « Brouillard dehors ; brouillard dedans. » finit-il par
dire à haute voix. Plus tard, quand le jour se leva tout à fait, il retrouvait
avec plaisir, et s'étonna de son bonheur, les deux visiteurs qu'il n'avait pas
revus depuis l'incident du marché.
« Prochaine escale : Dakar ! » Lança-t-il d'un air
jovial aux dieux pour engager la conversation. Il ne se souciait plus que ses
compagnons le prennent pour un malade mental. Lêgba lui demanda, comme une réponse
déviée :
— Vous avez bien dormi, Jo ?
Il mentit ; « Très bien, comme
toujours » ; répondit-il l'air convaincant. De son côté, Fa s'exclama :
« Dakar ! »
C'était une méditation. L'Esprit
de la divination avait le dos tourné à Lêgba et au mécanicien. Le dieu
observait le trajet du cargo. Lêgba se frottait la barbe ; et, sans cesser de
taquiner ses poils, il dit :
« Dakar ! mais avant, il y aura la Sierra Leone, le Liberia… »
— Oui ! dit le mécanicien ;
le dieu s'était tu pour le laisser parler.
— On ne s'y arrêtera pas ;
poursuivit Jo ; Notre cargo n'a
jamais accosté dans les ports de ces pays. Nous nous sommes arrêtés quelques
fois à Conakry, en Guinée ; mais au Liberia et en Sierra Leone...
non, jamais. Par contre, nous faisons escale à Dakar à chacun de nos passages. »
Après un silence, il reprit :
« Et puis, vous savez, avec ce
qui se déroule en ce moment dans ces coins, il vaut mieux ne pas s'y
rendre. »
— Vous abandonnez les hommes ?
lui demanda Lêgba quand il eut fini
d'exposer son point de vue. La réponse était venue de Fa ; jusque là, le dieu s'était tenu à l'écart de la conversation ;
il y vint, après s'être tourné vers Jo
et Lêgba, il dit : « Il faut,
justement. »
Le silencieux n'alla pas plus
loin dans son intervention. Ces trois mots suffisaient, il le savait, pour
faire réagir et Lêgba et Jo. Ce fut ce dernier qui s'exprima le
premier. Surpris, Jo demanda des précisions ; il dit en effet :
« Comment ça ? Que voulez-vous
dire ? »
La réplique était venue de Lêgba cette fois. Le mécanicien commençait
à saisir la démarche des visiteurs ; il s'était déjà rendu compte qu'une
question posée à l'un des dieux pouvait entraîner une réponse de la part de
l'autre, sans qu'il puisse prévoir celle des deux divinités qui allait
intervenir. Le mécanicien pensait qu'une coopération s'était établie entre Fa et Lêgba ; mais il était incapable de mesurer jusqu'à quel point cela
allait. Lêgba donna une explication
sachant que celle-ci ne viendrait pas de Fa ; il dit :
« Bravo ! Jo ; vous êtes revenu parmi les hommes. Mon compagnon songe à autre
chose qu'à abandonner ceux qui souffrent de la guerre ; patience et sérénité,
vous comprendrez ? »
— Non ; et je doute que je puisse
parvenir à vous comprendre tous les deux.
Le mécanicien paraissait sincère
en s'exprimant ; il était désolé également. Lêgba revint au premier sujet qui
faisait l'objet de la conversation ; il dit :
« Pour revenir à notre trajet,
pourquoi votre bateau ne s'arrête pas à Conakry
? C'est calme par-là, non ? »
« Oui bien sûr, » répondit Jo. « Nous avons rarement de cargaisons
à livrer ou à prendre là-bas ; je ne sais pas pourquoi ; c'est ainsi. Et puis,
vous devez savoir que les relations entre la France et la Guinée ont
été très tendues pendant longtemps... »
— Vous en connaissez la raison !
A présent, les choses se passent de meilleures façons...
— Oui, oui ; mais ce n'est pas
mon problème. Il faut remonter à l'époque de l'indépendance ; et surtout, il
faut demander aux chefs. Moi, je n'ai rien à voir dans tout ça...
— Vous avez sans doute tort ; mais,
laissons cela...
— Pas du tout ; je n'ai pas tort.
Regardez le Sénégal par exemple ou
bien la Côte d'Ivoire que nous
venons de quitter, ça s'est très bien passé. Même économiquement, on peut
dire...
— Ah non ! Vous vous engagez dans
une direction qui n'est pas celle où se situe mon propos.
Le silence s'établit dans le trio
après cette sortie du dieu ; on dirait que les protagonistes remettaient à plus
tard le débat sur ce point.
Trois paires d'yeux scrutèrent un
moment l'horizon. Jo le mécanicien regagna ensuite la salle des machines ; là
où l'attendait son travail.
La côte d'Afrique défila imperturbablement un long moment. Deux jours plus
tard, la presqu'île de Dakar apparut
aux visiteurs.
L'avenue William Ponty était à Dakar
et aux Sénégalais ce qu'est l'avenue des Champs
Elysées à la France et aux
Français : le passage des dieux ; ceux de la liberté comme ceux qui président
aux imprécations des heures de fureur. Sur William
Ponty passaient disait-on, peut-être, le dit-on encore aujourd'hui, la
hargne, l'orgueil et la vanité ; mais aussi l'espoir, l'insouciance et
l'esprit.
Jo ne connaissait ce lieu que sous son nouveau nom. Il n'y avait
jamais rien vu d'autre que la cohorte, celle des jeunes hommes surtout. Des
âmes juvéniles qui déambulaient à l'ombre de baobabs sans âge ; on aurait dit
que ces arbres servaient de gardes de corps à la grande dame maintes fois
rénovée. Jo s'est souvent amusé d'y croiser une jeunesse portant ostensiblement
sous le bras une pile démesurée de livres aux couvertures usées, à force d'être
trimbalés sur le boulevard. Plus la pile était importante, plus son convoyeur
se sentait nanti d'une intelligence aux proportions hors du commun ; vanitas vanitatum... N'est-ce-pas ? Jo souriait. Il n'était pas le seul. Il
pouvait aussi voir à partir du boulevard une enfilade de petites boutiques que
hantait une population de Libanais. Ils étaient joyeux, ces tenanciers ; le
mécanicien avait à chacun de ses voyages l'impression que la surveillance du
spectacle de la rue formait l'essentiel de leurs occupations. Cette diaspora
était là, pour assurer la pérennité de l'antique Phénicie. Elle le faisait à Dakar
comme à Abidjan comme à Cotonou ; comme elle le faisait déjà
dans l'ancien temps, celui des splendeurs ; comme elle le fait encore
aujourd'hui, partout où Mamon pousse
ses tentacules ; autant dire sur la planète entière ; Jo le matelot l'avait remarqué.
« C'est toujours un plaisir de se
balader sur ce boulevard. » dit Jo
à ses compagnons de promenade Fa et Lêgba ; Ceux-ci ne réagissaient pas. Ce
jour-là, les étudiants perpétuels n'étaient pas nombreux sous les baobabs.
D'autres acteurs tenaient le haut du pavé. Tout au long de la perspective en
effet, les visiteurs pouvaient voir des attroupements plus ou moins importants
et toujours multicolores occuper les trottoirs. Des ruches de têtes humaines
s'étaient formées autour de multiples panneaux d'affichage. Jo comprit en
lisant par - dessus les crânes que la ville et le pays se trouvaient en période
électorale, autant dire, en zone de turbulence. Les placards proclamant la foi
des candidats justifiaient ces rassemblements. Au Sénégal, comme dans le reste du continent, les périodes électorales
sont de véritables foires d'empoigne ; celles - ci dégénéraient fréquemment en
drames sur fonds de fureurs ethniques. Les visiteurs et leur compagnon
pouvaient constater que la hargne n'avait pas encore pris sa place au sein de
la multitude qui se pressait autour des affiches ; Lêgba le fit remarquer. Jo
exprima une fierté de solidarité ; il dit :
« Le Sénégal est un pays démocratique, vous savez ? Les Sénégalais ont
réussi à limiter l'intrusion des querelles ethniques dans leur vie
politique »
C'était un reste d'émotivité
coloniale sans doute. L'homme exagérait aussi la situation ; Lêgba ne se priva pas de le lui faire
remarquer ; il dit :
« Tu oublies la Casamance, je crois. »
Fa alla plus loin ; il plaça la discussion qui commençait sur un
plan général qui semblait déborder du seul cadre africain.
« Faut-il considérer les ethnies
ou bien les régionalismes comme des handicaps à la démocratie ? Je ne le crois
pas. Mais, si on ne peut concevoir un parlement que comme un lieu
d'affrontement pour les groupes ethniques ou pour les organisations claniques
de quelque obédience que ce soit, alors, il est loin le jour où une nation
pourra voir l'harmonie régner dans la société... »
— S'ils en sont là, dans le cas
du Sénégal, n'est-ce-pas un moindre
mal ? demanda Lêgba à son
pair ; mais, c'est du mécanicien que lui parvint la réponse. Il dit :
« Un moindre mal qui ne résout
aucun problème ; un mal qui donne seulement l'illusion de paix ; vous avez
oublié le Biafra ; ou encore Le Congo ; ou encore le Ruwanda... Les exemples ne manquent pas
; je me trompe ? »
— Non, tu ne trompes pas Jo ; lui
dit Lêgba ; mais tu oublies que le
problème au Biafra comme au Ruwanda et comme en bien d'autres lieux
encore, n'a d'ethnique que les apparences. Je ne parle pas, bien entendu, des
effets visibles et dévastateurs qui ont, à juste titre, soulevé l'indignation
ici et là ; ni des conséquences que chacun se plaît à en tirer. Si tu veux,
nous pouvons dire que l'indignation n'a pas pris pour objet les racines du
mal...
— C'est-à-dire ? » demanda
Jo, qui une fois encore, s'apercevait que des événements lointains ou récents
pour lesquels il était persuadé d'avoir saisi l'essentiel lui étaient présentés
comme un abysse dont il ne soupçonnait même pas l'existence. La réponse lui
vint de Fa ; elle fut sibylline ; le dieu dit :
« Voici une devise : “ la fleur
qui vient d'éclore est déjà vieille de jours de mois et d'années consommées.
” »
Puis le dieu se tut. Le silence
régna un moment dans le petit groupe ; Lêgba
le rompit pour préciser la portée de la devise. L'information était destinée au
mécanicien ; mais elle était insuffisamment explicitée pour donner à l'homme
l'accès aux arcanes des deux divinités. Lêgba
dit :
« Fa parle de fleur ; mais tu as compris qu'il y a aussi des fleurs
du mal...
— Mais bon Dieu ! Pouvez-vous
être plus clairs de temps en temps...
— Nous le sommes constamment Jo ; c'est toi qui ne nous suis pas le
plus souvent ; mais, ça viendra Jo ; ça viendra » dit Fa ; c'était un lot de consolation qu'il offrait ; il souriait pour
la première fois depuis le départ de Cotonou.
« Espérons » conclut Jo avec simplicité.
En délaissant un attroupement
pour rejoindre un autre, les trois hommes se comportaient comme des promeneurs
du dimanche sur un marché aux puces, et qui seraient à la recherche de l'objet
rare qu'ils allaient pouvoir acheter. Après l'une de ses pauses, Fa se tourna négligemment vers ses
compagnons et leur lança ce qui ressemblait à une provocation :
« La démocratie ! Un
bienfait des jours à venir ; à condition d'oublier les Grecs ! »
Jo le mécanicien était perplexe en écoutant le dieu. On lui avait
toujours dit que la démocratie vers laquelle évolue la terre entière est un
apport de la Grèce antique ; et que
pour cela, il devait vouer un respect éternel à la mémoire de Platon, Périclès, Aristote, Socrate et
à quelques autres têtes qu'il ne pouvait nommer. Voilà qu'au détour d'un coin
d'Afrique, nourri jusqu'à en crever
de soleil, on lui suggérait de se contenter du présent et que seul ce présent
était susceptible d'aménagement pour donner une ouverture sur le futur. Comme
pour aggraver la perplexité du mécanicien, Lêgba
ajouta un appendice à la suggestion du dieu des prévisions ; il dit :
« Ou bien alors, il faut
être au moins aussi honnête que la Grèce
antique. »
A ce point de l'échange, Jo le mécanicien demanda grâce ; il
prit un ton de supplication pour dire à ses voisins divins ce que ceux-ci
n'ignoraient certainement pas.
« Vous savez, leur dit-il,
je ne suis pas allé aussi loin. J'avais beaucoup de mal à tenir sur mes pieds ;
et les béquilles qu'on me proposait n'étaient pas aisées à manier. Alors, de
grâce ! Restons près de la demeure. »
— Il faut encore savoir où la
situer. Ajouta Lêgba et Fa compléta aussitôt la déclaration de
son acolyte :
« Il n'y en a qu'une, quoi
qu'on dise ; il faut que les hommes s'entendent, tous autant qu'ils sont, pour
y vivre en paix. »
— Et c'est la terre ? Demanda Jo le mécanicien ; il était peu assuré
de son opinion ; mais, les dieux ne firent aucun écho à sa préoccupation. Au
contraire, Fa changea de sujet,
laissant le mécanicien à son affaire.
« Votre ami nous rejoint, Jo ; » lui dit le dieu en tournant
la tête dans sa direction. Avant que l'homme ne comprenne ce que l'Esprit
voulait lui signifier, une tape amicale s'abattait sur son épaule ; il vacilla.
Il n'évita la chute qu'en s'agrippant à Lêgba.
Au même moment, un rire tonitruant signalait l'auteur de la claque. Celui-ci
lui dit d'une voix tonitruante qui trahissait la chaleur de l'amitié :
« Je ne m'attendais pas à te
trouver à Dakar en ce moment, Jo ; Comment vas-tu ? »
Le mécanicien secouait la tête
dans un geste d'incrédulité. Il finit par répondre au nouvel arrivant ; il lui
dit, riant à son tour :
« Très bien ; mais, ça ne
risque pas de durer, si tu m'assommes à chacune de nos rencontres. Je te
présente... » dit-il ensuite, en se tournant vers Fa et Lêgba ; mais il
hésita après les premiers mots. Il regarda un instant ses compagnons divins ;
puis, il résolut de franchir le pas ; « ... les dieux Fa et Lêgba. »
finit-il par ajouter ; mais entre-temps, son enthousiasme était retombé ; la
voix était discrète ; on aurait dit qu'il redoutait l'annonce qu'il s'apprêtait
à faire. Son ami n'eut pas la même discrétion ; il le prit à parti avec une
fureur amicale ; il lui dit, sans se soucier de la présence des deux divinités
:
« Tu te fous de moi ou quoi
? Fa et Lêgba sont deux Esprits de la mythologie Yorouba... »
— Tu le savais ? s'étonna Jo. Il était surpris en effet, que Sow connaisse les dieux du golfe du Benin ; celui-ci le lui confirma ; le
Sénégalais dit :
« Bien sûr que je le sais.
Je suis africain ; ne l'oublies pas. Le vaudou,
tout le monde en a entendu parler... »
— Oui mais, on n'y voit que du folklore ; quelques fois, on en fait un
ramassis de croyances animistes ; il est considéré plus rarement comme une
religion et encore moins, comme une culture assise sur de solides fondements.
En réalité, l'essentiel passe inaperçu même pour les croyants.
Par ces mots Lêgba relativisait la certitude du nouveau venu. Celui-ci demanda
des précisions, non pas sur les convictions du dieu, mais plutôt sur ses
intentions. Il prit un ton persifleur pour dire :
« Et c'est pour corriger
cette vision que vous avez pris les noms de ces divinités ? »
Fa et Lêgba ne prêtèrent
pas attention à l'ironie du propos d'autant que le mécanicien intervint
aussitôt dans la conversation pour lui faire prendre une autre direction.
« Vous allez voter bientôt ;
qui est ton candidat Sow ? »
demanda-t-il à son ami. Le dénommé Sow
pouffa d'un rire tonitruant qui semblait ne pas s'arrêter et quand il retrouva
son calme enfin, il dit :
« Voter oui ; mais, tu sais
bien que chez nous, c'est toujours une fête ; une fête au cours de laquelle on
achète ; on vend ; on se fâche et on se vend. »
Lêgba semblait ailleurs pendant que Sow parlait ; il feignait de ne pas s'intéresser à ce que disait le
Sénégalais. Le dieu allégua calmement une autre vision du problème, tout en
scrutant avec plus d'attention un groupe de badauds qui animaient le trottoir
sur leur gauche, et sans regarder ses amis. Il dit :
« Ailleurs aussi. »
— Oh, pas autant qu'ici ; pas
autant que chez nous en Afrique. Dit
Sow. Lêgba ne partageait pas cette opinion ; il entreprit de préciser sa
pensée. Il se tourna résolument vers son interlocuteur et il lui dit :
— Vous vous trompez ; la pratique
à laquelle vous faites allusion est une démarche universelle ; seuls changent
les moyens qui sont mis en œuvre et les méthodes qui sont employées. Ailleurs,
dans les pays que nous disons développés, dans ces contrées que nous
considérons comme des champions de la démocratie, le postulant à la conduite
des affaires demande à l'individu de lui laisser sa place sans...
— C'est normal ! s'exclama Sow qui interrompit ainsi ce début
d'analyse du dieu. Il s'expliqua ensuite en disant :
« Vous ne pensez tout de
même pas que les millions d'habitants d'un pays puissent diriger chacun, individuellement,
les affaires ; ce serait l'anarchie... »
— Bien entendu ; concéda Lêgba au Sénégalais avant de préciser
sa vision des choses. Il dit :
« La question n'est pas là ;
la question n'est pas que chaque personne se mette aux commandes, non ! Si
la démocratie pose que le peuple est la source du pouvoir de gestion, il faut
la structurer pour faire du peuple l'unique garde-fou des dirigeants ; ceci est
rarement le cas. La conséquence est que nous assistons à des soubresauts
populaires, pour justement amener les dirigeants à prendre davantage en compte
les aspirations du moment. Bien sûr, ici ou là, on s'efforce parfois d'être à
l'écoute de la cité ; mais ce qui est plus fréquent, c'est que l'approche est
faite pour convaincre que la voie suivie est la bonne, et non pour trouver
celle qui répondrait aux préoccupations du moment tout en préparant les
lendemains. Plus graves encore, ce sont les moyens qui sont mis en œuvre pour
contourner la volonté populaire. D'autre part, il y a des degrés à respecter qui
doivent tenir compte du niveau de controverse de la société. Comme vous le
savez, ce niveau est très variable d'une société à l'autre ; je parle de la
qualité du débat ; mais aussi, de la sérénité dans laquelle il doit se
dérouler. Il est essentiel que l'émotivité ne l'emporte pas sur la raison. Ici,
chez vous, ce niveau progresse régulièrement mais dans l'ensemble des sociétés,
il reste encore bien bas ; la démocratie dans ce cas devrait suivre des voies
qui conduisent à l'harmonie des différentes ethnies et qui accompagnent
l'évolution des mentalités pour précisément atteindre, voire étendre l'harmonie
au-delà des seules ethnies voisines.
— Ce qui suppose ? demanda Sow.
— Ce qui suppose ce que j'ai déjà
dit ; mais, nous pourrons y revenir…
Le dieu se tourna ensuite vers le
mécanicien et pour étendre son propos il dit :
« Au risque de vous
surprendre tous les deux, c'est dans le monde développé, je veux dire
économiquement, qu'une nouvelle approche de la démocratie doit être recherchée
de toute urgence... »
— Ah bon ! s'étonnèrent en chœur Sow et le mécanicien ; Fa prit alors la suite de Lêgba pour préciser la pensée de ce
dernier. Il dit, le ton était jovial comme s'il était en train de jouer un bon
tour à ses compagnons.
« Eh oui ! dit-il, Lêgba a raison ; car, à l'heure
actuelle, ces pays constituent la référence. Le danger pour l'homme ne vient
pas du retard de certains pays - ceux qu'on dit sous-développés - dans leur
marche vers un système de gouvernement démocratique ; un système dans lequel la
société soit source et aboutissement du pouvoir ; le danger vient d'ailleurs.
Il tient au fait que dans la réalité, l'homme est de plus en plus absent de ce
qui est le fondement des gouvernements. Ou bien alors, quand la société est
prise en compte, cela se fait, le plus souvent, sur un plan émotionnel d'abord
; parce que c'est le moyen le plus sûr d'imposer des options qui ne répondent
pas nécessairement aux aspirations des hommes. Par ailleurs, nous vivons une
époque où peu de sociétés restent isolées des autres ; les modèles des grands
pays ont tendance et auront de plus en plus tendance à se généraliser, et au
besoin, par une contrainte qui ne dit pas son nom. Voilà pourquoi les Etats les
plus puissants, servant de références de fait, il convient de veiller à ce que
la démocratie à leur niveau soit repensée en vue de ce que sera l'unique
société des hommes. Car, cette société universelle sera harmonieuse ou alors,
elle ne sera pas. »
Il revint à Lêgba ensuite de préciser le sens que devra recouvrir cette
harmonie :
« Bien sûr, il faut
comprendre, Jo, que l'harmonie ne tient pas seulement à la démocratie »
— Reconnaissez tout de même que
le Sénégal est l'un des pays d'Afrique où la pratique démocratique
dans la vie publique, pose le moins de problèmes...
— Sans doute, Sow, vous avez raison ; je vous
l'accorde. dit Lêgba pour répondre à
la supplique du Sénégalais. Fa intervint aussitôt pour préciser et pour étendre
la notion de démocratie, telle que les deux Esprits semblaient l'envisager. Fa dit, en effet :
« Oui ; c'est vrai ; mais,
cela ne l'est que si nous nous en tenons à la vision que la plupart des hommes
et des femmes de tous les pays possèdent sur la manière de conduire les
affaires de la cité ; vous comprenez ce que nous voulons dire ? »
— Oui ! répondirent les deux
hommes avec ensemble. Le mécanicien ne voyait pas quelle autre signification la
notion de démocratie pourrait revêtir ; il marqua son étonnement en disant :
« Il n'y en a qu'une de
démocratie ; quel autre sens voulez - vous qu'on donne à la chose ? »
Son ami Sénégalais était moins
sûr de lui ; il sentait que le dieu n'avait pas tout dit de sa vision ; il
demanda alors que ses nouveaux amis dévoilent le fond de leurs réflexions. Plus
encore que la différence de conception que Fa
ou Lêgba pouvait avoir de la
démocratie, par rapport à celle qui est généralement admise, le Sénégalais
sentait que la vision des deux divinités allait bien au-delà du continent, et
bien au - delà aussi de la simple gestion des affaires de la cité. C'est avec
hésitation qu'il demanda :
« Vous semblez dire que nous
sommes loin du compte ; je me trompe ? »
Il paraissait inquiet. Jo en l'écoutant se demandait pourquoi
; Est-ce la réponse à venir qui lui faisait peur ? Il gardait le silence, lui ;
il attendait que Lêgba ou bien Fa, veuille répondre. La réponse était
venue de Lêgba. Le dieu commença par
rassurer Jo, au grand étonnement de
celui-ci ; car, il n'avait rien laissé paraître de son inquiétude après les
propos de son ami. Lêgba commençait
ainsi :
« Rassure-toi Jo ; notre ami se pose des questions ;
en réalité, il ne nous a pas attendu, toi et moi pour le faire ; mais ses
interrogations ne portent pas sur la meilleure manière de conduire le monde ;
elles portent seulement sur celle de structurer ses pas... »
— Comment le savez-vous ? grogna
le Sénégalais ; il était ahuri de se voir mis à nu avec autant d'assurance.
— Oh ! Ne vous en faites pas ;
les dieux ne sont-ils pas dans l'homme ?
Sow se contenta d'émettre un « Hum ! » dubitatif ; puis
il ajouta en accélérant le pas :
« C'est ça ! »
Il était sur ses gardes ; il
était farouche et solitaire. Le dieu ne réagit pas ; il reprit tranquillement
le développement de sa pensée ; il dit:
« Nous disions que la
démocratie, ce n'est pas seulement écouter les aspirations populaires et y répondre, il faut également prêter son
attention à bien d'autres interrogations. Prenons, par exemple, le cas que vous
connaissez bien, celui du Sénégal ; les dirigeants ont-ils le moyen d'écouter
le peuple ? Je veux dire s'ils ont la liberté de le faire. Ensuite, il faut
chercher à savoir s'ils ont les moyens et les possibilités de les satisfaire ;
car, quand on parle de liberté d'un homme, c'est nécessairement par rapport à
d'autres hommes ; et dans le cas d'un peuple, les relations avec d'autres peuples
jouent un rôle déterminant. Ce sont là, des facteurs dont - il faut tenir
compte dans l'appréciation des actions de dirigeants politiques. Ceci ne
diminue pas leur responsabilité ; mais il est important de ne pas perdre tous
ces facteurs de vue. C'est cette nécessité que Fa soulignait, il y a un
instant. »
— Ca va loin ça ! » Remarqua
Jo. Le mécanicien semblait affolé.
— Nous en reparlerons, Jo. Répondit Lêgba ; puis il fit une proposition ; il dit :
— Pour l'instant, allons voir les
Anciens.
— Les Anciens ? Interrogea Sow qui ne voyait pas de quoi Lêgba voulait parler. Fa donna les précisions que demandait
le Sénégalais ; mais il le fit sous la forme d'une leçon :
« Oui ; Gorée n'est pas loin
n'est-ce-pas ? C'est un lieu de mémoire ! Une mémoire déjà ancienne qu'il faut
entretenir, sans cesser de penser aux événements du présent ; nous les verrons,
ceux - là plus tard. »
— Ah oui ! Je vois. Dit Sow, avant de s'offrir aussitôt pour
servir de guide à ses amis.
— Allons-y. ajouta-t-il tout en
prenant les devants.