Jo reposa son verre, puis il repoussa le cendrier ; il se
cala confortablement ensuite dans le fauteuil en osier ; l'un de ceux que le
cafetier laissait � la disposition de sa client�le. Le m�canicien dut jouer du
buste pour s'ouvrir un angle de vision convenable pour voir, � travers la
rang�e de badauds, le d�fil� des manifestants. L'apr�s-midi ne faisait que
commencer ; dans ce caf� de la rue Sainte-Catherine, Jo gouttait ses derni�res
heures de vacances ; le lendemain, il serait � Saintes. La cl�mence du temps
lui faisait oublier l'appr�hension qu'il avait de retrouver le monde du travail
; un monde qui diff�rait de celui qui avait �t� le sien pendant les dix
derni�res ann�es. La chauss�e devant lui �tait occup�e par un flot continu de
jambes, de t�tes et de slogans de tous ordres. Malgr� la vigueur des
protestations des manifestants, Jo ne pouvait s'emp�cher de ressentir de la
nonchalance qui �manait de la foule ; il sourit. Il prit une cigarette sans
vraiment pr�ter attention � la bo�te d'o� il la tirait ; le regard ne quittait
pas pendant ce temps les hommes, les femmes et les slogans qui d�filaient
devant lui. ��Nonchalance�� dit-il � voix basse ; puis il se d�cida �
claquer une allumette ; il prit la bo�te ; il s'accorda une fraction de seconde
pour en admirer l'illustration : une danseuse � peine v�tue ; il leva lentement
la main qui tenait l'allumette au bout des doigts ; on aurait dit qu'il
regrettait de devoir commencer � fumer.
La foule �tait loin de son esprit � cet instant-l�. Au
moment o� il allait rabattre la main et l'allumette sur la bo�te avec la hargne
du fumeur agac� par son impuissance, il se figea ; quelqu'un venait de
l'interpeller ; il s'entendit dire en effet :
— C'est vrai, Jo, que toutes ces personnes nous aiment tant
?
C'�tait L�gba ; Jo avait reconnu sa voix ; il s'accorda un
instant de mutisme avant de tourner lentement la t�te du c�t� d'o� provenait le
propos en m�me temps qu'il frottait enfin l'allumette. Les dieux �taient l�, �
deux pas ; l'Esprit des carrefours observait Jo ; ou plut�t, il regardait
l'allumette que tenait encore le m�canicien ; elle se consumait lentement en
faisant entendre un petit bruit de r�sine qui protestait contre l'enfer. Fa,
lui, s'occupait du d�fil� des manifestants. Un observateur aurait eu l'impression
qu'il n'avait rien � voir avec ses deux voisins ; il semblait si indiff�rent �
leur pr�sence. Jo finit par jeter ce qui restait de la b�chette apr�s avoir
allum� sa cigarette. A pr�sent, il en tirait une bouff�e et semblait appr�cier
le plaisir. L�gba l'observait ; en silence ; il vit le m�canicien expulser avec
brusquerie la fum�e d'o� son organisme extrayait son poison. Il leva la t�te
vers le dieu qui �tait rest� debout depuis son arriv�e ; il baissa ensuite le
regard sur le m�got qu'il ne se d�cidait pas � jeter. Il dit, r�pondant enfin �
l'interpellation de L�gba : ��S'ils vous aiment ? Vous les dieux ? Je ne
sais pas.�� Il leva les yeux sur la foule des marcheurs ; il pr�ta
attention un moment aux slogans que chacun scandait avec application ; il se
dit que finalement, ��nonchalance�� �tait le terme qui convenait ;
c'est l'impression qui s'imposait � lui ; mais, il savait que ce n'�tait vrai
que dans son esprit. Il d�laissa la foule pour porter son attention � nouveau
sur ses amis. Fa s'occupait toujours du d�fil� ; L�gba semblait passionn� par
l'activit� du fumeur. En dehors de l'interpellation par laquelle les dieux
annon�aient leur arriv�e, les deux divinit�s n'avaient rien dit d'autre ; elles
n'avaient pas boug� non plus. Jo finit par �craser nerveusement ce qui lui
restait de m�got ; il reprit la r�flexion sur les propos du dieu ; il dit :
— Tu sais, je ne crois pas que ces hommes et ces femmes
pensent � vous les dieux�; ce ne peut-�tre l�, leur pr�occupation ; ...
— Tu penses que ceux pour qui ils d�filent les pr�occupent ?
— Non plus, sans doute ; mais, ils ont la conviction de bien
faire et ils font bien. Ces hommes et ces femmes font bien en souhaitant qu'il
y ait un peu plus de compr�hension et de tol�rance au sein de la communaut�, la
leur, la n�tre, en attendant que cette compr�hension et cette tol�rance
s'installent au sein de la communaut� des hommes. Il faut du courage pour
d�fendre certaines id�es ; tu me l'as dit, toi-m�me, il n'y a pas si longtemps.
Je ne peux pas te dire s'ils aiment les Arabes, les Juifs, les Noirs et autres
errants ; mais je suis certain qu'ils se soucient de la notion de l'homme. Pour
moi, cela est suffisant pour se dresser contre le racisme ; je ne dis l�, que
quelque chose de bien banal, tu le sais bien.
—�Banal, peut-�tre ; mais, essentiel, �a l'est sans
aucun doute. Cependant, il est n�cessaire d'aller plus loin ; Je veux dire
qu'il est urgent d'aborder le probl�me autrement.
— C'est-�-dire ? demanda le m�canicien ; il n'�tait pas
surpris, qu'une fois encore, son ami d�place un sujet pour lui donner une
dimension qui d'abord lui �chappait ; pas plus qu'il ne s'�tonnait que ce soit
le dieu des pr�visions qui apporte l'�clairage. En effet, Fa finit par se
d�tourner du d�fil� qui jusque-l� retenait son attention pour s'int�grer dans
la r�flexion qui commen�ait entre L�gba et le m�canicien. Comme � son habitude,
le dieu n'offrait que les pr�mices du propos, laissant � L�gba le soin de
l'expliciter. Fa dit en r�ponse � la question de Jo :
— C'est-�-dire qu'il faut se dresser contre le mal, et se
dresser �galement pour le bien. Nous l'avons dit une fois d�j� ; il n'est pas
inutile de le redire ".
Fa se tut ; aussit�t, L�gba prit la suite ; il dit :
— Oui, Jo ; aussi importants et n�cessaires que soient les
sentiments de rejet de ceux qui s'alarment comme en ce moment, et aussi
importantes que puissent �tre les actions de ceux qui, par ailleurs, en
silence, avec passion œuvrent pour que survienne la concorde entre les
individus, je dis qu'il est n�cessaire d'ajouter une autre dimension � ce
combat.
—�Quelle autre dimension ? Que veux-tu dire ? Quel est
le fond de ta pens�e ? Faut-il s'interroger avant de se dresser contre
l'inacceptable ?
—�Il faut comprendre qu'un combat ne donne, ne peut
donner le r�sultat escompt� que si on le m�ne contre un mal, contre un danger
parfaitement d�fini. Comme diraient les strat�ges militaires, il faut une bonne
information pr�alable...
—�Ben quoi ? Le racisme, l'esclavage et toutes les
calamit�s de la m�me engeance, c'est connu ; c'est bien connu ; que veux-tu
d'autre ? Que voudrais-tu d�finir d'autre que cette ineptie dans laquelle nous
�voluons comme un poisson dans l'eau en feignant de croire que cette eau-l� est
n�cessaire � notre survie ? N'est-il pas assez clair que certains entretiennent
cette eau pour �viter qu'elle ne perde son trouble ; afin que son opacit� et sa
nature d�l�t�re ne disparaissent...
—�Non, Jo ; l'homme ne conna�t pas cette eau si bien
que cela ; l'homme per�oit sa pr�sence ; l'homme de bonne volont� pressent sa
nature ; c'est tout. Quand bien m�me cela serait, quand bien m�me, il la
conna�trait, cette connaissance est incompl�te, elle est confuse et le plus
souvent, sa nature d�l�t�re comme tu dis est volontairement sous-estim�e. Voil�
pourquoi il n'est pas inutile pour l'homme qu'il sache exactement de quoi il
doit se d�barrasser ; il faut d�terminer avec pr�cision la nature et la
consistance de cette eau-l� pour esp�rer s'en d�barrasser et se diriger vers
l'eau v�ritable, celle qui vit et fait vivre ; celle qui est s�r�nit� et
harmonie ; celle qui, enfin ouvre la route vers l'homme � l'individu et � la
soci�t�. Cette n�cessit� - conna�tre cette eau - est la premi�re �tape que
doivent franchir ceux qui sont d�cid�s � mener la lutte contre le racisme ;
sinon, il est probable que le r�sultat restera insignifiant pendant longtemps
encore. Je crains, Jo, que nous n'en soyons pas l� ; ...
—�Que veux-tu dire par l� ?
—�Qu'il faut p�n�trer les racines du mal ; qu'il en
faut saisir les caract�ristiques ; qu'il faut enfin, en pr�ciser les fonctions.
Je veux dire qu'il faut avoir conscience des usages que les hommes en ont fait
et continuent d'en faire volontairement ou non, y compris par ceux qui
s'engagent avec sinc�rit� dans la lutte pour son �radication. Rien de tout ceci
n'est simple, Jo ; l'homme a souvent le sentiment qu'un certain nombre
d'attitudes vont de soi ; je peux te dire qu'il n'en est rien ; tes jambes, tes
bras et ta t�te vont de soi ; oui, seul l'homme va de soi ; le reste, tout le
reste proc�de de la pens�e ; tout le reste proc�de de la marche de l'�tre...
��Vers quoi ?�� demanda le m�canicien.
La r�ponse vint, sibylline :
—�Qui te le dira ; r�pondit Fa ; c'�tait inattendu. Le
dieu s'�tait tenu � l'�cart jusque-l� ; il offrait abruptement ces quatre mots
comme sa contribution � la r�flexion, puis il retourna � son silence ; il
fallait comprendre. L�gba assura le quotidien ; il assura la visibilit� ; il
dit :
—�L� est le probl�me ; vers quoi ? Pour le d�couvrir,
l'homme dispose, sans doute, de quelques si�cles, quelques mill�naires
peut-�tre ou seulement des d�cennies ? Le temps nous l'apprendra. En attendant,
il faut scruter de pr�s le v�cu et les soubassements du v�cu pour en tirer tous
les enseignements. Ce sont ces derniers qui peuvent fonder les luttes et donner
un sens � l'action. Ce sont ces enseignements qui, absorb�s � la lumi�re des
esp�rances peuvent donner une direction � la pens�e...
—�Mais pas uniquement cela. Intervint Fa qui
abandonnait une fois encore le silence dans lequel il se cantonnait ; L�gba ne
pr�ta aucune attention � l'intervention du dieu Fa qui est une des deux faces
du principe de l'ascension. L�gba poursuivait sur sa lanc�e pour introduire le
m�canicien au cœur de sa d�marche. Il dit :
—�Qu'a-t-on dit � Valladolid par exemple ? Qu'a-t-on
fait � Valladolid ? L�, on avait pr�tendu qu'on pouvait d�truire l'homme pour
faire l'homme ; est-ce acceptable ? On a utilis� le pouvoir du mot, le pouvoir
du verbe ; et on l'a fait, pensait-on, sous la banni�re de la divinit�. Mais,
tu dois comprendre que Valladolid n'�tait que le prolongement d'une d�marche
d�j� ancienne, une d�marche qui n'�pargne rien, pas m�me les dieux ; ce qui est
inacceptable, c'est qu'au nom de la divinit�, on a enracin� une pratique qui se
fondait sur des �l�ments mythiques mal assimil�s ; des �l�ments dont je ne suis
pas certain qu'on avait mesur� le sens et la port�e v�ritable...
—�Sem, Cham et Jaff� ? Demanda le m�canicien.
Oui, c'est cela ; or, Sem, Cham et Jaff� sont d'abord des
symboles ; ce sont des voies ; ce sont des ouvertures possibles qui sont � la
disposition de l'individu et des soci�t�s. Chez nous, et l�, tu vas peut-�tre
saisir le sens de mes propos, chez nous, l'Anc�tre mythique Aya avait trois
fils qui devaient se r�partir l'h�ritage, l'Harmonie, la Fureur et la S�r�nit�
; ces trois concepts ne sont pas autonomes ; les uns s'�panchent constamment
sur les autres ; et ce n'est pas un hasard si la Fureur se trouve entre
l'Harmonie et la S�r�nit�. Ce n'est l�, qu'une parenth�se qu'il faudra rouvrir
peut-�tre le moment venu ; et ce serait un autre d�bat.
Pour notre propos, Valladolid n'a rien institu� de nouveau ;
on n'y a pas innov� ; non, on a transform� quelque chose qui ��allait de soi�� en un principe qui
semblait relever des engendrements ; un principe qui tenait d'un quasi-dogme ;
c'est en ce sens qu'il est important de le d�cortiquer. La gravit� de ces
heures provenait aussi du fait que les Inquisiteurs comme les d�fenseurs se
sont trouv�s unis sur ce point ; c'est-� dire, d�truire l'homme pour faire
l'homme. On ne peut pas pr�tendre corriger un mal en instituant un autre. Cette
attitude �te tout cr�dit � ce combat-l� ; et cela est regrettable. Voici le
probl�me sous un autre angle : Tu connais sans doute, l'histoire du patriarche
No� ?
—�Oui, je la connais bien sur�! je suis chr�tien,
alors ?
—�Eh bien, que fit No� en sortant de l'Arche et voyant
que tout avait �t� d�truit sur terre, selon la l�gende ?
—�Je ne sais pas.
—�Il s'en �tait pris, dit-on, au Tout Puissant, lui
reprochant de n'avoir pas eu piti� de sa cr�ation. Dieu lui r�pondit que lui,
No�, n'avait pas pris la d�fense de l'humanit� condamn�e. Et de fait, No�
n'avait pas suppli� Dieu d'�pargner les hommes, comme le feront plus tard
Abraham, Mo�se, J�sus et quelques autres… No� �tait trop heureux de s'en sortir
; il �tait un juste et cela lui a valu d'�tre �pargn�, mais il ne s'�tait pas
appuy� sur son m�rite pour solliciter la cl�mence� pour les autres. Il �tait trop heureux d'�tre sauv� lui et les
siens ; c'�tait une insuffisance. Tu dois comprendre qu'il ne s'agit pas
seulement d'�tre sauv�, soi-m�me ou bien ce � quoi l'on tient beaucoup.
Voyons ce probl�me sous un autre angle. Tu connais peut-�tre
l'histoire du sage Hindou qui vit arriver � lui un moineau qui lui demandait
asile dans son refuge ?
—�Non, je ne la connais pas ; et ce n'est pas la seule
chose que j'ignore.
—�Eh bien le petit oiseau �tait poursuivi par un aigle
� la recherche de sa pitance. L'ermite accepta, bien entendu d'assurer la
protection du moineau. Le sage vit bient�t arriver l'aigle qui r�clamait son d�
; le moineau �tait sa nourriture ; Dieu a fait le monde ainsi, et le sage ne
pouvait changer cela en soustrayant son repas � l'aigle. L'homme comprit la
r�clamation du rapace ; il prit une balance et posa le moineau sur l'un des
plateaux. Il d�posa sur l'autre plateau un morceau de chair qu'il pr�leva de sa
propre cuisse ; la balance ne s'�quilibra pas, le moineau �tait le plus lourd.
L'ermite ajouta d'autres morceaux de sa chair ; le r�sulta fut le m�me, la
balance ne s'�quilibrait toujours pas, et cela quelle que soit la quantit� de
chair qu'il rajoutait. Brusquement, la lumi�re se fit dans l'esprit du sage ;
il monta lui-m�me sur l'autre plateau de la balance qui s'�quilibra aussit�t...
—�Une vie en vaut une autre�! dit Jo.
—�C'est cela, Jo ; et c'est cela qu'on n'avait pas
compris � Valladolid ; c'�tait une souillure d'autant qu'il y avait l'argile et
la pens�e.
S'il faut bien conna�tre les eaux insipides pour s'en
d�barrasser, il est �galement important de bien conna�tre l'homme ; c'est-�-dire,
qu'il faut que nous allions plus loin dans sa connaissance, que ce qui semble
aller de soi afin de savoir pr�cis�ment pourquoi nous luttons. Et l�, les
d�finitions ne manquent pas. Ainsi, sais-tu comment Sumer explique et justifie
la cr�ation de l'homme ?
— Non.