Avant propos
Au XVIIe siècle,
le village de Hêvê au Benin eut à livrer une bataille dont il sortit victorieux
sans avoir tiré un seul coup de fusil ni donner le moindre coup de machette. A
l’issu de la confrontation, les deux généraux en chef de l’armée adverse furent
faits prisonniers ; les chefs de la communauté de Hêvê décidèrent de les
transformer en divinité Lêgba qui sont encore visibles aujourd’hui. Voici les
fondements culturels de cette aventure. (Vous pouvez lire le récit de ce combat
à l’adresse :
http://www.ecritdire.com/conquerants.php3
et
http://www.ecritdire.com/conquerants2.php3
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)
Les us et coutumes
Au centre de la pensée de
ceux qui venaient de Tado, c’est-à-dire des peuples issus des migrations successives
depuis le XIIe siècle, il y a l’homme, tout l’homme ; Aussi, on
ne peut s’étonner que cette culture ait su élaborer des balises suffisamment
précises pour que même loin du berceau, géographiquement ou temporellement,
ceux qui en furent nourris ne cessent jamais de les considérer comme des
piliers dont il ne faut s’écarter à aucun prix. Au nombre de ces piliers, il y
a la définition d’un corpus minimum de règles dont le propos est le respect
absolu de la vie, non que le caractère sacré de celle-ci porte à tout accepter,
mais parce qu’il faut offrir à l’individu un minimum de conditions que nul ne
peut lui discuter. Ceci avait et a encore de nos jours pour fonction d’assurer
l’harmonie au sein de chaque groupe social et entre ces groupes. Nous avons vu
un exemple de ce minimum dans le fait que le droit de se déplacer ne peut être
ni contingenté ni entravé quelle que soit la raison, émotionnelle ou sociale…
Un deuxième exemple de
balises se rattache à l’eau, à sa possession, son usage. Nous croyons que l’eau
fait partie des minima indispensables à la vie de tout homme. Il était donc
interdit, depuis des temps immémoriaux d’en vendre, tout simplement ! …Nul
n’avait le droit de vendre l’eau qui restait ainsi à la disposition de tous.
Toutefois, l’ouverture sur le monde fait qu’aujourd’hui, cette prescription ne
peut plus être respectée. On considérait que l’eau est un minimum que chaque
Être doit pouvoir consommer en toute confiance, quelle que soit la qualité de
la personne et quelles que soient les circonstances ; il s’ensuit que
l’eau « comme bien de consommation » ne doit pas être empoisonnée.
C’est un crime de le faire, y compris pour se débarrasser de son pire ennemi.
Et jusqu’à ce jour, cet interdit est resté un absolu ! Voilà pourquoi, que
ce soit au Togo ou au Bénin, les parents enseignent à leurs enfants que, même
chez leur pire ennemi, ils peuvent boire l’eau qu’on leur offre, sans crainte
et en toute sérénité. « Si on empoisonne l’eau, que va boire le
pauvre ? » répète-t-on pour souligner que l’infortune ne peut exclure
qui que ce soit de l’existence. Car les hommes de cette culture restent
inébranlables dans la conviction qu’empoisonner l’eau est le pire crime que
l’homme puisse commettre contre l’homme.
Aujourd’hui encore, quelle
que soit votre ignominie, vous pouvez boire sans crainte l’eau fraîche qu’on
vous offrira sur cette côte de l’Afrique.
L’homme est au centre de
cette culture, avons-nous dit, pourtant, il est tué, assassiné, malmené, volé…
comme partout ailleurs. Mais alors, de quel homme parlons-nous ? De celui qu’on
espère voir prendre possession enfin de la terre ; son avènement ne fait aucun
doute dans l’esprit des hommes et des femmes qui se réclament de cette culture,
d’où la sérénité indéfectible qui les habite ; une sérénité et une
conviction qui reposent sur ce que leur culture prétend qu’est l’homme.
Les peuples qui viennent de
Tado croient que le moteur de l’action de l’homme qu’ils attendent est son âme.
Si nul ne sait ce que recouvre réellement ce concept quand il s’agit d’être
précis - comme du reste, ailleurs dans le monde- les anciens s’accordaient pour
penser, et c’est ce qu’ils enseignaient, que l’homme, tout homme a quatre Âmes.
La première, la plus
importante, apparaît au moment de la naissance (ou avant la naissance, au
moment de la gestation selon certains).
La deuxième serait également
inhérente à tout Etre et traduirait sa puissance. Ce serait comme un don inné
qui peut, en partie, évoluer en fonction des mérites ou des faiblesses de
l’individu, un pouvoir qui serait donc fonction de son action.
La troisième Âme relèverait
de l’individu et (ou) de la société au sein de laquelle l’être évolue - au
premier rang de celle-ci sa famille, ou mieux, son clan -. Nous pouvons dire
que c’est cette âme qui est le réceptacle de ce que l’homme reçoit de la
société ; elle est donc en partie le fruit de la pédagogie, le résultat de
l’éducation à laquelle l’individu est soumis, et comme tel, l’homme, par cette
Âme est aussi le fruit de la société. C’est l’Âme de la formation et celle-ci
n’est vraiment efficace que si la seconde est bien préparée.
La quatrième Âme est l’ombre
que chacun d’entre nous porte et projette visiblement à l’extérieur, pour peu
que le temps le permette.
Les deux premières sont, en
un certain sens, ce qui fait l’Homme spirituel, c’est-à-dire l’axe Nord-Sud[1]
alors que les deux dernières seraient en relation avec le monde matériel,
c’est-à-dire l’axe Est-Ouest, une matérialité qui atteint son point culminant
au niveau de la quatrième Âme. Cette dernière est la seule, selon la croyance,
qui accompagne l’homme jusque dans la tombe…
Je crois savoir que dans le
judaïsme, on dénombre trois âmes pour l’homme ; la troisième correspond à
la quatrième des peuples du Bénin, c’est-à-dire, l’ombre. Certains prétendent
dans le judaïsme que, quand un homme ne voit plus son ombre le long d’un mur,
c’est que sa mort est imminente ; en somme, l’homme cesserait d’être ombre
avant de disparaître… Je veux bien ; mais, si vous voulez mon avis,
attendez de jouir d’une journée radieuse et bien ensoleillée pour vérifier et
vous désespérer éventuellement !
Quatre âmes donc pour les
gens du Golfe du Bénin, ceux qui viennent de Tado. Revenons sur les deux
premières, l’aspect spirituel de l’individu. On considère que la première est
incorruptible, elle ne peut être objet de péché, ni induire l’homme en erreur,
c’est l’Ame que nul ne peut souiller définitivement. C’est cette pensée
d’impossibilité d’une souillure indélébile qui est à la base du concept de la
justice immanente, en cela que l’homme ne peut mourir avec cette Ame en état de
péché. « Si tu fais le bien, tu en bénéficies ici, si tu fais le mal, tu
le paieras ici », tel est le leitmotiv de toute éducation.
« Ici » s’entend « de ton vivant ». Cette première Ame est
celle qui « s’en va » la première, dès le décès de l’individu. Son
rôle serait de constamment orienter l’homme, la pensée et son action vers le
droit chemin. Une Ame qui retournerait immanquablement à l’Ame Universelle. On
comprend donc que, par essence, elle ne puisse être souillée; car, dans le cas
contraire, depuis le temps où les hommes s’acharnent à mal se conduire, l’Ame
Universelle serait devenue une vraie pourriture depuis bien longtemps.
La deuxième Ame serait la
somme d’un don auquel s’ajoutent les acquis faits par l’individu. Nous sommes
encore dans le domaine spirituel ; il s’agit de l’ Ame qui recèle la
puissance spirituelle de l’homme ; chaque individu a une puissance en
évolution permanente en fonction de la conduite de l’homme. Et comme toute
puissance, elle est impérissable ; mais, contrairement à la première Ame,
celle-ci ne rejoint pas l’Ame Universelle automatiquement à la mort de
l’être ; elle erre, dit-on, sans davantage de précisions. Elle erre
jusqu’à se débarrasser de toute souillure.
Ensuite… en tant que
puissance, cette âme peut être captée, selon un rite précis, pour en faire
l’usage de son choix, bon ou mauvais, pour la mettre à son service. Or cette
captation ne peut se faire que du vivant de son titulaire, au moment où l’Ame
est bien localisée, géographiquement, pourrait-on dire ! Ensuite, on ne
peut en faire usage que si elle est incérée dans un support. En général, on
choisit de la transmuter en Legba, dieu de la réflexion, dieu de l’axe
matériel.
Voilà donc les bases sur
lesquelles il faut s’appuyer pour comprendre le sort qui fut réservé à Kpossou
et Gaou, les deux généraux de l ‘armée d’Abomey.
Nos deux prisonniers
refusèrent donc de s’alimenter, et personne n’osa les contraindre ; ils
acceptèrent l’eau qu’on leur proposait. Autour d’eux, il y avait peu de
mouvement ; trois gars, solides, jovials et heureux d’être vivants,
étaient commis à leur garde. Cette surveillance se résumait à faire acte de
présence, les deux généraux n’ayant été à aucun moment libérés des cordes qui
maintenaient leurs mains attachées dans le dos et entravaient leurs pieds. Du
reste, les prisonniers étaient calmes, sereins ; ils se doutaient
certainement du sort qui leur était réservé, mais le calme et la sérénité dont
ils faisaient preuve impressionnaient l’entourage. Par moment, certains dans la
population qui pouvaient les approcher, surtout les femmes, se demandaient si
les deux hommes ne leur réservaient pas quelque surprise. Une impavidité qui
était rehaussée par le souci des anciens de veiller à ce qu’ils jouissent, tout
prisonniers qu’ils étaient, du respect dû à leur rang.
En fait, bien plus que leur
fonction et donc leur rang, c’est la qualité humaine que les croyances leur
supposaient qui justifiait les égards qui étaient manifestés à Kpossou et Gaou.
On considérait en effet qu’ils n’avaient pu atteindre leur niveau de
responsabilité que parce qu’ils étaient nantis d’une puissance, spirituelle et
ésotérique, s’entend. C’est pourquoi, le respect de cette puissance, dès lors
qu’elle relevait du spirituel, s’imposait quelles que soient les circonstances.
C’est précisément cette puissance supposée qui allait sceller leur destin et
qui justifiait le sort que les anciens de Hêvê réservaient aux deux hommes.
L’Histoire ne dit pas quand
et par qui fut prise la décision d’ériger les deux hommes en divinité et plus
précisément en divinité Legba. Ce fut probablement à l’instigation des
féticheurs après consultation du dieu Fa.
Dans la mythologie Yorouba,
Fa et Legba sont des dieux du quotidien[2],
des dieux sans lesquels rien ne peut se concevoir ni se faire. Legba est le
premier dieu, le plus important ; il régit le quotidien et balise l’action
de l’homme. Dieu des nœuds, dieu des croisements, c’est lui qui préside aux
actes de la vie, faisant le temps et le contre-temps. Mais c’est à Fa que
revient le soin d’éclairer les parcours.
Deux divinités inséparables.
L’une, Legba régit le monde matériel et ses avatars ; c’est l’axe
Est-Ouest dont les couleurs sont le bleu et le blanc, tandis que l’autre, Fa,
régit le monde de l’intériorisation, c’est l’axe Nord-Sud, rouge et noir, celui
de l’intuition, celui de l’introspection ; Fa régit le monde spirituel. On
comprend que ces deux divinités soient inséparables ; on comprend
également que ce soit Legba qui ait la primauté, non pas parce qu’il serait
plus puissant que Fa, mais parce que le monde matériel qu’il régit est
immédiatement accessible. C’est donc un point initial d’où l’homme peut
s’élancer vers le spirituel s’il en est capable. Le monde matériel est le point
de départ d’où la réflexion partira pour se porter vers le monde de
l’intuition ; celui-ci ne peut se concevoir sans le support qu’est le
premier.
A Hêvê, on décida donc de
transformer Kpossou et Gaou en dieux Legba, c’est-à-dire, qu’on se proposa
d’ériger à partir de leurs corps une représentation de la divinité ; mais
bien entendu, le corps ne devait être que le support matériel ; en
réalité, c’était l’âme - la seconde des quatre- que les acteurs de Hêvê
s’efforceraient de mettre au service de la communauté. La conviction se
traduisait ainsi dans les faits. En effet, on considérait que ces hommes
n’avaient pu accéder à la place qu’ils occupaient dans la société que grâce à
leur âme, celle qui relève de la puissance intrinsèque de l’individu, à
laquelle s’était adjointe leur action spirituelle, car ils étaient parvenus à
accroître leur don naturel avec effort pour parvenir à un mieux spirituel.
Le raisonnement était
analogique, mais l’opération, comme tout acte de la vie, était conduite sous la
direction constante de Fa.
Kpossou était le général en
chef ; pourtant, il devait être divinisé en second, car, en consultant Fa,
les hommes de Hêvê se seraient aperçu que Gaou - le général en second - était
en réalité plus « puissant » que son chef. Sur le plan spirituel, le
seul qui compte, Gaou était supérieur à Kpossou. On décida donc d’inverser la
hiérarchie.
On se saisit de Gaou, trois
solides gaillards étant commis à cet effet. On commença à enfourner de l’argile
dans la bouche du prisonnier qui opposait une violente résistance. Le jour
commençait à poindre mais le soleil ne se montrait pas encore. Le prisonnier
rendu muet fut conduit à l’emplacement où les bokonons avaient décidé, en
consultant Fa, d’ériger les effigies. Empêcher le prisonnier de prononcer la
moindre parole relève des croyances locales, selon lesquelles toute parole est
puissance, tout propos est pouvoir. On considère en effet que les propos de
l’homme sur le point de quitter ce monde sont chargés d’un pouvoir qui traduit
la puissance de sa seconde Ame. On reste convaincu qu’une malédiction prononcée
dans ces conditions ne peut manquer d’efficacité. A Hêvê, on pensait que les
prisonniers ne manqueraient pas de jeter l’anathème sur la localité et sa
population au moment précis où ils passeraient de vie à trépas s’ils avaient la
possibilité de le faire. On prit donc les précautions nécessaires.
On creusa une fosse à l’emplacement choisi au bord
du fleuve, suffisamment grand pour recevoir le corps d’un homme. On déshabilla
Gaou qui, on le comprend, se débattait de toutes ses forces ; il
n’ignorait plus le sort qu’on lui réservait ; le renfort de plusieurs
autres gaillards fut nécessaire pour, à la fois, s’assurer d’une certaine
immobilité de l’homme et pour le soulever de terre ; on toucha le fond de
la fosse avec les fesses du général nu, les yeux exorbités de terreur. On le
souleva ensuite en l’air. L’opération fut réitérée trois fois avant de
l’asseoir définitivement dans la fosse. Les officiants commencèrent aussitôt à
le recouvrir de terre, d’une terre glaise argileuse…
Le « mode
opératoire » qui fut appliqué avait suscité de nombreuses discussions dans
les heures qui avaient précédé la cérémonie. Transformer un homme en Legba
avait pour but de mettre, selon les croyances en vigueur, son âme au service de
la localité. Certains parmi les anciens de Hêvê et parmi les féticheurs,
avaient suggéré de vider les prisonniers de leur sang juste avant de les
recouvrir de terre ; il s’en était suivi un débat d’où il était ressorti
qu’on ne devait pas le faire, car le sang est le symbole de la vie et celle-ci
garantit l’efficacité de l’âme qu’on cherche à capter.
Le fait de faire toucher le
sol trois fois par le postérieur du prisonnier répondait à un autre impératif
de l’ordre des croyances. En effet, l’opération d’érection équivalait
symboliquement à priver la Mort d’un élément qui lui revenait, puisque l’homme
transformé en Legba n’était pas considéré comme mort ; il s’ensuivait un
déséquilibre qu’il fallait éliminer pour éviter, croyait-on que la Mort ne se
mette en courroux contre le groupe social. On devait donc procéder comme si on
avait livré le corps à la mort en effectuant le geste symbolique
d’ensevelissement. Notons que ce symbolisme se retrouve dans d’autres systèmes
de pensée (Cette terre est une, n’est-ce pas ?).
Dans le judaïsme, en
particulier, quand on trouvait le cadavre d’un homme assassiné sur le chemin,
il était prescrit aux habitants de la localité la plus proche de se saisir d’un
bouc sur lequel ils « proclamaient » leur innocence du crime avant de
l’envoyer à la mort. Ici aussi, on pensait que le crime commis sur cet homme
privait la Mort de quelque chose qui devait lui revenir de droit. Il fallait
une « réparation » afin d’éviter un déséquilibre dont les
conséquences rejailliraient sur la population. Tout ceci est de l’ordre de la
mythologie, mais on peut se poser la question de savoir quelle est la fonction
pédagogique de ces rites.
Gaou disparut
progressivement au fur et à mesure que l’on comblait le trou qui avait reçu son
corps. On poursuivit l’accumulation d’argile. A la masse ainsi obtenue, on
imprima une forme vaguement humaine ; on y inséra des coquillages pour
figurer les yeux et la bouche. Toute la séance se déroula sous la conduite des
féticheurs qui consultèrent à chaque instant le dieu Fa, véritable ordonnateur
du rite.
Ce fut ensuite le tour de
Kpossou. On lui fit traverser le fleuve accompagné des maîtres d’œuvre.
L’érection de son effigie se fit exactement de la même façon que pour Gaou,
mais sur la berge opposée, à l’endroit même où ils avaient tenté de traverser
le fleuve ; Les deux Tô Legba se faisaient face.
Ainsi, vous pourrez voir, si
vous allez à Hève, les Tô Legba de nos généraux, portiers vigilants de la
demeure qu’ils étaient venus conquérir.
Il y eut bien d’autres
guerres dans la région entre le royaume d’Abomey et différentes chefferies du
pays Hula, en particulier, il y eut en 1893 de rudes combats à Cômé qui furent
l’occasion d’affreux massacres. Mais Hêvê, qui n’est qu’à une vingtaine de
kilomètres, ne fut pas inquiétée, ni à ce moment là, ni à aucun autre depuis.
Les généraux veillaient, devaient penser ceux de Hêvê. De fait, ces épisodes
furent les derniers combats que le village dut livrer.
P. G. Aclinou mai 2002