Le
dieu semblait ne pas trouver de r�ponse � cette question
; le m�canicien avait l'impression que L�gba attendait un prolongement �
l'interrogation avant de s'exprimer. S'attendait-il � ce que le m�canicien
exposa un d�but de solution, une indication sur la mani�re dont l'homme se
situait ou simplement un doute quant � sa conviction ? Fa vint � son secours,
il dit :
- Comment la Gr�ce antique avait elle positionn� le fait
esclavagiste ? le consid�rait-elle comme une situation provisoire ? Non,
puisque tu disais toi - m�me que cela allait de soi�; l'individu pouvait
mettre en œuvre ses capacit�s en tant qu'homme � part enti�re pour s'en sortir,
et cela se produisit � plusieurs reprises ; alors, vois-tu , la solution peut
se trouver dans la libert� inh�rente � la nature humaine. Ce point est central
dans le d�veloppement de l'homme, que ce soit celui des individus ou bien que
ce soit celui des soci�t�s. Il est remarquable que le poids fondamental de la
libert� a �t� soulign� de fa�on magistrale aussi bien par la pens�e grecque que
par la synagogue ; certes, d'autres syst�mes de pens�e l'avait fait �galement,
mais c'est dans ces deux cas-l� que nous trouvons l'expression la plus achev�e
de cette affirmation bien que l'une et l'autre avaient choisi des voies
diff�rentes pour conduire les hommes vers l'humanit�...
- Je ne vois pas , dit Jo avec une petite voix mal assur�e,
je ne vois pas quels �l�ments de la pens�e grecque ancienne et du juda�sme
portent sur le m�me th�me, celui de la libert� de l'�tre, pour en souligner la
primaut�. Je pensais , pour la synagogue en particulier que la primaut�
revenait au Dieu...
- Si, tu les connais Jo ! Sans doute, n'avais-tu jamais fait
le rapprochement entre les deux faits. C'�tait L�gba qui reprenait la parole
pour d�velopper la r�flexion de Fa . Le m�canicien n'�tait pas surpris de
l'irruption du dieu des croisements, le dieu des nœuds, dans la conversation �
ce moment-l� ; l'homme attendait donc l'explication que la divinit� allait
proposer pour l'�clairer, mais en m�me temps, il fouillait aussi dans ses
souvenirs pour y rechercher l�gendes, mythes ou points d'histoire... il ne
savait pas trop, qui, l'un d'origine grecque et l'autre h�breux , pr�ciserait
un seul et m�me concept ; un concept unique qui devrait concourir selon ses
amis � la r�solution du probl�me de l'esclavage v�cu comme moteur des actions
de l'homme. Le m�canicien ne trouvait rien ; il dit simplement :
- Je ne sais pas. Puis, apr�s un silence, et comme les dieux
ne sortaient pas de leur mutisme mais semblaient au contraire attendre une
r�action de sa part, il ajouta :
- Non vraiment, je ne vois pas ! Je ne pense pas avoir
entendu des l�gendes... Il marqua un temps d'arr�t, un moment d'h�sitation avant
de conclure abruptement comme s'il lui fallait �vacuer tr�s vite une id�e qui
lui pesait ; il dit :
- De toutes mani�res, vous savez tr�s bien que je ne suis
pas vers� dans l'�tudes des l�gendes et autres mythes ; ceux de mon propre
environnement n'y font pas exception. Avoir entendu raconter des l�gendes et
autres contes est une chose, s'en faire un objet de r�flexion en est une autre
...
- De gr�ce Jo ! intervint L�gba ; je ne pense pas que tu
devrais te mettre en col�re ou bien ressentir de l'agacement par nos propos...
- Excuses-moi ; j'�tais en col�re contre moi-m�me, car, je
vous crois quand vous dites que ces �l�ments font partie de mes bagages
culturels et je m'en veux de n'en avoir pas tir� toute la substance ; c'est
tout. Je dois avouer que ce n'�tait pas ma pr�occupation jusqu'� ce que vous
fassiez votre apparition ; mais...
Le m�canicien se tut ; il ne jugea pas n�cessaire d'en dire
davantage ; il �tait soulag� d'avoir signifi� � ses amis qu'il prenait un peu
plus chaque jour la mesure des outils que sa culture et son �ducation tenaient
� sa disposition. L'homme prenait progressivement conscience qu'il lui fallait
se donner la peine, qu'il aurait d� fournir l'effort de les utiliser et
d'enrichir ainsi son esprit et son entendement ; autant de portes qui s'ouvrent
sur l'universel, c'est-�-dire, sur l'homme en tant que support de la pens�e.
- Tu vois, reprit L�gba, Socrate....
- Ah oui ! Socrate ; il s'�tait suicid�, je crois ?
- Ah non ! non, pas du tout ; pas tout � fait ! Il fut
condamn� � mort mais il devait s'appliquer la sentence lui-m�me en absorbant un
violent poison. Nous avions dit il y a quelque temps d�j� que cette
condamnation se fondait sur le non respect, dans son enseignement, de la
s�paration que fit le Gr�ce entre le monde divin et le monde profane. La Cit�
reprochait � Socrate de donner toute la place au naturel au d�triment du divin,
et que ce faisant, il la d�voyait, et plus pr�cis�ment la jeunesse.
Aujourd'hui, ce n'est pas cet aspect de la question qui nous int�resse ; ce ne
sont pas les raisons qui fondent le verdict que nous consid�rons mais la
r�ponse en acte de Socrate � cette condamnation et l'enseignement que son
attitude comporte pour ses contemporains et pour les si�cles � venir. On peut
dire, et c'est regrettable que ceci ne fut pas soulign� avec insistance , que
c'est le point d'orgue de son enseignement, c'est cet instant qui en constitue
le summum. C'est-�-dire, qu'il choisit la libert�, en tant que concept
permanent, de pr�f�rence � la vie qui elle, est un concept transitoire. C'est
l�, ce que nous entendions te faire comprendre. Nous voulons te faire remarquer
le niveau extr�mement �lev� o� Socrate situait la libert� ; ce philosophe
signifia ainsi la condition essentielle , la condition unique qui seule peut
faire de l'homme un �tre. Socrate pour la voie grecque donc...
- Et pour le juda�sme ? demanda le m�canicien ; il se
donnait le temps de reconsid�rer ce qu'il savait du philosophe Grec.
- Tu vois Jo, l'histoire de Socrate est connue ; on
consid�re avec raison ce grand penseur comme un des piliers de la raison
humaine dans sa d�marche vers davantage de sagesse ; mais, il n'est pas �vident
que la culture occidentale d'abord, puis la pens�e universelle ensuite donnent
toute sa signification � son attitude face � la condamnation � mort dont il fut
l'objet. Plus regrettable encore est le fait qu'aucune liaison n'est faite avec
cet autre moment fondamental que fut le r�cit du sacrifice d'Abraham...
- Ah ! C'est �a le c�t� juif du probl�me ? s'exclama le
m�canicien d�s que L�gba eut prononc� le nom du Patriarche.
- Oui Jo ! l� aussi, tu connaissais l'histoire et sans
doute, lui donnes-tu toute sa signification en tant qu'affirmation d'une foi
in�branlable en Dieu. Ce que tu ne mesures certainement pas, c'est qu'en
sacrifiant de fait Isaac, c'est Abraham lui-m�me qui se sacrifiait ; et ce
sacrifice, le sien, est davantage porteur de signification que celui de son
fils ; car, chaque jour, chaque heure, chaque instant qui lui restait � vivre
renouvelait ce sacrifice, et le Patriarche ne pouvait pas manquer d'en avoir
conscience ; une conscience aigu� faite d'interrogation et de d�termination.
L'issue du mythe ou de la l�gende ou m�me de l'histoire comme tu voudras, ne
change rien � cet aspect du probl�me, car, l'essentiel �tait fait ; l'essentiel
r�sidait dans l'acceptation de l'ordre qui lui fut donn� et dans son d�but
d'ex�cution. L'importance de la le�on r�side �galement dans la longue
interrogation qui a n�cessairement occup� Abraham pendant des jours et des
jours. C'est par cette interrogation, c'est par le d�bat int�rieur cons�cutif �
l'acquiescement ou bien � l'acceptation que Socrate et Abraham se rejoignent
pour signifier le fait capital qui est la libert�, libert� vis � vis du groupe
, et libert� par rapport � la divinit�. Que ces deux piliers rel�vent de
l'historicit� ou rel�vent du mythe ne change rien � la signification du
message. Sans l'acceptation de cette libert� fondamentale de l'individu, tout
effort pour �radiquer le fait esclavagiste sera vain. La libert� ainsi reconnue
et son respect dans toutes les instances de la vie d'un Etre ne suffisent sans
doute pas � elles seules pour atteindre l'objectif d'une soci�t� humaine
harmonieuse ; il ne faut pas sous-estimer en effet, l'importance du facteur de
survie , et le fait que l'homme est jusqu'� nouvel ordre le meilleur article du
font de commerce dont dispose l'homme. C'est � ce niveau que se situe le fait
que toute relation humaine se d�finie en fonction d'un rapport de forces ; une
situation conflictuelle de fait qui a toujours pr�value…
- Certainement, dit Jo, mais je voudrais consid�rer �
nouveau les deux cas que tu viens d'�voquer pour signifier la place primordiale
de la notion de libert� dans les d�marches des hommes vers davantage d'humanit�
; je veux bien croire que le concept de libert� rev�t une telle importance,
cependant je dirais qu'�tre libre, rechercher sa libert� par rapport � l'autre
est une tendance inn�e chez l'homme, il ne m'appara�t pas n�cessaire d'appuyer
cette propension par les faits que tu relates aussi bien au sujet de la
condamnation � mort de Socrate que de l'ob�issance sans limites d'Abraham aux
ordres de son Dieu. Les deux exemples peuvent se comprendre d'une autre fa�on ;
ils peuvent s'interpr�ter par d'autres analyses. Il me semble que les fonctions
de ces r�cits, car c'est bien de fonction qu'il s'agit, sont autres que ce que
tu en dis. Pour Socrate en particulier, ne s'agissait-il pas plus simplement
d'un suicide, un suicide qui serait la cons�quence d'un d�senchantement,
suicide cons�cutif � une profonde d�ception ? On peut penser en effet que,
s'apercevant de la totale incompr�hension des siens, le philosophe conclut que
la vie ne valait plus la peine d'�tre v�cue d�s lors que les hommes, ses
semblables, sont si �loign�s de ses id�aux. Il y a une autre explication
possible encore : on peut en effet consid�rer que le philosophe accepte le
verdict de ses juges par m�pris, m�pris pour des hommes qui, pour lui, ne sont
pas dignes de la profondeur de sa pens�e et de son avance sur ce qui allait de
soi � son �poque ; ces hommes - l� m�me qui d�tenaient le pouvoir au
quotidien...
- Non Jo ! Non, ce n'est pas ainsi que nous devons analyser
l'acceptation de la mort par Socrate, objecta Fa au m�canicien surprit de voir
le dieu de la divination r�agir avec tant de vigueur ; d'ordinaire, les
interventions de Fa sont rares et toujours empreintes de s�r�nit� ; celles-ci
se limitaient le plus souvent � quelques indications dont le d�veloppement
revenait � L�gba. Le m�canicien saisit l'occasion pour tenter de pousser le
dieu � �tre plus loquace ; il dit en le regardant avec insistance :
- Pourquoi et comment seule votre interpr�tation serait plus
proche de la r�alit�.?
- Le dieu rectifia aussit�t les propos de l'homme ; Fa
pointa le doigt vers Jo et affirma tr�s calmement sans le quitter des yeux :
- Ce n'est pas une interpr�tation ! Puis, apr�s un silence,
il ajouta : ce n'est pas une interpr�tation ; mais, les relations de ces deux
�v�nements telles que tu les connaissais ne sont pas inexactes non plus, elles
sont simplement incompl�tes. Les explications qui en furent donn�es n'abordent
que quelques aspects, importants certes, de ces deux monuments.
Venant de Fa, le compliment surprit le m�canicien mais le
dieu n'alla pas plus loin pour proposer par exemple, une justification qui
s'imposerait � son esprit. ; Jo attendait. Il �tait d��u mais il ne trouva rien
� dire non plus pour susciter chez Fa un d�veloppement plus exhaustif. Son
attente ne dura qu'un instant, car, L�gba reprenait aussit�t la parole ; le
dieu retrouvait ainsi le r�le que le m�canicien l'avait vu tenir d�s la
premi�re rencontre.
- Pourquoi se serait-il suicid� ? demanda L�gba, et sans
attendre la r�ponse du m�canicien, il poursuivit :
- Il faut consid�rer toute la vie de Socrate pour comprendre
pourquoi on ne peut pas retenir ton explication. Certes, nul n'est en mesure de
conna�tre les pens�es ultimes de l'homme � l'instant pr�cis o� il quitte ce
monde, pas m�me Fa ne le peut ; il nous reste donc � consid�rer la vie de
Socrate. Toute son existence fut un enseignement ; pour Socrate, vivre c'est
enseigner, et il s'y �tait conform� jusqu'au bout. Esclave et serviteur, il a
servi avec s�r�nit�, chacun de ses actes �tait un enseignement autant �
destination des Grands que des Petits de son temps. Affranchi et devenu homme
libre, c'est � l'�dification de ses semblables qu'il se consacra ; ce fut une
continuit�. Dans un �tat comme dans l'autre, c'�tait en toute libert� qu'il
professait. La libert� de l'homme, la libert� v�ritable de l'individu �tait au
centre de sa p�dagogie, mais, il �tait conscient des limites des hommes ; voil�
pourquoi nous ne pouvons pas dire qu'il �tait d�sabus�. Ce philosophe ne se
faisait aucune illusion sur la nature profonde de ses semblables, il œuvrait
pourtant pour que l'individu acc�de � une pens�e saine. Si on ne peut pas
parler de d�ception, un suicide serait alors la n�gation de tout ce qu'il avait
entrepris, ce serait la n�gation de sa vie.
- En somme, dit le m�canicien, il n'avait pas le choix pour
rester en accord avec lui-m�me...
- Si, il l'avait en ce sens que ce n'�tait pas rester en
harmonie, en coh�rence avec sa pens�e pour lui-m�me qui �tait l'essentiel ;
on peut consid�rer sa mort et surtout la fa�on dont il l'assuma comme le point
d'orgue de sa p�dagogie, un point d'orgue qui souligne l'union ind�fectible qui
existe ou devrait exister entre l'homme et le concept de libert�, il souligne
qu'il ne peut y avoir d'humain sans libert�. Refuser la libert� pour soi, c'est
s'exclure de l'humanit�, et la refuser pour l'autre , c'est aussi s'exclure de
l'humanit�...
� l'instant m�me o� L�gba pronon�ait ces paroles, un vibrant
" Bonjour tout le monde ! " retentit ; les trois compagnons
tourn�rent la t�te vers l'entr�e du jardin d'o� provenait l'exclamation et accueillirent
l'auteur de cette joviale salutation. C'�tait Daniel, le fils du ma�tre de
maison qui rentrait de l'�cole. Le gamin avait d�couvert les amis de son oncle
en m�me temps que ses parents ; tr�s vite, il manifest� une grande affection
aux dieux, et plus particuli�rement � L�gba ; celui - ci l'accueillit en
r�pondant � sa jovialit� :
- Tu es en grande forme ! lui lan�a-t-il.
- Ouais !
- Tu veux fouiller Fa ? C'est peu - �tre un bon jour pour toi aujourd'hui !
Fa et le m�canicien �clat�rent de rire ; ils le firent de plus belle quand ils entendirent le gamin r�pondre :
- Oh oui , je veux bien !
Pour Daniel en effet, l'�laboration des figures en t�tragramme �tait un nouveau jeu. Quelques secondes plus tard, il prit un air
d�sol� pour d�cliner l'offre ; avec regret, il dit :
- C'est que j'ai... un devoir de maths et un autre de physique � fouiller pour demain !
L�gba se leva, volontaire, il s'offrit pour l'aider � r�soudre ces petits probl�mes.
Allons-y ! dit simplement le dieu en entra�nant le gamin vers la maison.
�