L'homme traversa la rue d'un pas
d�cid� ; si d�cid� que L�gba se demanda s'il avait vu le motocycliste arc-bout�
sur sa machine qui arrivait ; le choc paraissait in�vitable au dieu impassible.
L'homme, inconscient du danger continuait sa marche�; rapide. Fa eut un
sourire, et L�gba fron�a imperceptiblement le sourcil.
Au dernier moment, la
machine fit une embard�e et poursuivit sa route apr�s � peine un mouvement de
casque du conducteur en direction du pi�ton. A l'instant m�me, le m�canicien
entrait enfin en contact avec le r�el ; celui-l� en tout cas. Jo leva la t�te
en effet, mais il conservait au journal la position de lecture dans laquelle il
le tenait. Il regarda d'un air surpris la moto qui s'�loignait ; il vit surtout
le blouson noir du pilote dans lequel s'engouffrait le vent de face
qu'accentuait la vitesse de l'engin. L'homme, la machine et le blouson
formaient un ensemble qui prenait l'allure d'un voile. Jo le m�canicien secoua
la t�te avant de d�tourner le regard de son agresseur virtuel pour le plonger �
nouveau sur son journal ; le motard qui occupait sa part de chauss�e
s'�loignait rapidement. Le m�canicien reprit sa lecture en m�me temps qu'il
achevait de traverser le boulevard. Parvenu sur le trottoir, Il ralentit le pas
; l'homme avait donc conscience du danger pendant qu'il traversait la rue. Il
arriva sur une petite place triangulaire d�limit�e par trois voies ; quelques
arbres ch�tifs aux troncs noircis par le temps, les pluies et aussi d'avoir
affront� tant et tant de rejets du monde actuel semblaient monter la garde.
De-ci, de-l�, quelques bancs
inoccup�s pour la plupart composaient avec les arbres un tableau de fin de
monde imminent ; on aurait pens� au dernier carr� de vaillants soldats autour
desquels tournaient en dansant l'exterminateur aux formes multiples ; ce fut
l'impression qu'eut Jo quand il accorda un instant son attention aux v�hicules
dont les va et vient permanents ceinturaient la place ; le vacarme r�sonnait
comme une sonnerie aux morts ; mais ici elle pr�c�de le tr�pas. Ces arbres
n'�taient que des ruines oubli�es ; comme oubli�s aussi les trois vieillards
impavides depuis longtemps qui suivaient du regard la ronde infernale qui se d�roulait
autour d'eux. Ils occupaient chacun un banc install� aux trois pointes du
triangle ; au centre, Fa et L�gba attendaient. Jo ne fit aucune attention aux
vieillards�; le pas toujours aussi d�cid�, il se pr�cipitait vers le
centre, vers les dieux. L� encore, des bancs, l� aussi, des arbres ; il y avait
�galement ce qui fut un bac � sable ; des enfants devaient venir jouer sur
cette place quand le monde �tait monde�; quand les rues �taient vie ;
point de hargne, point de tr�pidation ; seulement le cours lent et indiff�rent
du temps, allant et venant.
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Fa et L�gba �taient donc au centre du triangle pr�s du bac ; ils �taient assis sur
un banc, silencieux ; songeaient-ils aux enfants qui venaient jouer l� avant
que le vacarme, les senteurs de p�trole et autres d�tritus a�riens ne les en
chassent ? A l'approche du m�canicien, L�gba croisa les mains sur la nuque
comme pour la soutenir ; les bras en extension formaient une croix sans t�te
avec sa t�te. Le dieu laissait un sourire en suspens sur son visage�; on
aurait dit qu'il attendait que le m�canicien vienne le cueillir. A c�t� de lui,
Fa redressa la t�te, il semblait d�compter le temps qui restait au m�canicien
pour achever le parcours jusqu'� eux. Avant m�me qu'il parvienne � hauteur des
dieux, Jo apostropha ses amis, d�s qu'ils se trouv�rent � port�e de voix.
— Vous avez vu ? leur lan�a-t-il en brandissant vigoureusement de la main gauche
le journal dont quelques feuilles s'en all�rent au vent, profitant de
l'excitation du propri�taire ; vous avez vu le journal ? poursuivit-il.
— Que sommes-nous cens�s voir dans ton journal, Jo ? Les nouvelles ne le sont que
pour le lecteur, tu sais !
— Comment �a ? fit Jo avec �tonnement ; puis il se reprit ; il venait de saisir
le sens des propos de L�gba ; il demanda, plus calmement ensuite � ses amis :
— Vous avez lu l'article dans le journal alors ?
— De quel article parles-tu ?
La question venait de Fa, tandis que dans le m�me temps, L�gba offrait un sourire
condescendant au m�canicien. Celui-ci n'en tint pas compte, ou alors il s'en
apercevait pas ; il �tait occup� � fournir la pr�cision qui semblait manquer �
Fa ; il lui r�pondit en effet :
— Mais, l'article sur le s�minaire ! Le s�minaire que la Franc-Ma�onnerie
organisait le week-end dernier ; le s�minaire sur le racisme ; On en parle dans
le journal...
— Et alors ! s'exclama L�gba ; plus s�rieusement, Fa choisit de r�pondre aux
pr�occupations du m�canicien ; il lui dit :
— Nous n'avons pas lu le journal. L'article dont tu parles ne traite pas d'un
s�minaire, mais d'une journ�e d'information ; L�gba et moi y �tions ; alors, tu
vois...
— Comment ? Vous y �tiez ? Je ne savais pas que vous �tes Francs-Ma�ons aussi.
— Non, Jo ; fit L�gba. Le dieu secouait la t�te dans un lent geste de d�n�gation
que prolongeait un mouvement de confirmation de l'index ; un sourire,
mi-ironique, mi-compatissant soulignait la n�gation. Il prit enfin un air
s�rieux pour donner les explications que Jo, le m�canicien semblait attendre�; L�gba dit :
— Ecoute, ni Fa ni moi-m�me ne sommes membres ou adeptes de la franc-ma�onnerie,
ni de quelqu'autre officine d'ailleurs ; tu devrais le savoir. La loge, en
organisant cette journ�e y conviait tous ceux qui souhaitaient prendre part aux
d�bats qu'ils soient Ma�ons ou non ; tu aurais pu t'y rendre toi aussi...
— Je ne savais pas qu'une telle journ�e �tait organis�e...
— Je sais ; et m�me si tu en �tais inform�e, tu n'y serais pas all� ; je me trompe, Jo ?
— Non, non ; que veux-tu que j'aille faire dans un tel labyrinthe !
Le m�canicien �tait sur ses gardes ; mais il d�sirait en apprendre davantage sur
le d�roulement de cette journ�e ; il prit une petite voix pour demander au dieu :
— Et alors ?
Le dieu laissa un silence prolonger l'interrogation ; il dit ensuite, mais il
parla lentement, tr�s lentement ; le m�canicien crut percevoir de l'agacement
chez son ami ; il eut envi de s'insurger, mais il resta silencieux pour attendre la r�ponse.
— Et alors quoi ? dit L�gba ; ils ont
parl� du racisme, c'est tout. C'�tait amusant par moments d'ailleurs...
— Ah bon ?
— Oui ; tu comprends, il est facile de se dire anti-raciste quand on a qu'� en
parler ou bien quand le sujet est abord� comme une situation ext�rieurement au
v�cu des participants. Seulement viola, quand la discussion s'engage dans cette
zone de la pens�e o� chaque mot poss�de une sph�re d'entendement r�duite, sans
aucune marge d'ind�termination, il devient malais� de rester sur les franges du
probl�me...
— Ah, je vois ; vous deux, vous avez encore sem� le doute dans les esprits !
— Non, tu te trompes.
C'�tait Fa qui s'engageait � sont tour dans l'�change, et, fid�le � son habitude, il se
tut apr�s ces quelques mots, laissant � L�gba le soin de d�velopper son id�e ;
le m�canicien savait le parfait accord qui existait entre les conceptions de
ses amis. Le dieu des croisements poursuivit, il dit encore :
— Tu te trompes Jo ; nous n'avons rien d�clar� au cours de cette journ�e. Nous
�coutions ; nous n'avions qu'� �couter, et contrairement � ce que tu penses, si
le doute existait dans les esprits, le d�bat aurait �t� autre...
— Ah bon ? Vous aviez tant de choses � apprendre ?
— Toujours Jo , dit L�gba ; apprendre toujours, mais le probl�me n'�tait pas
celui-la. Nous nous sommes rendus � cette r�union pour �couter, mais aussi pour
mesurer o� en sont ces hommes et ces femmes dans leur approche du racisme...
— Et vous avez �t� d��us ; c'est �a ? S'exclama Jo, sans attendre la fin des
propos du dieu. Celui-ci prolongea l'interruption de l'homme ; il se tut un
instant ; on aurait pens� qu'il rassemblait ses id�es, ou bien qu'il cherchait
la formulation la plus appropri�e � leur donner pour �viter toute m�prise. Il
poussa un soupir et il dit enfin :
— Non, Jo ; nous n'avons pas �t� d��us ; car, nous n'avions pas, en arrivant, une
id�e pr�con�ue sur la mani�re dont les d�bats allaient �tre conduits ni sur le
niveau de la prise de conscience de ceux qui allaient �tre pr�sents...
— Et qu'avez-vous appris ? Qu'avez-vous constat� ?
— Tu veux un rapport ou bien une r�flexion ?
— Pardon ?
— Oui, je peux te faire une relation de ce que fut le contenu des discutions de cette journ�e, comme je peux te livrer
mes r�flexions sur ce que j'ai entendu et observ�.
— L'un ne va pas sans l'autre, me semble-t-il.
— Cela ne va pas de soi, contrairement � ce que tu laisses entendre...
— Et ce jour-l�, vous n'avez entendu que ce qui allait de soi ?
L�gba �clata de rire. Fa se contenta d'un sourire. Le premier dieu reprit son propos,
mais au paravent, il donna acte au m�canicien pour sa vigilance intellectuelle
; L�gba s'exclama en effet�:
— F�licitations pour ta vigilance et pour le raccourci. Tu as raison ; il s'�tait
dit ce qui allait de soi � cette journ�e, et cela ne doit pas te
surprendre�; car, l'int�r�t de cette rencontre r�side dans le fait qu'elle
ait eu lieu, parce que cela signifie qu'il y a questionnement au sein de la
soci�t�. Cela signifie que les hommes et les femmes qui se trouvaient l� se
demandaient si saupoudrer ce qui allait de soi par des d�clarations, et
surtout, si le fait d'adopter des comportements qui adoucissent ou simple
pr�tendent le faire, ce qui commen�ait � appara�tre comme inacceptable,
c'est-�-dire, le racisme, suffisaient � l'�radiquer. On peut regretter que le
d�roulement de la rencontre ne se diff�rencie pas de ce que celle-ci pr�tendait
porter aux d�bats ; c'est l'impression que j'en ai conserv�e.
— En d'autres termes, vous n'avez pas appr�ci�, ni l'un ni l'autre, ce qui s'est
dit ce jour-l�...
— Il ne s'agit pas d'approbation, dit Fa avant de laisser L�gba expliquer leur
appr�ciation sur le d�roulement de la journ�e contre le racisme ; mais ce fut
le m�canicien qui reprit la parole d�s que le dieu eut fini de s'exprimer ; Jo
souhaitait savoir quelle aurait �t� l'orientation de la rencontre qui irait
dans le sens de la pens�e de ses amis ; il dit :
— Selon vous, quel �l�ment pouvait initier le d�bat, si vous refusez ce r�le d'initiateur � ce qui allait de soi ?
— Il n'y a pas � refuser ou admettre ; il y a � savoir pr�cis�ment quel �tait le
probl�me sur lequel on veut d�battre ; s'agissant du racisme, si on veut
r�fl�chir sur son emprise sur les soci�t�s et sur les hommes, on ne doit pas le
prendre � un niveau trop �lev� ; on ne doit pas le prendre au niveau de ses
manifestations et de ses cons�quences visibles ; il faut le consid�rer � partir
d'un point qui permet d'en comprendre les fondements, et donc les raisons de
son emprise sur les hommes. Je suis persuad� que toute tentative de combattre
ce fl�au sans mettre en lumi�re cette emprise est vou�e � l'�chec ; car,
l'homme ne peut se d�faire de cette cha�ne s'il ne prend pas d'abord conscience
de son existence et de ses racines profondes.
— Et o� devons-nous chercher ces sources inconnues qui nous tiendraient au point
de rendre inop�rants, selon vous, les efforts que font les personnes de bonne
volont� pour aboutir � une soci�t� sans haine, quand celle-ci pr�tend se fonder
sur les diff�rences raciales ?
— O� crois-tu qu'on puisse les trouver en dehors de l'histoire des hommes ?
— C'est logique ! sembla ironiser le m�canicien. En fait, Jo manifestait une continuit�
dans sa r�flexion entre ce qu'il avait d�j� entendu dire par ses amis sur le
racisme et ce qu'ils en disent � pr�sent.
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