La fum�e, le bruit et la fureur enveloppaient nos
quatre amis dans un restaurant tr�s fr�quent� de Dakar - Fan. L'�tablissement
�tait tenu par un Italien (c'�tait ce qu'il pr�tendait) .Les habitu�s
S�n�galais avaient quelques doutes sur l'authenticit� de l'osso-buco qui �tait
la sp�cialit� du chef ; mais n'ayant pas de r�f�rences, ils faisaient comme si
c'�tait l�, le sommet de la cuisine italienne. Le groupe form� des deux
divinit�s et leurs amis s'�taient rendus l� pour finir leur seconde journ�e �
Dakar. Au bout d'un moment, alors que le repas occupait les convives, L�gba
reposa sa fourchette ; le dieu regarda les deux marins tour � tour. Jo et Sow
lev�rent la t�te de leurs assiettes et interrog�rent L�gba du regard en tenant
leurs fourchettes en l'air. L�gba poussa un soupir, puis il dit :
��On dirait un repas d'adieu�!��
��Pas adieu, cher ami ; pas adieu ! ��R�pondit Sow
avec un accent petit n�gre bien connu, et qu'il aimait imiter dans ses
moments de jovialit� ; plus particuli�rement, quand il se trouvait en compagnie
de Blancs. Jo connaissait ce penchant de son ami ; il �clata de rire, Fa et
L�gba firent de m�me. L'hilarit� de Fa ne dura qu'un instant ; Jo avait d�j�
remarqu� que Fa riait peu, et jamais longtemps�; il se demandait pourquoi
sans oser se renseigner. Le m�canicien avait remarqu� aussi qu'en pr�sence du
dieu, il sentait une grande s�r�nit� en lui-m�me ; il se sentait en paix, et il
en �prouvait un r�el plaisir, m�me si cela l'intriguait ; m�me s'il ne pouvait
en trouver les raisons. Fa lui avait dit une fois : ��Ne t'en fais pas Jo
; la paix aussi peut �tre difficile � porter.���C'�tait sur le bateau
avant qu'ils n'accostent � Dakar ; le dieu avait ajout� : ��Il faut poser
tr�s t�t les questions essentielles pour esp�rer leur trouver une r�ponse dans
dix, vingt ou trente ans, et souvent plus tard encore.�� Ce jour-l�, Jo ne
sut que penser de ce conseil ; il ne trouva rien � dire ; il en fut agac� ;
mais depuis, le propos n'avait pas quitt� son esprit un seul instant. Dans le
restaurant ce soir-l�, il dit brusquement :
��Quelles questions sont essentielles ? Quelles
questions faut-il se poser et quand le faire ?��
Le propos avait �chapp� � Jo ; lui-m�me ne comprenait pas
pourquoi il s'�tait exprim�. Sa sortie eut pour effet de faire cesser aussit�t
les pitreries de son ami. Sow revint � la r�alit� et demanda � comprendre.
��Pardon ?�� dit-il. Sans attendre l'explication
que le m�canicien pourrait lui fournir, il tira une conclusion faussement
rassurante ; il dit�:
��Ah, tu parlais aux dieux !��
A ce moment-l�, L�gba d�cida d'orienter la conversation sur
un autre th�me ; il choisit d'aller dans une autre direction ; celle o� les
hommes ont pied plus ais�ment. Le dieu dit en effet :
��Vous allez � l'ouest, je crois ; quand pensez-vous
repasser par Dakar ?��
Le S�n�galais ignora la question ; il voulait comprendre ce
que son ami matelot voulait dire ; il voulait saisir le sens de sa r�flexion ;
et pourquoi pas, en trouver les raisons. Il y tenait ; car, c'�tait en effet,
la premi�re fois, depuis qu'ils se connaissaient, que Jo lui apparaissait aussi
soucieux. Il sentait son ami pr�occup�, non par la vie et les vivants, mais par
lui-m�me. On aurait dit que l'homme tentait de remettre les composantes d'une
personnalit� � leur place ; une personnalit� qu'un Esprit fac�tieux aurait
d�sarticul�e ; puis, il aurait dispers� les morceaux aux vents. Sow posa
tranquillement sa fourchette ; son calme contrastait avec le vacarme ambiant,
mais �galement, avec la jovialit� emprunt�e qu'il manifestait quelques secondes
auparavant. Le S�n�galais croisa ses bras sur le torse ; il s'adossa ensuite �
sa chaise. Il fallait qu'il soit confortablement install� avant de demander �
son ami de sortir de lui - m�me. Quand ce fut fait, il dit :
��Jo, de quelles questions parles-tu ? Et � qui les
poser ? Tu ne parles pas de bateau ni d'argent ou bien de filles, n'est-ce pas
?��
Le m�canicien ne le quittait pas des yeux pendant qu'il
parlait. Il semblait � L�gba que Jo �tait sur le point de r�pondre ; ses l�vres
boug�rent imperceptiblement ; elles commen�aient � s'entrouvrir ; on aurait dit
que la bouche se pr�parait � entrer en action. Mais, l'homme renon�a ; et le
corps ob�it ; les l�vres se referm�rent. Sow poussa un soupir ; il saurait
attendre. Un instant plus tard, il se tourna vers les dieux pour r�pondre � la
question que L�gba lui avait pos�e. Il dit :
��Oui, mon cargo va au Br�sil ; ensuite, nous irons en
Argentine ; apr�s, je ne sais pas ; je ne suis pas le ma�tre.��
La nuit �tait bien avanc�e quand chacun regagna son bord.
Cependant, la ville bruissait encore ; oui, la nuit africaine est faite d'une
sonorit� particuli�re ; c'est un m�lange de rires innocents, enfantins et
g�n�reux, de cris gutturaux comme pour h�ler l'existence et lui intimer l'ordre
d'avancer, et encore avancer co�te que co�te. Sacr�s hommes ! Si fragiles, et
pourtant increvables.
Le cargo de Sow, le S�n�galais, leva l'ancre tr�s t�t le
lendemain matin. Jo et ses divins compagnons disposaient encore de quelques
heures ; ils ne quitteront Dakar que le lendemain. La ville historique de Saint
- Louis n'est pas loin de l�. Sur le chemin du retour apr�s la visite du site,
Jo voulut conna�tre l'opinion de ses amis sur le probl�me des �l�phants blancs ; mais, il h�sitait �
leur poser la question. En attendant de trouver la meilleure fa�on d'aborder le
sujet, Jo contemplait le paysage monotone qui courait le long de la vitre du
v�hicule ; un spectacle de cailloux noy�s dans un brouillard de poussi�re d'o�
�mergeaient quelques arbustes rabougris. Cette v�g�tation - l� semblait
demander gr�ce au soleil sans jamais renoncer � l'existence. Au bout d'un
moment, Jo se d�cida, amis, il s'avan�a � pas feutr�s. Il s'exclama simplement
; il dit :
��C'est incroyable !��
��Quoi ? Jo�� demanda aussit�t Fa ; le dieu
pr�cisa ensuite sa question ; il ajouta en effet : ��La poussi�re ou les
�l�phants ?�� Le m�canicien se retourna vivement vers lui. Jusqu'�
pr�sent, il n'avait dit mot des �l�phants ni de la poussi�re d'ailleurs. Il
�tait furieux. Ne peut-il donc penser, sans que ses amis ne violent le secret
de sa m�ditation. Il allait s'insurger contre cette promiscuit� spirituelle,
mais, L�gba le prit de vitesse ; l'Esprit des croisements dit, tout en �clatant
de rire :
��Les dieux sont en nous, n'est-ce-pas, Jo ? Alors, ne
t'�tonne pas ; car, les dieux ne peuvent exister que si l'homme existe ; les
dieux ne peuvent hurler que si l'homme hurle. S�r�nit� et harmonie sont les
ma�tres-mots, et ces mots font les dieux pour faire l'homme ; ces mots ne
peuvent passer de la puissance � l'existence que si les hommes et les dieux
sont en symbiose.��
���Je ne te
savais pas philosophe ;�� ironisa Jo � la suite du discours de
L�gba�; il reconnaissait par-l� m�me, les vertus apaisantes des propos
qu'il venait d'entendre. Il retrouvait le sourire, quand il s'entendit
r�torquer
��Puisque l'homme l'est,�� par son protagoniste.
Fa avait regagn� le silence pendant ce temps.
Jo put aborder enfin, la question des �l�phants blancs ; il
dit :
��Et les �l�phants ! Avouez que c'est r�voltant de voir
un tel g�chis � c�t� de tant de mis�res. Vous savez, je suis en fureur, malgr�
moi, chaque fois que je me trouve en pr�sence de ces chantiers inachev�s et qui
ne le seront probablement jamais. Tout cela, parce que je ne sais quel quidam a
subtilis� le financement...��
��Mais alors, tu dois �tre furieux tout le temps et
partout o� tu vas !�� lui demanda L�gba en interrompant la diatribe dans
laquelle le m�canicien s'�tait lanc�. A ces mots, Jo se calma ; on aurait dit
que les propos du dieu lui avait coup� le souffle ; puis, brusquement, il se
ravisa comme s'il venait de comprendre tout � coup le sens de l'intervention du
dieu.
��Ah bon ! Pourquoi �a ?�� dit-il avec �tonnement
; mais, les dieux gard�rent le silence et la diatribe mourut.
Quand Jo vit les deux jeunes filles, une blanche, sobre ; et
une noire, luisante de beaut�, se diriger vers lui sur la terrasse o� il
savourait le soleil avant de reprendre la mer, il se demanda ce qu'elles
pouvaient bien lui vouloir. En attendant de le savoir, il les observait avec
une attention particuli�re comme s'il �laborait des projets m�me qu'il les
trouvait bien vertes encore. Quand elles furent pr�s de lui, la Noire s'adressa
au m�canicien et lui dit :
��On peut vous parler des Saints du Premier Matin
?��
Elles �taient timides toutes les deux ; le propos manquait
d'assurance. Jo ne les comprenait pas tout d'abord ; les jeunes filles
parlaient de Saints, et lui pensait les seins. Il finit par surmonter sa surprise
; il demanda des pr�cisions avec une curiosit� de ton qui n'�tait pas feinte ;
��Des... seins ?�� dit-il dans une sorte
d'h�sitation, n'ayant pas encore d�cid� ce qu'il fera de la r�ponse.
��Oui ; les Saints de notre �glise ; Les Saints du
Premier Matin�� r�pondirent-elles en chœur.
��Ah ! bon :�� s'exclama Jo qui se trouvait enfin
sur la m�me longueur d'onde. Le m�canicien redevint s�rieux ; il envoya sa
r�plique ; il �tait d�cider � ne pas se laisser entra�ner dans ce genre de
d�bat ; il demanda aux deux jeunes filles :
��Le premier matin ? L'homme avait d�j� eu le temps de
p�cher ?��
��C'est le nom de notre...��
��Ecoutez ; dites-moi, qu'avez-vous contre mon Dieu ?
Vous trouvez qu'il n'est pas bien le mien ?��
Jo �tait en col�re ; c'est toujours ainsi, chaque fois qu'il
�tait sollicit� par les sectes ; en Afrique, cela devenait une plaie. Il
cong�dia sans m�nagement les deux jeunes filles ; ou plut�t, il se cong�dia. Il
dit en effet, en m�me temps qu'il se l�ve pour partir :
��J'ai d�j� deux dieux aux trousses ; alors...��
��Encore une petite semaine en mer�� dit Jo � ses
deux compagnons sans cesser de fixer le sillage du cargo sur lequel ils avaient
repris place depuis la veille. Tous les trois amis �taient accoud�s au
bastingage. Jo ne se souciait plus des commentaires de ses coll�gues matelots ;
ceux-ci avaient pris l'habitude de leur c�t� de le voir monologuer par moments.
Pour eux, le m�canicien �tait bon pour l'asile. Ils craignaient seulement
qu'une crise brutale et impr�visible ne le fasse basculer dans la violence, et
l'amena � s'en prendre � eux. Cependant, le calme dont il faisait preuve les
rassurait, d'autant que la machinerie du navire �tait parfaitement entretenue.
Malgr� cela, tous attendaient avec impatience, l'arriv�e � Bordeaux.
De Dakar � Bordeaux, il faut sept jours de mer pour
parcourir la distance. Il n'y a pas si longtemps encore, quelques paquebots
empruntaient l'essentiel de cette route maritime et finissaient leur trajet �
Marseille. Marseille, un port pour toutes les races ; un port pour toutes les
cultures ; races et cultures qui font de la ville l'un des creusets du monde d
'o� sortirait, esp�rait-on, une autre humanit�. Seulement voil�, l'espoir est
en attente depuis les anciens Grecs ; et pourtant ce n'est pas faute d'avoir
ouvert les bras. Aujourd'hui, on aurait dit que la cit� phoc�enne scrute
l'horizon et s'offre r�guli�rement pour accueillir, avec la gouaille et le
sourire en coin, tous ceux qui, de d�sesp�rance en d�sesp�rance, finissent par
�chouer sur ses plages.
Au soir finissant de la deuxi�me journ�e de mer depuis la
pause s�n�galaise, Jo contemplait le d�sert qui d�filait au loin. En r�alit�,
on devinait � peine ces terres de d�solation ; c'�taient plut�t ses r�ves que
Jo contemplait. Il �mergeait de la r�verie par moments, pour s'�tonner de ne
pas encore avoir vu ses amis Fa et L�gba ; ils lui manquaient. Jo pensa qu'ils
�taient peut-�tre souffrants ; une id�e qui lui vint � ce moment-l�, le fit
sourire ; il dit � voix basse : ��le mal de mer! Et s'ils avaient le mal
de mer ; des dieux malades ? Qui sait ?�� Le sourire se fit plus franc ;
cela traduisait de l'affection. Jo se rappela des l�gendes m�sopotamiennes
qu'on lui avait racont�es jadis, dans quel port, il ne savait plus ; il dit
d'un air m�ditatif : ��Il faudrait cr�er une Ninti pour les gu�rir��.
��Sommes-nous les dieux de la sagesse, Jo ?��
Le m�canicien eut un ��haut-le-cœur ;�� il se
retourna vivement et vit L�gba tout souriant qui lui faisait face.
��Bon sang ! s'�cria-t-il ; c'est toujours pareil avec
vous.��
Jo �tait furieux de cette arriv�e abrupte et inattendue ; il
devrait en avoir l'habitude ; pourtant, chaque fois que cela se produisait, il
se laissait surprendre. Il se calma rapidement ; mais il restait plant� face au
dieu. On aurait dit qu'il cherchait le prolongement qu'il devait donner � sa
col�re pour qu'elle ait une signification. Oui, il fallait un prolongement pour
signifier au dieu qu'il avait deux jambes, deux bras, une t�te et quelques
autres choses, qui forment ce qu'on appelle un homme ; c'est-�-dire, quelque
chose extr�mement fragile, mais paradoxalement, qui reste indestructible, m�me
par les dieux. Jo ne trouvait rien � dire. Brusquement, L�gba et le m�canicien
s'accoud�rent d'un m�me mouvement c�te � c�te contre le bastingage ; on aurait
dit qu'ils s'�taient donn� le mot. Un instant de silence encore, et le marin
tourna la t�te vers le dieu et lui demanda sur le ton de la confidence :
��Le d�sert, vous y �tes d�j� all� ?��
L�gba ne dit rien d'abord ; Le regard du dieu ne quittait
pas la ligne d'horizon ; il gardait le silence et laissait � la question le
temps d'occuper l'espace. Jo aussi se mit � scruter l'horizon ; on y devinait
un paysage brouill� ; un paysage qui �tait fait, peut-�tre, de vent de sable,
mais s�rement d'effluves de tant de mis�res successives qui ont fini par donner
cette sensation d'�ternit� qu'on �prouve chaque fois qu'on s'y trouve plong�.
L�gba finit par r�pondre � la question du matelot ; il le fit sans quitter le
lointain du regard, comme si le dieu y cherchait les restes d'un souvenir d�j�
ancien. Il dit :
��Oui, nous y sommes all�s, nous les dieux. Nous y
sommes all�s, et nous n'en sommes pas revenus...��
��Ah non !�� C'�tait un rugissement ; Avant m�me
que le m�canicien ait repris son souffle pour dire son agacement, L�gba tourna
la t�te dans vers lui avec une brusquerie telle, que Jo resta la bouche ouverte
sans pouvoir �mettre le moindre son. Il d�couvrait pour la premi�re fois, que
L�gba pouvait avoir un air redoutable. Le dieu redonna � sa t�te la position
qu'elle avait un instant plus t�t. Il dit ensuite, avec une voix dont le calme
contrastait avec la brusquerie du geste pr�c�dent :
��Oui, Jo ; nous y sommes all�s. Voici l'histoire ; ou
la l�gende, si tu pr�f�res :
Il eut un moment o� Le Tout Puissant ordonna aux dieux de se
rendre dans la for�t. Nous venions du Nord ; nous devions y aller en traversant
le d�sert ; celui que nous voyons d�filer devant nous en ce moment. Les dieux
se mirent en route. C'�tait une troupe joyeuse et bruyante qui entamait la
marche. Les hommes �taient avec nous ; et comme nous, ils �taient gais et
insouciants. Tu peux imaginer une cohorte d'enfants, de femmes et d'hommes de
tous �ges et de toutes conditions ? Nous chantions et nous dansions. Les
femmes, dont nous connaissons le charme quand elles savent �tre femmes,
faisaient un ravissement de chaque rien que le hasard nous apportait. Le vent,
d'abord cl�ment, car, c'�tait une brise qui adoucissait les corps � peine
v�tus, se changeait parfois en tourbillons. Dans ces moments - l�, chacun
jetait un regard soup�onneux � Osanyi, le dieu des gu�risons. J'�tais �galement
l'objet de la m�fiance ambiante dans ces heures o� le vent nous enveloppait de
poussi�re ; les dieux et les hommes se demandaient en effet, si, par une de mes
railleries sur les infirmit�s du dieu, je n'avais pas d�clench�, une fois
encore, la col�re de cet Esprit vaillant mais trop sensible. Comme tu le sais
sans doute, le dieu des m�decines est infirme ; il est manchot, unijambiste et
aphone. Un jour de grandes festivit�s, c'�tait bien avant que nous ne prenions
la route du d�sert, je me suis amus� � attirer un peu plus l'attention sur son
�tat ; cela lui d�plut�; l'ambiance de divertissement attisait plus encore
sa col�re. Il prit alors le vent ; il y enferma tous les vents et toutes les
maladies connues ; mais �galement toutes celles qui sont � venir. Il fit
tourbillonner le tout avec col�re ; une col�re d�cupl�e par les rires des dieux
et ceux des hommes. C'est ainsi que le dieu des m�decines ensemen�a le monde de
tous les mots...��
��En somme, dit Jo qui �coutait avec attention ; en
somme, dit -il, c'est toi le responsable et ce sont les hommes qui paient le
prix...��
��Non pas tout � fait ; r�pondit L�gba ; les dieux
aussi sont mis � contribution ; mais tu comprendras plus tard. Dans le d�sert �
ce moment-l�, ce n'�tait pas la m�me situation. Ces tourbillons ne faisaient
que passer ; ces vents-l�, n'�taient porteurs d'aucun mal. Le cort�ge, hilare
et insouciant, s'enfon�ait lentement dans l'immensit� du d�sert ; une immensit�
d�nud�e qui s'�tendait � perte de vue ; une immensit� qui avalait les clameurs
de notre groupe, comme elle avalait les dieux et les hommes. Quand arrivaient
les tourbillons avec la poussi�re qui l'accompagnait, chacun perdait momentan�ment
de vue son voisin ; mais chaque fois, le vent cessait de souffler aussi
brusquement qu'il se levait ; nous reprenions notre p�riple, et la gaiet�
reprenait.
Apr�s quelques jours de ce r�gime, le vent se leva � nouveau
; ce vent-l�, �tait diff�rent de ceux que nous avions connus. Il s'amplifiait
d'instant en instant et soufflait de partout � la fois. Il venait du nord,
comme du sud, comme de l'ouest et comme de l'est. Les dieux et les hommes
crurent qu'ils venaient de changer de monde. Les hommes se demand�rent par
quelle �chappatoire s'engouffrer pour retrouver la s�r�nit� d'antan. Nous nous
demandions tous si nos pas ne nous avaient pas conduits, � notre insu, dans un
univers o� seuls le vent et les vents avaient une r�alit� ; le vent et la
poussi�re qui en �tait ins�parable. De tourbillons en rafales, puis de rafales
en bourrasques, l'ouragan avait dispers� toute la troupe ; chacun n'avait plus
que la poussi�re et le sable comme voisins ; chacun ne voyait que poussi�re et
sable o� qu'il l�ve les yeux, quand il pouvait le faire. Cela avait dur�
longtemps, tr�s longtemps. Le cyclone avait -il s�vi pendant des jours, des
semaines ou bien des mois ? Nul ne pouvait le dire.
Quand enfin Duduwa daigna apaiser les �l�ments, les hommes
ne virent plus aucun dieu autour d'eux ; seuls, ils �taient revenus de la
tourmente. Les hommes scrut�rent le ciel ; et ils scrut�rent l'horizon. Les
hommes cherchaient les horizons ; mais, ils ne d�couvraient qu'eux-m�mes ; ils
n'entendaient que leurs propres g�missements ; ils �taient seuls. Ils se
rendaient lentement compte qu'ils devaient continuer seuls leur route dans
l'existence. Il leur restait cependant, assez d'imagination et de
r�miniscences. Ne se sentant plus en mesure d'avancer ni de reculer, l'homme
sans les dieux d�cida de rester sur place ; il d�cida de rester l�, o� le
destin l'avait conduit.
L'homme y attendait les dieux. Il eut des jours ; il eut des
mois et il eut des ann�es. L'homme compta les jours, puis il compta les
semaines, puis les mois. Il finit par ne plus compter et regarda en lui-m�me.
Et l�, il fut surpris de d�couvrir tant de tr�sors enfouis en lui ; il
remercia. Il rendit gr�ce au Tout Puissant. Il rendit gr�ce, mais, il eut peur.
L'hirondelle demanda de la viande, on lui
apporta un bœuf ; nous dit Fa. L'oiseau prit peur et s'enfuit en criant : c'est
trop ; c'est trop ; c'est trop !��
Parvenu � ce point de la narration, L�gba se tut. Il ne
quittait pas l'horizon des yeux. M�ditait-il�? se demandait Jo ; mais, le
m�canicien n'osait pas interrompre ce silence-l� ; il attendait. Le dieu tourna
lentement la t�te vers lui quelques instants plus tard, et il reprit son propos
; il dit :
��Tu vois, Jo ; l'homme n'avait pas encore conscience
de lui-m�me ; il ne l'avait pas suffisamment pour accepter et pour assumer ce
qu'il d�couvrait. Il ne la poss�de pas assez encore, m�me maintenant. Dans son
d�sert, l'homme regardait le sol apr�s la temp�te qui devait soustraire les
dieux � son regard ; il y avait d�couvert des cumulus et des surjections. On
lui demanda ce qu'il faisait dans ce d�sert, et l'homme r�pondit : ��Qui
nous a mis l�.?�� Quelques-uns uns, parmi les hommes comprirent que
c'�tait l�, tout ce qui apparaissait des dieux ensevelis.
Les hommes, install�s dans leur d�sert, voyaient passer les
oiseaux dans un sens puis dans un autre. A chaque passage, les volatiles
laissaient tomber qui, une brindille, cueillie sous quels cieux ; l'homme
l'ignorait. Qui une plume, arrach�e � quelle victime ; l'homme ne pouvait le
savoir. Chaque don avait ses propri�t�s et ses facult�s. La terre donna ses
fruits ; et chacun-d'eux avait son efficacit�. L'homme contemplait tout cela ;
il d�cida que c'�tait l� ; ce que les dieux lui envoyaient. Il d�cida que
c'�tait la sagesse des dieux. Il en fait des rites ; puis, naquit un rituel
quand ceux qui comprenaient encore les surjections des Esprits eurent disparu.
C'est ainsi que tout �tait revenu aux dieux. On avait oubli� ce qui venait de
l'homme. On avait oubli� ce qui venait de la terre. On avait oubli� �galement
ce qui venait de la nature. Oui Jo, le d�sert, nous y sommes all�s ; nous y
sommes all�s, et nous n'en sommes pas revenus ; ou plut�t, nous en sommes
revenus ; mais, nous sommes devenus m�connaissables par les hommes.��
��Pas si m�connaissables que �a, si j'en juge par le
culte que des millions de personnes vous consacrent ; je me trompe ?��
��Ce n'est pas tout � fait cela Jo ; ou bien alors tu
n'as pas compris la signification de la l�gende. La v�ritable question est :
quel est le sens du culte ? Ou bien encore�: A quoi voue-t-on le culte ?
Mais nous en reparlerons ; patience et s�r�nit�, n'est-ce-pas ?��
Le m�canicien allait r�agir et affirmer ses convictions,
celles de son �ducation religieuse ; ou plus exactement, celles de la culture
dans laquelle son enfance �tait tremp�e ; mais, il y renon�a. Il renon�a, non
par manque de conviction, mais parce que ses voyages lui avaient enseign�
l'illusion des fureurs quand il s'agissait des pens�es humaines. Il choisit de
comprendre d'abord, puis de comparer avant d'engager une controverse si la
question se posait ; et surtout, s'il se sentait de taille. ��La modestie
n'est pas un d�faut�� lui avait dit Fa un jour de grande audace. Il lui
avait dit �galement que l'essentiel c'�tait que la graine fut sem�e ; ��si
la terre est bonne, elle germera t�t ou tard ; sinon, patience et
s�r�nité ».
��Je vais savoir si la terre est bonne et si le grain
va germer, cher ami�� dit le m�canicien en s'�loignant du dieu. Avant de
dispara�tre dans les coursives il entendit L�gba lui dire sur un ton qu'il
aurait attribu� plut�t au dieu Fa. L�gba lui disait :
��Elle est bonne Jo ; la terre est bonne, je peux te
l'assurer.��