La fumée, le bruit et la fureur enveloppaient nos
quatre amis dans un restaurant très fréquenté de Dakar - Fan. L'établissement
était tenu par un Italien (c'était ce qu'il prétendait) .Les habitués
Sénégalais avaient quelques doutes sur l'authenticité de l'osso-buco qui était
la spécialité du chef ; mais n'ayant pas de références, ils faisaient comme si
c'était là, le sommet de la cuisine italienne. Le groupe formé des deux
divinités et leurs amis s'étaient rendus là pour finir leur seconde journée à
Dakar. Au bout d'un moment, alors que le repas occupait les convives, Lêgba
reposa sa fourchette ; le dieu regarda les deux marins tour à tour. Jo et Sow
levèrent la tête de leurs assiettes et interrogèrent Lêgba du regard en tenant
leurs fourchettes en l'air. Lêgba poussa un soupir, puis il dit :
« On dirait un repas d'adieu ! »
« Pas adieu, cher ami ; pas adieu ! « Répondit Sow
avec un accent petit nègre bien connu, et qu'il aimait imiter dans ses
moments de jovialité ; plus particulièrement, quand il se trouvait en compagnie
de Blancs. Jo connaissait ce penchant de son ami ; il éclata de rire, Fa et
Lêgba firent de même. L'hilarité de Fa ne dura qu'un instant ; Jo avait déjà
remarqué que Fa riait peu, et jamais longtemps ; il se demandait pourquoi
sans oser se renseigner. Le mécanicien avait remarqué aussi qu'en présence du
dieu, il sentait une grande sérénité en lui-même ; il se sentait en paix, et il
en éprouvait un réel plaisir, même si cela l'intriguait ; même s'il ne pouvait
en trouver les raisons. Fa lui avait dit une fois : « Ne t'en fais pas Jo
; la paix aussi peut être difficile à porter. » C'était sur le bateau
avant qu'ils n'accostent à Dakar ; le dieu avait ajouté : « Il faut poser
très tôt les questions essentielles pour espérer leur trouver une réponse dans
dix, vingt ou trente ans, et souvent plus tard encore. » Ce jour-là, Jo ne
sut que penser de ce conseil ; il ne trouva rien à dire ; il en fut agacé ;
mais depuis, le propos n'avait pas quitté son esprit un seul instant. Dans le
restaurant ce soir-là, il dit brusquement :
« Quelles questions sont essentielles ? Quelles
questions faut-il se poser et quand le faire ? »
Le propos avait échappé à Jo ; lui-même ne comprenait pas
pourquoi il s'était exprimé. Sa sortie eut pour effet de faire cesser aussitôt
les pitreries de son ami. Sow revint à la réalité et demanda à comprendre.
« Pardon ? » dit-il. Sans attendre l'explication
que le mécanicien pourrait lui fournir, il tira une conclusion faussement
rassurante ; il dit :
« Ah, tu parlais aux dieux ! »
A ce moment-là, Lêgba décida d'orienter la conversation sur
un autre thème ; il choisit d'aller dans une autre direction ; celle où les
hommes ont pied plus aisément. Le dieu dit en effet :
« Vous allez à l'ouest, je crois ; quand pensez-vous
repasser par Dakar ? »
Le Sénégalais ignora la question ; il voulait comprendre ce
que son ami matelot voulait dire ; il voulait saisir le sens de sa réflexion ;
et pourquoi pas, en trouver les raisons. Il y tenait ; car, c'était en effet,
la première fois, depuis qu'ils se connaissaient, que Jo lui apparaissait aussi
soucieux. Il sentait son ami préoccupé, non par la vie et les vivants, mais par
lui-même. On aurait dit que l'homme tentait de remettre les composantes d'une
personnalité à leur place ; une personnalité qu'un Esprit facétieux aurait
désarticulée ; puis, il aurait dispersé les morceaux aux vents. Sow posa
tranquillement sa fourchette ; son calme contrastait avec le vacarme ambiant,
mais également, avec la jovialité empruntée qu'il manifestait quelques secondes
auparavant. Le Sénégalais croisa ses bras sur le torse ; il s'adossa ensuite à
sa chaise. Il fallait qu'il soit confortablement installé avant de demander à
son ami de sortir de lui - même. Quand ce fut fait, il dit :
« Jo, de quelles questions parles-tu ? Et à qui les
poser ? Tu ne parles pas de bateau ni d'argent ou bien de filles, n'est-ce pas
? »
Le mécanicien ne le quittait pas des yeux pendant qu'il
parlait. Il semblait à Lêgba que Jo était sur le point de répondre ; ses lèvres
bougèrent imperceptiblement ; elles commençaient à s'entrouvrir ; on aurait dit
que la bouche se préparait à entrer en action. Mais, l'homme renonça ; et le
corps obéit ; les lèvres se refermèrent. Sow poussa un soupir ; il saurait
attendre. Un instant plus tard, il se tourna vers les dieux pour répondre à la
question que Lêgba lui avait posée. Il dit :
« Oui, mon cargo va au Brésil ; ensuite, nous irons en
Argentine ; après, je ne sais pas ; je ne suis pas le maître. »
La nuit était bien avancée quand chacun regagna son bord.
Cependant, la ville bruissait encore ; oui, la nuit africaine est faite d'une
sonorité particulière ; c'est un mélange de rires innocents, enfantins et
généreux, de cris gutturaux comme pour héler l'existence et lui intimer l'ordre
d'avancer, et encore avancer coûte que coûte. Sacrés hommes ! Si fragiles, et
pourtant increvables.
Le cargo de Sow, le Sénégalais, leva l'ancre très tôt le
lendemain matin. Jo et ses divins compagnons disposaient encore de quelques
heures ; ils ne quitteront Dakar que le lendemain. La ville historique de Saint
- Louis n'est pas loin de là. Sur le chemin du retour après la visite du site,
Jo voulut connaître l'opinion de ses amis sur le problème des éléphants blancs ; mais, il hésitait à
leur poser la question. En attendant de trouver la meilleure façon d'aborder le
sujet, Jo contemplait le paysage monotone qui courait le long de la vitre du
véhicule ; un spectacle de cailloux noyés dans un brouillard de poussière d'où
émergeaient quelques arbustes rabougris. Cette végétation - là semblait
demander grâce au soleil sans jamais renoncer à l'existence. Au bout d'un
moment, Jo se décida, amis, il s'avança à pas feutrés. Il s'exclama simplement
; il dit :
« C'est incroyable ! »
« Quoi ? Jo » demanda aussitôt Fa ; le dieu
précisa ensuite sa question ; il ajouta en effet : « La poussière ou les
éléphants ? » Le mécanicien se retourna vivement vers lui. Jusqu'à
présent, il n'avait dit mot des éléphants ni de la poussière d'ailleurs. Il
était furieux. Ne peut-il donc penser, sans que ses amis ne violent le secret
de sa méditation. Il allait s'insurger contre cette promiscuité spirituelle,
mais, Lêgba le prit de vitesse ; l'Esprit des croisements dit, tout en éclatant
de rire :
« Les dieux sont en nous, n'est-ce-pas, Jo ? Alors, ne
t'étonne pas ; car, les dieux ne peuvent exister que si l'homme existe ; les
dieux ne peuvent hurler que si l'homme hurle. Sérénité et harmonie sont les
maîtres-mots, et ces mots font les dieux pour faire l'homme ; ces mots ne
peuvent passer de la puissance à l'existence que si les hommes et les dieux
sont en symbiose. »
« Je ne te
savais pas philosophe ; » ironisa Jo à la suite du discours de
Lêgba ; il reconnaissait par-là même, les vertus apaisantes des propos
qu'il venait d'entendre. Il retrouvait le sourire, quand il s'entendit
rétorquer
« Puisque l'homme l'est, » par son protagoniste.
Fa avait regagné le silence pendant ce temps.
Jo put aborder enfin, la question des éléphants blancs ; il
dit :
« Et les éléphants ! Avouez que c'est révoltant de voir
un tel gâchis à côté de tant de misères. Vous savez, je suis en fureur, malgré
moi, chaque fois que je me trouve en présence de ces chantiers inachevés et qui
ne le seront probablement jamais. Tout cela, parce que je ne sais quel quidam a
subtilisé le financement... »
« Mais alors, tu dois être furieux tout le temps et
partout où tu vas ! » lui demanda Lêgba en interrompant la diatribe dans
laquelle le mécanicien s'était lancé. A ces mots, Jo se calma ; on aurait dit
que les propos du dieu lui avait coupé le souffle ; puis, brusquement, il se
ravisa comme s'il venait de comprendre tout à coup le sens de l'intervention du
dieu.
« Ah bon ! Pourquoi ça ? » dit-il avec étonnement
; mais, les dieux gardèrent le silence et la diatribe mourut.
Quand Jo vit les deux jeunes filles, une blanche, sobre ; et
une noire, luisante de beauté, se diriger vers lui sur la terrasse où il
savourait le soleil avant de reprendre la mer, il se demanda ce qu'elles
pouvaient bien lui vouloir. En attendant de le savoir, il les observait avec
une attention particulière comme s'il élaborait des projets même qu'il les
trouvait bien vertes encore. Quand elles furent près de lui, la Noire s'adressa
au mécanicien et lui dit :
« On peut vous parler des Saints du Premier Matin
? »
Elles étaient timides toutes les deux ; le propos manquait
d'assurance. Jo ne les comprenait pas tout d'abord ; les jeunes filles
parlaient de Saints, et lui pensait les seins. Il finit par surmonter sa surprise
; il demanda des précisions avec une curiosité de ton qui n'était pas feinte ;
« Des... seins ? » dit-il dans une sorte
d'hésitation, n'ayant pas encore décidé ce qu'il fera de la réponse.
« Oui ; les Saints de notre église ; Les Saints du
Premier Matin » répondirent-elles en chœur.
« Ah ! bon : » s'exclama Jo qui se trouvait enfin
sur la même longueur d'onde. Le mécanicien redevint sérieux ; il envoya sa
réplique ; il était décider à ne pas se laisser entraîner dans ce genre de
débat ; il demanda aux deux jeunes filles :
« Le premier matin ? L'homme avait déjà eu le temps de
pécher ? »
« C'est le nom de notre... »
« Ecoutez ; dites-moi, qu'avez-vous contre mon Dieu ?
Vous trouvez qu'il n'est pas bien le mien ? »
Jo était en colère ; c'est toujours ainsi, chaque fois qu'il
était sollicité par les sectes ; en Afrique, cela devenait une plaie. Il
congédia sans ménagement les deux jeunes filles ; ou plutôt, il se congédia. Il
dit en effet, en même temps qu'il se lève pour partir :
« J'ai déjà deux dieux aux trousses ; alors... »
« Encore une petite semaine en mer » dit Jo à ses
deux compagnons sans cesser de fixer le sillage du cargo sur lequel ils avaient
repris place depuis la veille. Tous les trois amis étaient accoudés au
bastingage. Jo ne se souciait plus des commentaires de ses collègues matelots ;
ceux-ci avaient pris l'habitude de leur côté de le voir monologuer par moments.
Pour eux, le mécanicien était bon pour l'asile. Ils craignaient seulement
qu'une crise brutale et imprévisible ne le fasse basculer dans la violence, et
l'amena à s'en prendre à eux. Cependant, le calme dont il faisait preuve les
rassurait, d'autant que la machinerie du navire était parfaitement entretenue.
Malgré cela, tous attendaient avec impatience, l'arrivée à Bordeaux.
De Dakar à Bordeaux, il faut sept jours de mer pour
parcourir la distance. Il n'y a pas si longtemps encore, quelques paquebots
empruntaient l'essentiel de cette route maritime et finissaient leur trajet à
Marseille. Marseille, un port pour toutes les races ; un port pour toutes les
cultures ; races et cultures qui font de la ville l'un des creusets du monde d
'où sortirait, espérait-on, une autre humanité. Seulement voilà, l'espoir est
en attente depuis les anciens Grecs ; et pourtant ce n'est pas faute d'avoir
ouvert les bras. Aujourd'hui, on aurait dit que la cité phocéenne scrute
l'horizon et s'offre régulièrement pour accueillir, avec la gouaille et le
sourire en coin, tous ceux qui, de désespérance en désespérance, finissent par
échouer sur ses plages.
Au soir finissant de la deuxième journée de mer depuis la
pause sénégalaise, Jo contemplait le désert qui défilait au loin. En réalité,
on devinait à peine ces terres de désolation ; c'étaient plutôt ses rêves que
Jo contemplait. Il émergeait de la rêverie par moments, pour s'étonner de ne
pas encore avoir vu ses amis Fa et Lêgba ; ils lui manquaient. Jo pensa qu'ils
étaient peut-être souffrants ; une idée qui lui vint à ce moment-là, le fit
sourire ; il dit à voix basse : « le mal de mer! Et s'ils avaient le mal
de mer ; des dieux malades ? Qui sait ? » Le sourire se fit plus franc ;
cela traduisait de l'affection. Jo se rappela des légendes mésopotamiennes
qu'on lui avait racontées jadis, dans quel port, il ne savait plus ; il dit
d'un air méditatif : « Il faudrait créer une Ninti pour les guérir ».
« Sommes-nous les dieux de la sagesse, Jo ? »
Le mécanicien eut un « haut-le-cœur ; » il se
retourna vivement et vit Lêgba tout souriant qui lui faisait face.
« Bon sang ! s'écria-t-il ; c'est toujours pareil avec
vous. »
Jo était furieux de cette arrivée abrupte et inattendue ; il
devrait en avoir l'habitude ; pourtant, chaque fois que cela se produisait, il
se laissait surprendre. Il se calma rapidement ; mais il restait planté face au
dieu. On aurait dit qu'il cherchait le prolongement qu'il devait donner à sa
colère pour qu'elle ait une signification. Oui, il fallait un prolongement pour
signifier au dieu qu'il avait deux jambes, deux bras, une tête et quelques
autres choses, qui forment ce qu'on appelle un homme ; c'est-à-dire, quelque
chose extrêmement fragile, mais paradoxalement, qui reste indestructible, même
par les dieux. Jo ne trouvait rien à dire. Brusquement, Lêgba et le mécanicien
s'accoudèrent d'un même mouvement côte à côte contre le bastingage ; on aurait
dit qu'ils s'étaient donné le mot. Un instant de silence encore, et le marin
tourna la tête vers le dieu et lui demanda sur le ton de la confidence :
« Le désert, vous y êtes déjà allé ? »
Lêgba ne dit rien d'abord ; Le regard du dieu ne quittait
pas la ligne d'horizon ; il gardait le silence et laissait à la question le
temps d'occuper l'espace. Jo aussi se mit à scruter l'horizon ; on y devinait
un paysage brouillé ; un paysage qui était fait, peut-être, de vent de sable,
mais sûrement d'effluves de tant de misères successives qui ont fini par donner
cette sensation d'éternité qu'on éprouve chaque fois qu'on s'y trouve plongé.
Lêgba finit par répondre à la question du matelot ; il le fit sans quitter le
lointain du regard, comme si le dieu y cherchait les restes d'un souvenir déjà
ancien. Il dit :
« Oui, nous y sommes allés, nous les dieux. Nous y
sommes allés, et nous n'en sommes pas revenus... »
« Ah non ! » C'était un rugissement ; Avant même
que le mécanicien ait repris son souffle pour dire son agacement, Lêgba tourna
la tête dans vers lui avec une brusquerie telle, que Jo resta la bouche ouverte
sans pouvoir émettre le moindre son. Il découvrait pour la première fois, que
Lêgba pouvait avoir un air redoutable. Le dieu redonna à sa tête la position
qu'elle avait un instant plus tôt. Il dit ensuite, avec une voix dont le calme
contrastait avec la brusquerie du geste précédent :
« Oui, Jo ; nous y sommes allés. Voici l'histoire ; ou
la légende, si tu préfères :
Il eut un moment où Le Tout Puissant ordonna aux dieux de se
rendre dans la forêt. Nous venions du Nord ; nous devions y aller en traversant
le désert ; celui que nous voyons défiler devant nous en ce moment. Les dieux
se mirent en route. C'était une troupe joyeuse et bruyante qui entamait la
marche. Les hommes étaient avec nous ; et comme nous, ils étaient gais et
insouciants. Tu peux imaginer une cohorte d'enfants, de femmes et d'hommes de
tous âges et de toutes conditions ? Nous chantions et nous dansions. Les
femmes, dont nous connaissons le charme quand elles savent être femmes,
faisaient un ravissement de chaque rien que le hasard nous apportait. Le vent,
d'abord clément, car, c'était une brise qui adoucissait les corps à peine
vêtus, se changeait parfois en tourbillons. Dans ces moments - là, chacun
jetait un regard soupçonneux à Osanyi, le dieu des guérisons. J'étais également
l'objet de la méfiance ambiante dans ces heures où le vent nous enveloppait de
poussière ; les dieux et les hommes se demandaient en effet, si, par une de mes
railleries sur les infirmités du dieu, je n'avais pas déclenché, une fois
encore, la colère de cet Esprit vaillant mais trop sensible. Comme tu le sais
sans doute, le dieu des médecines est infirme ; il est manchot, unijambiste et
aphone. Un jour de grandes festivités, c'était bien avant que nous ne prenions
la route du désert, je me suis amusé à attirer un peu plus l'attention sur son
état ; cela lui déplut ; l'ambiance de divertissement attisait plus encore
sa colère. Il prit alors le vent ; il y enferma tous les vents et toutes les
maladies connues ; mais également toutes celles qui sont à venir. Il fit
tourbillonner le tout avec colère ; une colère décuplée par les rires des dieux
et ceux des hommes. C'est ainsi que le dieu des médecines ensemença le monde de
tous les mots... »
« En somme, dit Jo qui écoutait avec attention ; en
somme, dit -il, c'est toi le responsable et ce sont les hommes qui paient le
prix... »
« Non pas tout à fait ; répondit Lêgba ; les dieux
aussi sont mis à contribution ; mais tu comprendras plus tard. Dans le désert à
ce moment-là, ce n'était pas la même situation. Ces tourbillons ne faisaient
que passer ; ces vents-là, n'étaient porteurs d'aucun mal. Le cortège, hilare
et insouciant, s'enfonçait lentement dans l'immensité du désert ; une immensité
dénudée qui s'étendait à perte de vue ; une immensité qui avalait les clameurs
de notre groupe, comme elle avalait les dieux et les hommes. Quand arrivaient
les tourbillons avec la poussière qui l'accompagnait, chacun perdait momentanément
de vue son voisin ; mais chaque fois, le vent cessait de souffler aussi
brusquement qu'il se levait ; nous reprenions notre périple, et la gaieté
reprenait.
Après quelques jours de ce régime, le vent se leva à nouveau
; ce vent-là, était différent de ceux que nous avions connus. Il s'amplifiait
d'instant en instant et soufflait de partout à la fois. Il venait du nord,
comme du sud, comme de l'ouest et comme de l'est. Les dieux et les hommes
crurent qu'ils venaient de changer de monde. Les hommes se demandèrent par
quelle échappatoire s'engouffrer pour retrouver la sérénité d'antan. Nous nous
demandions tous si nos pas ne nous avaient pas conduits, à notre insu, dans un
univers où seuls le vent et les vents avaient une réalité ; le vent et la
poussière qui en était inséparable. De tourbillons en rafales, puis de rafales
en bourrasques, l'ouragan avait dispersé toute la troupe ; chacun n'avait plus
que la poussière et le sable comme voisins ; chacun ne voyait que poussière et
sable où qu'il lève les yeux, quand il pouvait le faire. Cela avait duré
longtemps, très longtemps. Le cyclone avait -il sévi pendant des jours, des
semaines ou bien des mois ? Nul ne pouvait le dire.
Quand enfin Duduwa daigna apaiser les éléments, les hommes
ne virent plus aucun dieu autour d'eux ; seuls, ils étaient revenus de la
tourmente. Les hommes scrutèrent le ciel ; et ils scrutèrent l'horizon. Les
hommes cherchaient les horizons ; mais, ils ne découvraient qu'eux-mêmes ; ils
n'entendaient que leurs propres gémissements ; ils étaient seuls. Ils se
rendaient lentement compte qu'ils devaient continuer seuls leur route dans
l'existence. Il leur restait cependant, assez d'imagination et de
réminiscences. Ne se sentant plus en mesure d'avancer ni de reculer, l'homme
sans les dieux décida de rester sur place ; il décida de rester là, où le
destin l'avait conduit.
L'homme y attendait les dieux. Il eut des jours ; il eut des
mois et il eut des années. L'homme compta les jours, puis il compta les
semaines, puis les mois. Il finit par ne plus compter et regarda en lui-même.
Et là, il fut surpris de découvrir tant de trésors enfouis en lui ; il
remercia. Il rendit grâce au Tout Puissant. Il rendit grâce, mais, il eut peur.
L'hirondelle demanda de la viande, on lui
apporta un bœuf ; nous dit Fa. L'oiseau prit peur et s'enfuit en criant : c'est
trop ; c'est trop ; c'est trop ! »
Parvenu à ce point de la narration, Lêgba se tut. Il ne
quittait pas l'horizon des yeux. Méditait-il ? se demandait Jo ; mais, le
mécanicien n'osait pas interrompre ce silence-là ; il attendait. Le dieu tourna
lentement la tête vers lui quelques instants plus tard, et il reprit son propos
; il dit :
« Tu vois, Jo ; l'homme n'avait pas encore conscience
de lui-même ; il ne l'avait pas suffisamment pour accepter et pour assumer ce
qu'il découvrait. Il ne la possède pas assez encore, même maintenant. Dans son
désert, l'homme regardait le sol après la tempête qui devait soustraire les
dieux à son regard ; il y avait découvert des cumulus et des surjections. On
lui demanda ce qu'il faisait dans ce désert, et l'homme répondit : « Qui
nous a mis là.? » Quelques-uns uns, parmi les hommes comprirent que
c'était là, tout ce qui apparaissait des dieux ensevelis.
Les hommes, installés dans leur désert, voyaient passer les
oiseaux dans un sens puis dans un autre. A chaque passage, les volatiles
laissaient tomber qui, une brindille, cueillie sous quels cieux ; l'homme
l'ignorait. Qui une plume, arrachée à quelle victime ; l'homme ne pouvait le
savoir. Chaque don avait ses propriétés et ses facultés. La terre donna ses
fruits ; et chacun-d'eux avait son efficacité. L'homme contemplait tout cela ;
il décida que c'était là ; ce que les dieux lui envoyaient. Il décida que
c'était la sagesse des dieux. Il en fait des rites ; puis, naquit un rituel
quand ceux qui comprenaient encore les surjections des Esprits eurent disparu.
C'est ainsi que tout était revenu aux dieux. On avait oublié ce qui venait de
l'homme. On avait oublié ce qui venait de la terre. On avait oublié également
ce qui venait de la nature. Oui Jo, le désert, nous y sommes allés ; nous y
sommes allés, et nous n'en sommes pas revenus ; ou plutôt, nous en sommes
revenus ; mais, nous sommes devenus méconnaissables par les hommes. »
« Pas si méconnaissables que ça, si j'en juge par le
culte que des millions de personnes vous consacrent ; je me trompe ? »
« Ce n'est pas tout à fait cela Jo ; ou bien alors tu
n'as pas compris la signification de la légende. La véritable question est :
quel est le sens du culte ? Ou bien encore : A quoi voue-t-on le culte ?
Mais nous en reparlerons ; patience et sérénité, n'est-ce-pas ? »
Le mécanicien allait réagir et affirmer ses convictions,
celles de son éducation religieuse ; ou plus exactement, celles de la culture
dans laquelle son enfance était trempée ; mais, il y renonça. Il renonça, non
par manque de conviction, mais parce que ses voyages lui avaient enseigné
l'illusion des fureurs quand il s'agissait des pensées humaines. Il choisit de
comprendre d'abord, puis de comparer avant d'engager une controverse si la
question se posait ; et surtout, s'il se sentait de taille. « La modestie
n'est pas un défaut » lui avait dit Fa un jour de grande audace. Il lui
avait dit également que l'essentiel c'était que la graine fut semée ; « si
la terre est bonne, elle germera tôt ou tard ; sinon, patience et
sérénité ».
« Je vais savoir si la terre est bonne et si le grain
va germer, cher ami » dit le mécanicien en s'éloignant du dieu. Avant de
disparaître dans les coursives il entendit Lêgba lui dire sur un ton qu'il
aurait attribué plutôt au dieu Fa. Lêgba lui disait :
« Elle est bonne Jo ; la terre est bonne, je peux te
l'assurer. »