Le cargo passa au large des Açores ; c'était en pleine nuit.
Jo virevoltait au même moment sur sa
couchette ; il ne parvenait pas à s'endormir. S'il n'y avait pas ce bruit de
fond, un ronronnement permanent entrecoupé de cliquetis, qui transforme en un
mécanisme vivant tout navire en déplacement, le mécanicien aurait fortement
indisposé ses camarades ; ceux-ci dormaient. Ils n'avaient pas de compagnons
divins, eux, pour leur crier « réveillez-vous
; réveillez-vous et veillez ! " Jo veillait donc. Jo veillait, mais, il ne pouvait s'empêcher de se
demander quels étaient les horizons qu'il lui fallait guetter. Par moments,
l'envie de renoncer le prenait ; renoncer et retrouver ces jours heureux pendant
lesquels ses seuls soucis étaient de s'assurer qu'il possédait toujours deux
pieds, deux bras, une tête et quelques autres appendices. Il n'avait alors qu'à
s'assurer du bon fonctionnement de cette mécanique-là.
Jo la bichonnait du mieux qu’il pouvait ; il la prenait pour
l'extrême richesse de l'existence ; voilà qu'à présent, il a le délicieux dépit
d'entrevoir la porte de l'Eternité ; perdant par la même occasion ce repère
confortable qui se lit : « Né le...
Mort le... "
« Qu'est-ce que j'y gagne, moi ! " fit-il avec
rage ; il ne trouva aucune réponse ; mais, comme on l'assurait que la terre
était bonne, il se calma et finit par s'endormir.
« Nous avons passé les
Açores cette nuit. » C'est par cette phrase que Le mécanicien
salua, le lendemain, ses amis quand il les retrouva sur le pont du cargo. Il
avait auparavant accompli toutes les tâches que son commandant lui avait
confiées pour la journée.
« Nous le savons, Jo
" répondirent en chœur les deux Esprits. Ils se tenaient côte à côte, le
dos appuyé contre le bâti qui supportait un canot de sauvetage. Le mécanicien
s'approcha d'eux à pas de sénateur ; de toute évidence, il souhaitait parler ;
mais, ce fut Lêgba qui lui adressa
la parole le premier. Il lui dit :
« Regarde Jo
; les dauphins nous accompagnent ! "
« Oui, je vois dit le mécanicien ; il est fréquent de
les rencontrer par ici. C'est joli. Je suis toujours charmé par leurs
jeux."
« C'est en pensant au dauphin qu'on dit que tout
« l'Homme n'est pas dans l'homme. " Par ces mots, Fa venait de transformer le spectacle
anodin des amusements qu'offraient les dauphins en une ouverture sur une
mythologie qui ne faisait pas partie de l'ordinaire du matelot. Le dieu
ramenait ainsi le mécanicien sur un terrain que celui-ci aurait préféré éviter
; c'était une manière pour lui de reprendre son souffle. Le mécanicien se
rendait compte qu'il ne lui appartenait pas d'en décider ; il se contenta de
demander :
« C'est-à-dire ? »
Fa qui avait
provoqué l'embardée se taisait ; il avait semé la graine ; il revenait à Lêgba de sarcler, si c'était
nécessaire. Lêgba dut intervenir en
effet ; il ne pouvait abandonner l'homme. Le dieu tenta de révéler à Jo le contenu mythique des propos de Fa. Le dieu des nœuds s'avança vers Jo qui ne savait pas très bien comment
il devait réagir au silence de Fa. Lêgba prit le mécanicien par l'épaule ;
ils firent quelques pas ensemble ; il avait baissé la tête, Lêgba ;
Jo se demandait ce qui conduisait le dieu à adopter cette attitude,
c'était en effet, la première fois qu'il le voyait ainsi. L'homme s'inquiétait
; l'homme attendait. Lêgba lui dit,
sans lever la tête :
« Ecoute Jo,
il s'agit d'une légende ; encore une ! Les hommes disent qu'à l'origine, le
dauphin était une jeune fille ; une jeune fille belle et gaie ; une jeune fille
qui, comme toutes les jeunes filles du monde, bâtissait ses rêves d'avenir ;
et, comme toujours dans ces cas-là, il y avait un jeune homme derrière les
nuages... »
— Et comme toujours dans ces cas-là, enchaîna Jo ; les
parents n'approuvaient pas ! "
— Comment le sais-tu ? S'étonna
Lêgba qui semblait sincèrement surpris.
— Eh ! Je ne suis pas dieu ; mais, les histoires des
hommes sont partout les mêmes ; cette terre est une ; n'est-ce-pas ?
Le dieu leva la tête ; il sourit.
Jo était rassuré ; il dit ensuite :
« Et comment évolue ta version de l'histoire de la
jeune fille inconsolable ? "
— Elle se jeta dans la mer, et elle fut transformée en
dauphin. Mais, elle ne cessa jamais de rechercher la compagnie des humains.
Jo eut l'impression que son compagnon venait de conclure son
histoire. Le mécanicien qui n'avait pas oublié la phrase sibylline du dieu Fa s'étonnait qu'il n'y ait aucune
relation apparente entre la légende qu'il venait d'entendre et ce que le dieu
sous-entendait ; c'est-à-dire, « tout
l'Homme n'est pas dans l'homme. » Il le fit savoir sans hésitation à
l'Esprit qui le tenait encore par l'épaule. Il s'arrêta de marcher et obligea
le dieu à faire de même. Jo tourna ensuite la tête vers lui, tout en inclinant
légèrement le buste vers l'arrière ; il dit :
— Bon ! Ce n'est là, qu'une légende ; une de celles que je
peux entendre partout ; une de celles qui se racontent à toutes les
époques. Quand parfois, il y a des variantes, celles-ci ne traduisent que les
particularismes culturels. Je ne vois aucun lien avec les propos de votre
ami... »
— Tu ne peux pas parler d'amitié,
Jo ; je te l'ai déjà dit. Quant à ta remarque, je reconnais que tu
as raison. Ce que je n'ai pas encore dit, c'est que cette légende est associée
à deux autres. Deux légendes de Fa.
Cet ensemble donne accès au sens que tu cherches. Mais, dans la pratique de
l'initiation, l'association chez l'enfant ne se fait que plus tard, bien après
la puberté ; et c'est à lui-même de la réaliser. Il doit établir seul, le lien
entre les mythes. Il faut savoir enfin, que la compréhension des trois légendes
ne suffit pas ; il faut y ajouter celle de la fonction réelle du dieu de la
foudre. Je répète ; c'est au jeune homme d'établir les liens qui unissent ces
différents éléments ; c'est à l'homme de le faire, s'il en est capable...
— Si la terre est bonne ?
— Oui, si la terre est bonne, et si elle est bien
préparée. La première des trois légendes de Fa parle d'un homme qui décida
d'acheter une esclave qui serait sur le point d'accoucher ; si, à la naissance
le bébé était une fille, il l'enfermerait loin de tout regard masculin, y
compris du sien, jusqu'à sa puberté. Ensuite elle deviendrait sa femme sans
avoir connu quoi que ce soit sur l'homme. Notre individu mit son projet à
exécution ; le dieu Fa trouvait que
cela était inadmissible ; il fit donc le nécessaire pour que l'heure des
épousailles venue, l'homme s'aperçoive de l'inanité de sa pensée.
La seconde légende parle de la création de la femme. Une
partie de l'œuvre ne donnait pas entière satisfaction au
Tout Puissant ; Dieu
décida de la laisser ainsi en attendant de trouver mieux. Les conséquences qui
en résultèrent au sein de la société étaient un scandale pour Lêgba qui, après avoir fouillé Fa, corrigea le défaut avec l'aide
d'une autre divinité.
— Quoi ? Tu as osé ?
— Bravo Jo !
c'est exactement la réaction qu'il faut avoir pour comprendre le sens de cette
légende. Bien sûr, je ne t'en ai donné qu'un résumé.
Il pleuvait sur Bordeaux et le soir approchait, autant dire,
plus rapidement que d'habitude. Ce fut l'impression de Jo qui connaissait la
ville pour y avoir séjourné à chacun de ses retours en France, chaque fois que
son cargo faisait relâche, et cela, quel que soit le port d'arrivée. Le
mécanicien abandonnait alors le navire et les quelques camarades qui restaient
à bord soit parce qu'ils étaient d'origine étrangère et n'avaient aucune amitié
locale ; soit parce que leur présence était nécessaire sur le cargo. Cette
fois-là, c'est à Bordeaux que Jo abandonna hommes et bateau ; « C'est
comme si tes camarades te reconduisaient chez toi. » lui avait dit Lêgba
avec le sourire ; le mécanicien avait souri aussi ; il dit ensuite,
« c'est exactement cela ! »
Le cargo était reparti quelques jours plus tard. A bord, il
y avait un autre mécanicien. Jo avait pris la décision de changer de vie. Plus
que la mécanique, c'étaient les voyages incessants qui ne lui convenaient plus
; Le mécanicien en avait eu son lot. Oh ! Il aimait encore voir du pays, mais
désormais, il souhaitait le faire différemment. Il ne voulait plus voyager qu'à
sa guise et selon le rythme qu'il aurait choisi ; il l'espérait en tout cas.
Le voici donc sur un quai ; sur le quai d'un faux port.
Quelques ombres déambulaient non loin de lui ; comme lui, elles se trouvaient
dans la grisaille du moment. Certaines de ces ombres, elles étaient peu
nombreuses en réalité, s'abritaient sous des parapluies ; noirs, gris, fleuris
? Jo ne pouvait le dire. La plupart des zombies que le mécanicien observait
distraitement n'en avaient pas, comme lui. Et puis, beaucoup semblaient n'aller
nulle part, comme lui. Alors, pourquoi un parapluie ? Eh oui, Jo se dit que
sortir un parapluie, c'était aller d'un point à un autre entre lesquels il y a
forcement de l'eau qui vous tombe dessus. Aucune des ombres de cette fin de
journée-là ne semblait chercher sa voie ; Jo non plus ; l'homme était là, et il
attendait. Plus tard, dans le bus qui le ramenait vers cette banlieue où
résidait sa sœur, le mécanicien se demandait comment il allait pouvoir
s'insérer dans la nouvelle vie qu'il s'était choisie. Il allait reprendre un
poste de mécanicien sur la terre ferme cette fois. Il en avait fait
l'expérience avant de s'engager dans la marine mais elle n'avait pas été
satisfaisante ; ce n'était pas le travail qui lui avait posé des problèmes,
mais les hommes. Ils n'étaient pas méchants ni avec lui ni avec personne
d'autre ; mais lui ne trouvait pas sa place dans cette ruche-là. Sur un bateau,
c'était différent ; la monotonie sociale ne durait qu'un temps ; et puis, il y
avait les pays et les ports qui changeaient constamment ; cela apportait de la
nouveauté au regard. Et il en eut assez là aussi ; mais, ce changement-là, il
ne se l'expliquait pas encore ; cela lui arriva brutalement ; il sentit soudain
qu'il en avait besoin ; il éprouva subitement la nécessité de faire face ; de
se faire face. Jo ignorait quel serait le résultat ; mais, quel qu'il soit, il
avait la sensation qu'il en sortirait grandi. « Mais au fait, dit-il à voix intelligible, grandi par rapport à quoi ?
Par rapport à qui ? »
L'appréhension des jours à venir ne portait pas sur le
travail qu'il aurait à faire ; elle ne portait pas sur les machines ; sa sourde
inquiétude était liée aux hommes ; elle venait des nouvelles têtes avec
lesquelles il lui faudrait trouver une sérénité autre que celle que les marins
finissent toujours par instaurer sur un bateau. Lêgba lui avait demandé, quand
il avait fait part de sa résolution à ses amis, si la mer et sa vie de marin
n'allaitent pas lui manquer ; s'il n'allait pas éprouver de la nostalgie pour
cette vie d'errance qu'il avait connue, même si celle-ci était parfaitement
structurée. Jo les assura que non ; il ajouta :
« j'ai déjà été sur terre. »
« Oui, je sais ! avait rétorqué Fa.
Pas de nostalgie donc ; mais, Jo savait bien que la vie de
marin qu'il abandonnait laisserait des réminiscences qu'il pourrait regretter
au fond de lui-même ; il se doutait que ces souvenirs-là rendraient plus
pénibles encore les jours de fureur éventuels. En choisissant Bordeaux pour son
installation, il se ménageait des instants de retour émotionnel vers la vie de
marin, car, il pouvait apercevoir la mer chaque fois qu'il ressentirait l'appel
du large.
« Il est splendide notre pont, n'est-ce-pas ? Surtout
la nuit avec cet éclairage qui lui donne l'allure d'un paquebot avançant
tranquillement à la recherche d'un port ; vous ne trouvez pas ? » Jo
s'adressait ainsi à ses amis divins qui l'avaient abandonné dès l'arrivée du
bateau au port sans qu'il sache quels étaient leurs buts. Il aurait voulu les
conduire dans sa famille, mais les dieux ne semblaient pas se préoccuper du
quotidien ; ils refusèrent ; « Plus tard, peut-être. » avait dit
Lêgba. Jo le mécanicien n'avait pas insisté. Il appréhendait également la
réaction des siens. Voilà qu'un soir au détour d'une rue, il se retrouva face à
ses deux amis surgis de nulle part. Le mécanicien était à peine surpris de les
rencontrer de la sorte ; cette soudaine apparition le ravit. Il était heureux
de la retrouver ; heureux comme un amoureux qui rejoignait l'objet de son
désir, mais qui sait qu'il lui faudra encore forcer le pas pour mettre à
l'unisson ses pensées, sa sensibilité et la délicatesse toute intérieure avec
laquelle il lui faudra se déclarer. Il n'y eut aucune effusion lors de ces
retrouvailles. Jo et ses amis divins firent ensemble quelques pas dans
l'obscurité, en silence, comme si cette promenade nocturne était le résultat
d'un désir commun.
« On continue la promenade, Jo ? Il fait si bon. »
demanda Lêgba au bout d’un moment ; Le mécanicien se contenta d'adapter
son allure à celle de ses amis quand le dieu fit cette proposition. Quelques
passants pressés de rejoindre leur tranquillité accéléraient le pas avant que
la nuit ne devienne trop profonde ; certains se retournaient pour voir s'éloigner
un trio si tranquille dans un monde effervescent. Quand Jo invita ses amis à
admirer le pont, il savait qu'il y aurait un prolongement à son propos ; mais
il ignorait dans quelle direction irait la réplique qui lui ferait écho ; il
connaissait suffisamment ses amis pour ne plus chercher à prévoir le cours de
leur pensée. Il était persuadé de l'inutilité de chercher à savoir le thème que
choisiraient Fa ou Lêgba pour l'ouvrir à leur culture à partir de ce qu'il
venait de dire. Il s'en agaçait au début ; il s'énervait dans les premiers
temps quand ses nouveaux amis délaissaient les thèmes qui faisaient l'objet de
ses préoccupations pour aborder un autre sujet, apparemment éloigné de la
question ; par la suite, le mécanicien s'apercevait que ce n'était qu'une
apparence. Dans la nuit bordelaise, c'était Fa qui reprit le thème du pont
éclairé ; il dit :
— Tous les ponts sont splendides, Jo ; ils sont splendides
de jour comme de nuit dès lors qu'ils servent les buts qui ont présidé à leur
construction.
— Des ponts et des hommes ! dit le mécanicien en écho au
propos du dieu Fa. Il savourait la sérénité du moment ; cela tenait,
pensait-il, autant à l'atmosphère d'une soirée paisible qu'à la présence de ses
amis. Il s'étonnait seulement du calme dont faisait preuve le dieu Lêgba ce
soir-là. D'ordinaire, Lêgba est prompt à la repartie ; tel un bulldozer, il
s'engouffrait dans chaque ouverture sur laquelle Fa attirait l'attention ou sur
chacune des répliques que le mécanicien était amené à donner quand il ne
partageait pas leurs vues. Jo constatait qu'il n'en était rien ce soir-là ; le
dieu était silencieux. Il choisit de le réveiller ; il décida de le ramener sur
une remarque que Fa avait faite, alors qu'ils étaient sur le bateau et que
celui-ci voguait au large de Gibraltar. Jo se tourna vers le dieu et lui dit :
— Tu as dit, quand nous étions encore en mer que Gibraltar
était comme une porte...
— Non, non ; c'est Fa qui l'avait dit...
— Ah oui ! C'est vrai ; il me semblait que votre pensée à
tous les deux allait au - delà de l'évidence ; j'avais l'impression que votre
propos allait au - delà d'une simple considération géographique ; je me trompe
?
— Tu as raison ; mais, ce n'est pas une question de divinité
; c'est la simple évolution de la terre dans les temps géologiques. Tu vois, il
y a longtemps de cela, je parle d'une époque où l'homme n'existait qu'en
puissance...
— C'est-à-dire que l'évolution ne l'avait pas encore généré
?
— Oui, c'est ça. L'homme n'existait pas encore sur la
terre...
— Les dieux non plus alors !
Fa et Lêgba éclatèrent de rire ; le mécanicien avait retenu
la leçon ; un rire qui troua la nuit et le silence qui environnaient les trois
amis ; cela fit du bien à Jo ; il avait la sensation de survoler la ville et sa
nuit ; il se sentait nanti d'une dimension dont il ne pouvait pas et ne voulait
pas connaître les limites ; c'était comme si toute la sérénité du monde
affluait en lui. Les dieux ajoutèrent un sourire à leur hilarité quand celle-ci
prit fin ; un sourire qui était porteur de tendresse ; Jo en fut mal à l'aise ;
il ne sut comment réagir, il se contenta de s'enfoncer dans le silence. Pendant
ce temps, Lêgba faisait quelques pas ; il alla se placer plus loin et laissa
une distance entre ses deux compagnons et lui-même. Les trois amis s'appuyaient
contre le garde-corps qui limitait la terrasse du café où ils avaient pris
place ; c'était une coupure dans leur balade. Au loin l'image du pont était
figée dans sa lumière. Quelque part dans la ville, le bruit d'une moto se
faisait entendre, d'abord lointain, puis, de plus en plus fortement pour finir
par s'évanouir progressivement dans la nuit bordelaise. « Effet
Doppler ! » dit simplement Fa ; il le dit à voix basse comme un écho
à une réflexion intérieure. Jo et Lêgba restaient silencieux. Le dieu des croisements
tourna la tête vers le mécanicien ; il reprit l'explication géologique qu'il
donnait avant que celui-ci ne l'interrompe ; le dieu dit :
— Tu vois, Jo ; l'homme n'existait pas encore, et ce que
vous appelez la Méditerranée était un lac, un gigantesque lac d'eau douce. Ce
réservoir était fermé par une barre rocheuse à l'ouest et une autre à l'est.
D'un côté, il y avait le lac, et de l'autre la mer Atlantique. A l'autre
extrémité du lac, il y avait l'autre barre rocheuse qui occupait l'emplacement de
l'actuel Bosphore ; au-delà, il y avait un autre lac d'eau douce également...
— Pourtant aujourd'hui, ce sont deux mers que nous trouvons
à ces endroits ...
— Oui Jo, reprit Lêgba, mettant ainsi un terme à
l'interruption du mécanicien pour pouvoir continuer son récit ; il dit ensuite
:
— Oui en effet, comme tu le sais, la terre connaît des
périodes de glaciation pendant lesquelles la majeure partie des masses aqueuses
se transforme en glace ; celle-ci s'accumule dans les régions les plus froides,
les pôles notamment. A l'issue de chacune de ces périodes, il y a tout
naturellement un réchauffement et la fonte des glaces ; il s'ensuit une
élévation des niveaux des mers. C'est ainsi qu'il y eut un moment à la fin de
la première ère de glaciation où la barrière rocheuse qui séparait la
Méditerranée de l'Atlantique céda sous la pression. Les eaux marines
s'engouffrèrent alors dans la brèche qui s'élargissait de plus en plus, et
elles envahirent les eaux douces de la Méditerranée ; c'est ainsi que ce lac
s'était trouvé en communication permanente avec l'océan. Le phénomène se
déroula pendant plusieurs années ; au bout de quelques décennies, ce lac n'en
était plus un, et ses eaux sont devenues complètement salines. C'est la mer
Méditerranée actuelle.
— Et à l'autre extrémité ? demanda Jo ; Que se passa-t-il du
côté du Bosphore ?
— La barrière du Bosphore avait tenu lors de cette première
montée des eaux ; la Méditerranée jouait un rôle de tampon ; ce réservoir
amortissait l'ampleur de la pression qui s'exerça sur l'autre barrière ;
l'actuelle mer Caspienne était restée un lac encore ; c'était un grand
réservoir d'eau douce autour duquel peu à peu les hommes s'installèrent. Entre
temps, en effet, l'homme était arrivé. Ce fut ainsi jusqu'à la fin de la
dernière période glaciaire que connut la terre. Au moment où survint le
réchauffement, l'homme existait comme je l'ai dit ; l'évolution avait suivi son
cours et avait conduit à son apparition sur la terre...
— Donc, nous étions présents !
— Oui Jo ; l'histoire est racontée dans quelques-unes des
plus célèbres mythologies des peuples ; il est vrai que bien souvent, on lui
donnait une tournure particulière. Plus important encore est le fait que
l'événement avait servi de trame, mêlé à d'autres éléments, pour édifier un système
pédagogique possible pour le développement de l'homme en tant qu'être social ;
c'est le principe de l'élévation. Du fait même de la présence de l'homme
pendant ces événements, la rupture de la barrière du Bosphore eut des
conséquences qui sont palpables encore aujourd'hui. Il y avait eu élévation du
niveau des mers une fois encore, les eaux de la Méditerranée montèrent et
commencèrent par se déverser par-dessus le Bosphore dans les eaux de la
Caspienne qui se trouvaient à plusieurs dizaines de mètres plus bas. Le
phénomène fut brutal, car la barrière rocheuse céda très rapidement ; il s'en
était suivi un vacarme terrifiant qu'on pouvait entendre de très loin. Là
aussi, les eaux du lac étaient devenues salines, et le changement de salinité
fut très rapide ; elles envahissaient également les terres environnantes les
rendant impropres à l'agriculture naissante ; tu comprends que les hommes
avaient dû migrer pour des refuges plus accueillants et plus propices à leur
survie. La terre comme les hommes se constitue des archives ; comme tu le sais,
vos spécialistes commencent à déchiffrer celles qui sont relatives à la rupture
de la barrière du Bosphore.
— Et pour la Méditerranée ? Y-a-t-il des archives aussi ?
— Oui, bien sûr Jo ; il suffit de les retrouver et de les
analyser. Cependant, dans le cas de la Méditerranée, l'étude sera plus ardue,
étant donné l'ancienneté de l'événement et l'absence de l'homme sur le théâtre
à ce moment-là ; mais, je peux assurer que ces archives existent ; il faudra
rechercher dans les éléments qui sont propres au globe terrestre pour atteindre
ce passé-là. Cela finira par se faire ; l'homme découvrira puis déchiffrera ces
archives-là aussi ; Patience et sérénité ; n'est-ce-pas Jo ?