Nos soci�t�s se placent au sommet de la conscience collective. Nos valeurs sont suppos�es �tre les meilleures que l’humanit� ait produites depuis sa naissance. Voil� un credo qui m�rite d’�tre analys�, non pas seulement sous l’angle moral ou politique mais d’abord en se rapportant � l’Histoire pour y d�couvrir des similitudes qui mod�rent consid�rablement nos pr�tentions.
� regarder le paysage culturel contemporain, on ne manque pas d’�tre frapp� par cette fi�vre qui s’empare de nos soci�t�s occidentales. Le moralisme le plus simpliste tient lieu de discours et l’on a parfois l’impression d’�tre au bord d’un bouleversement qui conduirait droit � l’Inquisition ou � la R�forme. D’antiques spectres resurgissent, au point que la vague moraliste appara�t de plus en plus comme seule capable d’ouvrir les portes du salut, face � ce que l’on nomme violence, ins�curit�, acc�l�ration non contr�l�e du progr�s, etc. Effray� et rendu frileux, l’Occidental moyen en arrive � recourir � des m�thodes exp�ditives pour conserver, ses rites, ses saints dogmes�: S�curit�, Stabilit�, Sant�. Tant et si bien que le long labeur de la civilisation para�t menac�, car c’est lui l’accus� de ce proc�s quand la peur du devenir fige chacun dans une attitude froiss�e et st�rile.
On ne sait plus tr�s bien ce qu’est la science, quel est son dessein et quelles sont les aspirations d’un savant. La technologie qui n’est que la stricte application de la Science � la mati�re se prend pour la science toute enti�re. Quant � la philosophie on ne sait pas non plus s’il s’agit d’un discours sur les philosophies pass�es, d’un commentaire sur l’�tat du monde ou si sa capacit� pourrait aller au-del�, � la recherche d’une nouvelle cosmographie.
Dans le domaine des sciences humaines, la r�gression est telle que l’on se trouve report� presque un si�cle auparavant. Les chercheurs abordent en effet des questions que leurs grands-parents avaient d�j� affront�es et dont la r�solution se trouve �tre � l’origine des Sciences Humaines. On red�couvre l’hypnose, on la baptise autrement. Les vertus essentielles du romantisme r�apparaissent sous une �paisse couche de cosm�tiques. Mais, alors que nos anc�tres �taient port�s par l’�lan de la connaissance et par une foi incommensurable en la science, que leur dessein �tait de s’extraire des boues de l’obscurantisme, il n’en n’est plus de m�me des chercheurs contemporains, plut�t mus par une pulsion qui ne doit rien � l’aventure de la connaissance et qui d�bouche dans les filets des marchands. � d�faut de servir les marchands d’�mes, on peut se demander � quoi peuvent bien servir toutes ces avanc�es de la technique si rien ne vient compenser la m�canicisation du monde. Une sorte de pessimisme foncier sert de trame au monde qui pense. L’id�e terrible s’impose alors � l’esprit que cette r�gression pourrait ne pas s’arr�ter, qu’il ne s’agirait pas d’un retour aux sources mais d’une puissante ��marche r�trograde��, dont les signes sensibles existent � tous les niveaux�: racisme, perte des fondements essentiels du droit � l’�gard de tous ceux qui ne participent pas � l’effort collectif de la productivit�.
On peut �galement se demander quel a bien pu �tre le b�n�fice des religions pour qu’il faille, sit�t constat�e la mort de Dieu et des bigoteries, retourner aux cavernes pour mieux s’exercer � la sauvagerie. Quelle confiance peut-on accorder � un retour du sacr�, m�me dans l’espoir affich� de mieux vivre la modernit�? La sacralit� porte-t-elle davantage de fruits sous un costume ��tendance�� que v�tue des habits solennels des pr�tres et officiants d’antan�?
Si l’on songe au brouillard opaque de la fin du si�cle pr�c�dent et du d�but de celui-ci, nul ne peut esquiver l’inqui�tante certitude que notre ��civilisation occidentale�� d�passe en noirceur les barbaries initiales. Et l’on ne manque pas d’�tre surpris quand on r�alise que les acquis des grands inventeurs sont en quelque sorte gomm�s, tant dans le domaine des sciences humaines que de la philosophie et de la morale, ou des sciences exactes. L’invention de la notion d’inconscient, r�volution dans le monde du savoir, qui fut un frein � la terrible pr�tention de l’homo electronicus � dominer le monde, agonise gr�ce au seul maximalisme de ceux qui se pr�tendent charg�s de sa p�rennit�.
La notion d’inconscient — qui r�pondait en partie � la question de la ��banalit� du mal�� — a disparu de l’horizon de la pens�e et les �chafaudages rationalistes les plus sophistiqu�s font un retour en force, donnant � chacun l’illusion que la technique ou les statistiques peuvent tout r�soudre, tout expliquer. La logique mat�rialiste envahit le monde, et rien n’est plus facile pour un chercheur que de se laisser emporter par elle. Sur cet horizon, la r�volution �cologique n’appara�t m�me pas porteuse d’un grand dessein pour l’humanit�, car elle prend � son compte, sans trop s’en soucier, des contenus moraux limit�s au champ de l’Europe et des pays riches. On peut alors se demander si cette pens�e n’est pas le fruit des exc�s de la prosp�rit� occidentale, une r�sultante du confort.
Comme si les le�ons ant�rieures avaient �t� inutiles...
Tout semble pr�t pour une r�volution, cependant que, sur le terrain, la puissance de la normalisation est telle que l’on peut parler de totalitarisme des id�es.�[1]
Dans le non sens et le chaos intellectuels de nos cultures il me para�t int�ressant de revenir � d’antiques sources, celles de la construction d’une soci�t�. Il m’importe peu de mesurer o� nous en sommes d’une �ventuelle d�cadence, savoir ce qui manque � nos morales, ou ramener de l’ordre dans ce fatras. Je pr�f�re comprendre comment naissent et meurent les cultures. Faire la volcanologie de nos soci�t�s en quelque sorte. Comprendre � partir de signes parfois tr�s dispers�s et sans relation raisonnable ni logique ce qui advient afin d’envisager le futur. Il s’av�re que la pr�vision est possible si nous regardons dans l’Histoire comment d’autres cultures sont n�es ou ont p�ri, parfois � jamais.
Nous n’avons rien d’exceptionnel dans l’ordre de l’humanit� sinon cette formidable propension au maximalisme, y compris dans le mal.
Nous savons aussi que le terme de d�cadence est un artifice de lecture de l’Histoire, seules les �lites meurent, car, c’est dans la boue inerte qu’est la pl�be que se fomentent les germes du futur.
Contrairement � une vieille habitude d’auteur — qui consiste � dater, reprendre et augmenter s�par�ment les articles�—, je profiterai des facilit�s de l’�dition en ligne pour rafra�chir ou augmenter les contenus des articles qui vont suivre sans le signaler. Les textes qui suivent sont eux-m�mes des adaptations de conf�rences ou d’articles produits � la fin des ann�es 70, d�but 80. Le lecteur y trouvera donc des r�f�rences qui datent. Malheureusement l’actualit�, de ce point de vue n’a pas chang�[2]. Quant aux r�f�rences philosophiques, elles n’ont gu�re �volu� non plus depuis la fin de la deuxi�me guerre mondiale.
A. Apocalypse et fin de l’Histoire1. Mythe du salut et du renouvellement cyclique
2. Cycles individuels et cycles collectifs
3. Le retour du Messie
B. Les nouvelles moralesa) Matthew Fox, th�ologien du Nouvel-Age1. Les id�ologies du Nouvel-Age
2. La morale du Nouvel-Agea) La conscience, la volont� et le d�sir peuvent avoir une forme et une �tendue3. Nouvel-�ge spirituel ou renouveau technologique�?
b) Le mill�narisme du Nouvel-Age
c) D�veloppement historique de la spiritualit� Aquarienne
d) Les religions naturalistes
Mythe du salut et du renouvellement cyclique
� intervalles r�guliers, la soci�t� occidentale conna�t des troubles qui s’expriment sous la forme de peur de fin de monde. Ce ne sont ni la science ni la connaissance qui peuvent limiter l’impact des rumeurs et opinions n�es de ces ��fantaisies�� culturelles. Souvenons-nous du ��Bug du passage � l’an 2000��. La sym�trie avec ��la fin de monde�� annonc�e en l’an mille fut assez surprenante pour �tre signal�e.
Tout aussi proches et actuelles, les opinions autour de la couche d’ozone et de la pollution de la plan�te. Dans la mise en place des �l�ments de ces mythes, il y a la v�racit� des propos scientifiques — peu accessibles — mais il y a aussi les opinions qui se tissent autour et qui prennent seules le devant de la sc�ne m�diatique. L’existence d’un mythe n’ob�re en rien l’existence sous-jacente d’une v�rit� physique, scientifiquement v�rifiable, elle lui est co-existante. Ce qui importe c’est l’existence inopin�e d’un tissu mythique, gonfl� d’une tr�slourde charge affective, qui supplante la v�rit� �tablie par la science.
Le bug informatique de l’an 2000 est �difiant � cet �gard. Durant deux ans, nous avons assist�, passifs, � une bataille d’experts, les uns propagandistes z�l�s d’un risque de catastrophe, les autres, apparemment na�fs, plut�t optimistes et confiants dans les capacit�s des technologies � surmonter un grave probl�me... Le soufflet se d�gonfla et l’on se consacra de plus en plus � la pollution plan�taire sur fond d’invasion par les terroristes islamistes. Comme si, quelque chose, en l’humanit�, avait besoin de s’exprimer � travers ces ��fantaisies���[3] de fin de monde et, comme s’il existait deux mondes aux v�rit�s incompatibles, la science et sa prudence minutieuse, la rumeur et son inflation d’adjectifs.
��Lorsque le temps arrivera o� le monde s’�teindra pour se renouveler ensuite, les �l�ments tomberont par leur propre poids, les �toiles se heurteront contre les �toiles, et la mati�re s’embrasera de tous c�t�s�; tout ce que nous voyons et admirons aujourd’hui br�lera d’un feu universel.�� S�n�que, d�j�, s’inqui�tait de la catastrophe finale.�[4]
Ce sera l’ekpyrosis universelle qui r�sorbera le Cosmos entier dans le feu, ce qui permettra la naissance d’un monde nouveau, juste, �ternel et heureux, non soumis aux influences astrales et lib�r� du r�gne du temps. Une suite de calamit�s annoncera l’approche de cette fin du monde.
D’apr�s Lactance, L’ann�e sera raccourcie, le mois diminuera et le jour se contractera, syndrome de la d�t�rioration cosmique et humaine, connu aussi bien par les apocalypses iraniennes que par la sp�culation indienne, et que les doctrines astrologiques avaient rendu populaire dans le monde gr�co-oriental. Alors les montagnes s’�crouleront et la terre deviendra lisse, les hommes d�sireront la mort et envieront les morts�; et un dixi�me d’entre eux seulement survivront. Toujours d’apr�s Lactance, ��c’est un temps o� la justice sera rejet�e et l’innocence odieuse, o� les m�chants exerceront leurs d�pr�dations hostiles contre les bons, o� l’ordre, la loi et la discipline militaire ne seront plus observ�s, o� personne ne respectera les cheveux blancs, les devoirs de pi�t�, ne s’apitoiera sur la femme ou l’enfant, etc.��
Les id�es contemporaines, de mani�re tout � fait involontaire, reprennent ce vieux th�me du Chaos cons�cutif � une perte de sens et � une d�liquescence morale. Jean Delumeau, analysant les peurs occidentales dresse ��l’hypoth�se (...) qu’un plus strict contr�le de la vie quotidienne par un �tat mieux arm� et une religion plus exigeante diminu�rent dans une certaine mesure la crainte des mal�fices.���[5] Satan recule donc devant l’ordre. Derri�re le rejet plus ou moins appuy� de la technique et de ses servants, se profile cette frayeur que nos anc�tres eurent � g�rer, � la fin de l’Empire Romain et au Moyen-�ge, pour la civilisation occidentale. Cette peur collective est synchrone de l’apparition de proph�tes exalt�s par le contact � une divinit� qui rappelle les pr�ceptes de son alliance aux humains, et par l’�mergence du mythe d’un Messie r�dempteur dans une �re renouvel�e.
Il est essentiel de remarquer les composantes de ces rumeurs�: le retour � l’ordre par une sanctification et une exigence plus grande qui appellent un renforcement de l’�tat et de la religion.
Ces cycles que traverse l’Occident�[6] dans son histoire, n’ont pas toujours retenu l’attention des historiens. Paul Vulliaud, parmi les premiers � s’int�resser � cette part de l’histoire des mythes, a montr� la persistance de ce motif apocalyptique depuis la haute antiquit� jusqu’aux temps modernes�[7]. Presque chaque g�n�ration a cru pouvoir d�chiffrer dans les calamit�s contemporaines le syndrome de l’imminence de la Fin du Monde. Au moins dans certains milieux, le mill�narisme est demeur� end�mique. Il devient donc tr�s important de conna�tre les conditions du passage de l’end�mique � l’�pid�mique.
En 589, le Pape Gr�goire le Grand, en d�crivant dans une lettre les fl�aux qui s’�taient abattus sur la terre, ajoutait�: ��Au milieu de tels maux, vous reconnaissez que la Fin du Monde va nous frapper...�� Un auteur du xixe si�cle, apr�s avoir analys� les signes pr�curseurs qu’il voyait autour de lui, �crivait�: ��Les derniers jours du monde ne peuvent plus �tre �loign�s.��
L’imminence de la fin du monde est induite par des maux excessifs. C’est une attitude banalement humaine qui consiste � invoquer la mort quand une attitude collective - ou personnelle - devient intol�rable et, plut�t que de changer d’attitude la conscience collective se crispe encore plus, se fige et s’ent�te. Ce qui, immanquablement ouvre le cycle de la violence.
Les anciens humains �taient pr�occup�s par le probl�me de la Fin du Monde parce qu’ils croyaient, le plus souvent, que l’Univers ne pouvait pas durer ind�finiment. Telle est notre opinion sur les id�es de ces anciens humains. Pour ceux du Moyen-�ge, le Monde devait se dissoudre per pyrosim et cataclysmum, par le feu et l’eau, pour pouvoir se renouveler et recommencer ab novo. Ce recommencement impliquait non seulement la r�g�n�ration universelle, mais aussi une r�p�tition int�grale de l’histoire du monde. C’est pourquoi l’�v�que Apollinaire allait jusqu’� affirmer�: que le temple de J�rusalem une fois reb�ti, les sacrifices de l’ancienne loi seraient r�tablis, qu’on immolerait les victimes dans le temple et que toutes les c�r�monies l�gales seraient observ�es, tous les hommes viendraient adorer Dieu � J�rusalem, les uns le samedi, les autres une fois par mois ou une fois par an��. Evidemment, Apollinaire ne repr�sentait pas la doctrine officielle de l’�glise�; mais le fait qu’un �v�que croyait � tel point � la r�p�tition de l’histoire montre combien le mythe de l’�ternel retour �tait difficile � d�raciner des consciences chr�tiennes.
La croyance en la Fin du Monde fait partie int�grante du tr�s vieux mythe de l’�ternel retour, c’est-�-dire de la croyance dans la cr�ation et la destruction p�riodiques de l’Univers�[8]. ��Le monde s’�teindra pour se renouveler ensuite��, �crivait S�n�que, en exprimant une doctrine presque universellement partag�e. � l’exception des hommes de science qui, surtout au milieu du xixe si�cle, discouraient sur l’extinction de la vie ou sur la destruction de la plan�te, l’humanit� n’a jamais cru � une fin d�finitive de l’Univers. On croyait seulement � la n�cessit� d’une r�g�n�ration p�riodique du monde, en derni�re instance � un retour p�riodique au Paradis. Car le cataclysme �tait automatiquement suivi d’une nouvelle cr�ation, avec une nouvelle humanit�, non souill�e par le p�ch�, vivant sans efforts dans un paysage paradisiaque, � l’abri des maladies, des souffrances et de la vieillesse.
Plus prosa�quement, la perte de l’ordre cosmique dans lequel l’humain a �tabli ses p�nates s’accompagne de souillure. Cette crainte rev�t instinctivement un caract�re religieux et, par suite, se nimbe de sentiments extr�mes qui sont le lit de tous les fanatismes.
Evoquant le mal chr�tien qui s’�tend comme un grand nuage sombre sur l’Empire Romain, Tite Live expose ses propres peurs, et cela peut nous renseigner sur les m�canismes qui agissent aux sources des croyances en l’Apocalypse. ��C’est la R�publique enti�re qu’il menace. Si vous n’y prenez garde, Romains, � cette assembl�e tenue � la face du soleil, l�galement convoqu�e par un conseil, peut succ�der une assembl�e Nocturne aussi nombreuse... Rien n’est plus propre � faire illusion que le crime qui se couvre du manteau de religion.���[9]
L’opposition lumi�re (soleil, jour) / Ombre (lune, nuit) est une constante. C’est un rappel du Chaos. Un des premiers faits reproch� au bouc �missaire est qu’il s�me le Chaos. C’est aussi un des attributs de Satan, Le Diviseur. ��La religion n’avait jamais �t�, chez les Romains, une question de d�votion personnelle, mais un culte national.
Les Dieux de Rome avaient toujours �t� consid�r�s collectivement, depuis le d�but de la r�publique, comme les gardiens de l’�tat�: ils �taient la personnification religieuse d’un pouvoir surnaturel et d’un caract�re sacr� dont la communaut� sentait la pr�sence en elle-m�me.���[10] ��Sous l’Empire, les Dieux romains �taient intimement associ�s � la mission qui incombait � l’Empereur. Ils en vinrent � �tre tenus pour les gardiens de la paix et de l’ordre que l’empire apportait avec lui, comme la garantie, en quelque sorte, que cet empire ne dispara�trait jamais. En outre, la personne de l’empereur �tait v�n�r�e � l’image d’un Dieu.���[11]
Cette sorte de religion d’�tat n’est pas loin de s’apparenter � notre foi dans les id�aux qui sont la base des institutions dites d�mocratiques. La notion m�me de toute puissance de l’�tat - si pr�cieuse en France depuis les Jacobins - est � rapprocher de l’id�ologie romaine. La Nation ��une et indivisible�� est un h�ritage direct de cette obsession de la coh�rence qui passe absolument par l’unit� territoriale. Le territoire �tant la repr�sentation physique d’une unit� divine. Il y a quelque chose de mystique dans ces symboles�!
Or, l’id�e de cycle de renouvellement trouve son �panouissement dans la plupart des rites agraires qui ont jalonn� l’histoire des peuples. L’Homme ressort, r�g�n�r� d’un tel cataclysme. Sont associ�es, dans une m�me dynamique, des notions de purification et de recommencement. Aux temps modernes, une telle croyance survit malgr� la science, car elle est fond�e sur un fait psychologique incontournable. Ce qui pose le probl�me de la relation qui peut exister entre ce que nous nommons science et la conscience banale, c’est-�-dire la capacit� � g�rer les ph�nom�nes de la vie. En effet, toute science se constitue comme une repr�sentation du monde et pr�sente, de ce fait, une v�rit� universelle qui doit �tre commun�ment admise. Mais le scientifique sait qu’il vit dans l’impermanence car si une repr�sentation du monde s’av�re inop�rante, il doit en changer. Le scientifique n’est jamais dans le dogme ou dans la croyance en une v�rit� absolue.
La conscience collective, plus fragile, ne peut se satisfaire de cette constante impermanence. Il lui faut des certitudes. Si bien qu’elle peut fort bien s’emparer des v�rit�s scientifiques provisoires et en faire des dogmes, s’aveuglant ainsi. Pour cela une cat�gorie particuli�re de pseudo scientifiques, les experts, fait office de m�diateurs entre la science ��dure�� et le vulgus peccum. Ces experts jouent le r�le d’officiants — p�dagogues, vulgarisateurs. En toute bonne foi, tout en se recommandant de la science, il nourrissent des rumeurs et des opinions. Ils sont interchangeables, cela d�pend des opinions � d�fendre...
��La science et son objet diff�rent de l’opinion et de son objet en ce que la science est universelle et proc�de des propositions n�cessaires et que le n�cessaire ne peut pas �tre autrement qu’il n’est�� (Aristote). C’est toujours contre l’opinion, contre le discours spontan�, irr�fl�chi, incertain, que la connaissance scientifique s’est construite. Aujourd’hui encore, l’historien ne peut �tayer ses th�ses avec de simples opinions�; il lui faut des t�moignages, des preuves fond�es en raison. C’est l’exigence de rationalit� qui fonde la d�marche scientifique.
C’est l’exigence pressante d’une r�ponse � un probl�me crucial qui fonde l’opinion, par suite, la rumeur. Qu’on le veuille ou non, cela se constitue comme une croyance. D�s qu’un d�calage se pr�sente entre le savoir et les fondements populaires de l’adh�sion � celui-ci, on peut penser que ce dernier s’est fig� comme instrument de pouvoir. Tout peut se passer comme pour la plupart des religions�: tant qu’une puissante adh�sion populaire porte une croyance, un dynamisme social existe qui bouleverse l’ordre des choses anciennes au profit d’un agencement diff�rent. C’est ce qui est arriv� pour la plupart des grandes religions que nous connaissons. D�s que l’ordre spirituel fait place � l’ordre temporel — dans le cas du Christianisme - ou prend sa place — c’est le cas de l’Islam — la dynamique sociale se fige et l’individu perd la libert� qu’il avait acquise ant�rieurement. Le groupe social traverse alors une p�riode statique, faite de stabilit� et de conqu�tes.
Quand la chr�tient� a vu s’abolir ses peurs de l’ennemi turc et de Satan, l’Europe s’est engag�e dans une �re de grande prosp�rit� et d’expansion — conqu�te des Indes occidentales, �tablissement de comptoirs aux Indes orientales, colonisation intensive de l’Afrique, etc.
Cette ���re nouvelle�� produisit alors un laminage progressif de toute forme de cr�ation individuelle, et la situation, sur quelques si�cles, s’engage vers une nouvelle phase de chaos. Un autre cycle s’enclenche � nouveau...
Les phases de prosp�rit� ne sont pas propices � l’invention car les capacit�s individuelles sont lamin�es par la puissance de la conscience collective qui �largit son champ d’action, �tablit des colonies. On peut dire que la conscience collective — que je nomme provisoirement culture — vit alors une p�riode de grande inflation. Se sentant stable, fond�e sur une grande coh�rence morale, rien ne semble l’arr�ter. Du coup elle finit par se figer dans des comportements st�r�otyp�s et l� o� ceux-ci pouvaient un temps �tre pertinents, il perdent peu � peu de leurs valeurs et, surtout, leur caract�re universel. Plus la conscience collective se fige et moins elle accepte de se laisser p�n�tr�e par des valeurs �trang�res.�[12]
Stabilit� et prosp�rit�, cependant, ne favorisent pas l’invention.
Distinguons ici invention et cr�ation. La cr�ation artistique ou artisanale — au sens le plus large donc technologique — existe quelque soit la qualit� d’une p�riode. Elle lui est li�e et en extrait les �l�ments issus de l’imaginaire. Cependant on ne cr�e pas les m�mes �uvres en p�riode faste qu’en p�riode sombre. Et l’on a tendance � ignorer les Cassandre. Les opinions qui accompagn�rent longtemps les romantiques, allemands et anglais notamment, furent longtemps tr�s ambivalentes. On pr�f�re encore Baudelaire � Novalis. La r�putation de Nietzsche est encore aur�ol�e d’une funeste �toile, celle qui aurait inspir� le nazisme...
Par contre la facult� d’invention qui consiste � proposer des �l�ments nouveaux - scientifiques ou philosophiques, lesquels seraient � la base d’une nouvelle cosmographie, ne peut �tre que d�rangeante et s�ditieuse. D’un point de vue de soci�t�, on ne peut pas dire qu’il n’existe pas d’inventeurs, on les traite en h�r�tiques — avec ce que cela suppose comme traitement — ou bien on n�glige leurs �uvres, tout simplement. Cela est vrai sous nos ciels d�mocratiques. Les circuits de la prise de parole et de la transmission sont tr�s surveill�s�: �dition, m�dias, enseignement, etc. Ce n’est pas un hasard que des fabricants et marchands d’armes, des grands groupes industriels verrouillent les circuits de l’�dition et des m�dias. Les acteurs des m�dias pourront toujours nous dire, en tout bonne foi, qu’ils ne subissent aucun contr�le, jamais cet acte de foi ne deviendra une v�rit�. Si une soci�t� n’invente plus, elle finit par s’effondrer par ass�chement int�rieur. L’expansion qui d�coule de l’inflation culturelle, sociale, militaire, impose l’acquisition de nouvelles attitudes philosophiques, morales et sociales — au sens antique de politique. En effet, le monde environnant n’est pas un objet, une mati�re physique, dot�e de propri�t�s fixes et immuables. L’humanit�, sous toutes ses formes est �minemment flexible, variable. Jamais une �quation ne pourrait en saisir tous les contours. Or, la conscience collective, s’appuyant sur des dogmes et des opinions, ignore cela et elle ne peut comprendre qu’il faille changer d’attitude l� ou elle-m�me a introduit auparavant une ��bonne attitude�� — puisque l’�vidence a montr� que cela marchait. C’est � ce moment qu’intervient la prescience dune catastrophe. La soci�t� est confront�e � sa propre mort — au sens o� il faut faire le deuil des attitudes ant�rieures. Les adaptations issues de l’ancienne cosmogonie sont devenues inop�rantes. Les uns d�noncent le chaos environnant qui s’installe, d’autres enfin, croyant d�tenir ��la solution finale��, interviennent par la force et r�tablissent l’ordre. Un nouveau cycle de violence est engendr�. L’apparition des ��solutions finales�� est cyclique, soumise aux conditions de l’�poque qui les fait na�tre.
Il y a des �poques tr�s brutales, il y en a d’autres plus insidieuses, durant lesquelles les forces op�rent en silence. Le dessein est cependant le m�me�: �liminer l’agent du chaos.
Pour souligner le caract�re crucial de cette confrontation on peut se rappeler la p�riode antique de la fin du Temple de J�rusalem
��Apr�s l’exil de Babylone, les juifs de Palestine sous la protection des Perses ont connu une longue p�riode de s�curit�. Mais au iie si�cle av. J.-C. la Palestine tombe aux mains de la dynastie gr�co-romaine des S�leucides. Une crise spirituelle agite alors le peuple Juif, les aristocrates sont pr�ts � s’adapter � la culture grecque mais pas le peuple�: ce fut la r�volte des Maccab�es.
Se d�veloppe alors ce qui fera le corps de la doctrine r�volutionnaire eschatologique�: l’Univers est aux mains d’une puissance mal�fique et tyrannique — qui deviendra le clerg� � la fin du Moyen-�ge. Sous cette dictature le peuple est humili�, sans ressource et il en sera ainsi jusqu’� l’an�antissement du monstre. Viendra enfin le temps d’une sorte de communisme o� tout appartiendra � tous.
De la conqu�te de la Palestine par Pomp�e, de 63 av. J.-C. jusqu’� la guerre de 66-72 ap. J.-C. les combats contre les romains nourrirent cette vision juive. Cette eschatologie s’adressant surtout au peuple, bient�t ce sera le Fils de l’Homme, le Messie qui lib�rera le peuple. Certes pour les Proph�tes il ne peut s’agir que de Yahv� Lui-M�me, mais d�s le premier si�cle av. J.-C. dans les songes de Daniel, il est d�j� question d’un �tre surhumain semblant incarner Isra�l. Les conflits �tant de plus en plus durs avec les Romains, les Juifs d�velopp�rent cet imaginaire messianique les pr�cipitant dans une guerre suicidaire aboutissant � la prise de J�rusalem et � la destruction du Temple en 70 ap. J-C. La derni�re r�volte fut men�e en 131 ap. J.-C. par Simon Bar-Kochba et qui aboutit � la suppression d’Isra�l en tant que nation et marqua la fin de la foi apocalyptique chez les Juifs et l’exode du peuple juif.
Il est tout � fait remarquable de constater que l’acte suicidaire est une caract�ristique du mythe apocalyptique. Partout nous retrouvons ce m�me aveuglement sur les forces en pr�sence avec une sous estimation de l’ennemi et un m�pris total pour le peuple qui, chaque fois, est sacrifi� au nom d’un futur lib�rateur. � ce jeu m�me l’adversaire des faux proph�tes est contamin� par la puissance de son propre imaginaire, ce qui conduit � des r�pressions terrifiantes de ces mouvements somme toute souvent minoritaires. Ceci n’est pas sans nous rappeler les deux titans qui s’affrontent depuis la guerre du Golfe�: les z�lateurs de la d�mocratie � l’am�ricaine et les fanatiques ��islamistes�����[13]
[1] — Dans Inana-lyse, �d. Lierre & Coudrier, Paris 1989, j’ai abord� le d�licat probl�me du ��formatage�� de la pens�e, dans le domaine des sciences humaines, par la machine freudienne. Mais, dans d’autres disciplines, la pression des mandarins et des ��lanceurs de mode�� occulte mal la pr��minence des marchands de canons. On peut tout de m�me se demander ce que cela veut dire pour Hachette de publier un livre de d�fense des droits de l’Homme, par exemple, quand on sait que ce groupe appartient � un grand fabricant d’armes. De nos jours, ce ne sont ni les militaires qui assument la garde des institutions, ni les �conomistes mais les marchands de mort ou les fabricants de produits divers. On peut toujours, apr�s, signer une p�tition en faveur des Kurdes ou des Touaregs, question de se donner un alibi pour oublier ce que l’autre main griffue a pris comme vies. Si les intellectuels europ�ens ne se sentent pas un double devoir, de lutte d’une part contre ces impostures, de vigilance d’autre part face aux faux-semblants des lumi�res m�diatiques, on se demande qui pensera une morale de la modernit�. On peut pr�voir cependant que ces �lites auront rat� la porte de l’Europe et de l’Histoire.
[2] — Si, le monde change mais pas forc�ment dans la ligne de ce que l’on nomme progr�s�! En fait ce sont les lieux de guerre et de violence qui changent. Pourtant, dans sa qualit�, la violence est la m�me, qu’elle soit d’ici ou d’ailleurs. Nous sommes probablement au point de r�solution d’une culture qui est n�e au xviiie si�cle, quand l’homme a pris conscience que, gr�ce � ses outils, il pouvait s’affranchir des dieux, dompter la nature et devenir l’�tre universel.
[3] — Que le lecteur sache bien que le terme fantaisie ne recouvre pas, dans mon esprit, une sorte de fantasme sans consistance. Comme fantaisie, j’entends une production de l’imaginaire qui n’est pas ma�tris�e par la raison, qui peut m�me la supplanter. La fantaisie collective doit donc �tre prise tr�s au s�rieux.
[4] — Ce qui peut signifier au moins deux choses. La premi�re c’est que ce type de question appartient au patrimoine de l’esp�ce, ce qui l’inscrit dans une permanence cyclique. La deuxi�me, plus imperceptible, que S�n�que exprimait il y a deux mill�naires, traduit une inqui�tude qui anticipe sur un �v�nement cosmique imminent. � l’�chelle de l’univers le cataclysme serait imminent. C’est d’une minute � l’autre que l’univers peut dispara�tre... Ces deux hypoth�ses sont compatibles et c’est peut-�tre en partie ce qui fait le drame humain.
[5] — Jean Delumeau, La peur en Occident, p. 539.
[6] — Ma d�monstration se limite � la civilisation occidentale. N�anmoins, il serait int�ressant d’�tudier l’existence ou non de tels cycles dans d’autres cultures. Il est certain que toute cosmogonie invente sa Gen�se et son Apocalypse, mais il n’est pas s�r que la structure de ces moments d’un cycle soit identique � ceux que nous rep�rons en Occident.
[7] — La fin du monde, Payot, Paris, 1952.
[8] — Mircea Eliade, Le Mythe de l’Eternel Retour, Gallimard, 1949. Diverses r��ditions depuis.
[9] — Ab urbe condita, liber XXXIX, cap.VIII-XIX.
[10] — Norman Cohn, D�monol�trie et sorcellerie au Moyen-�ge, Payot, 1982, p. 30.
[11] — ibid.
[12] — Nous reviendrons donc sur le mythe de l’�tranger, profiteur et propagateur de d�sordre.
[13] — Kieser (Illel), Lecture de�: Les fanatique de l’apocalypse, d’apr�s le livre de Norman Cohn, (Payot, 1983), sur Hommes et faits, 2006, http://www.hommes-et-faits.com/Dial/article.php3�?id_article=50.
Nous avons s�rement � repenser la cat�gorie de l’universel.Il est bien vrai que, jusqu’� pr�sent, c’est l’occident qui, solidement cal� contre ses succ�s scientifiques et techniques, s’est arrog� le droit de penser au nom de l’humanit�. Mais l’approfondissement et l’affinement des connaissances en histoire, en arch�ologie, en ethno�:ogie, et les probl�mes pos�s par la mondialisation exigent une mise en perspective de nos postulations culturelles. C’est l’humanisme qui est � refonder et � reconstruire... Les jeunes g�n�rations ont besoin d’avoir nerfs solides, t�te bien faite et coeur ouvert�!
Mais que peuvent vos-nos libres propos face � la sous-culture foot-ball, � la r�gurgitation de tous les archa�smes�?
Courage et g�n�rosit�!
Yvette Reynaud-Kherlakian
Mme�Reynaud Kherlakian, Merci pour l’article Le voyage de L.M.�Asad. Il y est bien question de la modernit� d’une conversion et d’une traduction. Vous notez bien l’ambiguit� d’Asad vis-�-vis du mysticisme�: il le juge � la fois n�cessaire pour distinguer l’apparence et la r�alit� (cf. Coran 18) mais aussi susceptible de d�rives... Votre r�f�rence � Garaudy m’a r�jouie J’envoie cet article � Istanbul. Amiti�s et � bient�t. Liliane B�nard prof. de philo retrait�e, doctorante en anthropologie religieuse sur l’islam.
Je n’ai fait qu’effleurer le personnage, ch�re madame, et je pense qu’il peut �tre mati�re � plus ample r�flexion pour la docte doctorante que vous �tes. Cet Asad-l� est un beau specimen de libert� "moderne" tant par ses choix que par ses ruptures et je suis sensible au fait qu’il soit pour nous une occasion de rncontre�! Quel est donc le destinataire stambuliote de votre envoi�?
A vous bien cordialement. Y. Reynaud-Kherlakian